Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 19

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19.

Lettre de Gœthe. Attaques dirigées contre ses écrits et ses travaux scientifiques ; ouvrages qu’il prépare.

Avez-vous déjà lu l’odieuse préface dont Stolberg[1] a fait précéder ses Dialogues platoniciens ? Ses attaques sont si absurdes et si inconvenantes que j’ai grande envie d’aller le trouver et de lui infliger une bonne correction. Il est très-facile de faire ressortir la sotte injustice de cette plèbe bornée ; on a de son côté le public raisonnable, et il y a une sorte de guerre déclarée à la médiocrité, qu’il nous faut poursuivre dans toutes les branches de l’art. Par la secrète conspiration du silence, de la folie et de la sottise, qu’elle a tramée contre nous, elle mérite depuis longtemps que nous lui rendions les honneurs qui lui sont dus, et que, dans la suite, nous ne l’oubliions pas.

À propos de mes travaux scientifiques, que je rassemble peu à peu, je vois que ce serait chose doublement nécessaire et qu’il ne faut pas négliger. Je suis prêt à me mettre très-franchement à la besogne contre les critiques, les journalistes, les écrivains de revues et les auteurs de compte rendus, à m’en expliquer très-librement devant le public dans un avant-propos ou un appendice, et à ne laisser passer dans ce cas à personne ses trahisons et ses réticences.

Que pensez-vous, par exemple, de Lichtenberg[2], avec qui j’ai entretenu une correspondance sur les questions d’optique, avec qui j’avais des relations très-courtoises, et qui, dans sa nouvelle édition de l’Abrégé d’Erœleben, ne mentionne pas même mes travaux ? C’est pourtant pour y faire entrer les découvertes les plus nouvelles qu’on réédite un abrégé, et ces messieurs ont l’habitude de les noter assez vite sur leurs livres interfoliés. Combien de manières n’y a-t-il pas d’expédier ainsi un écrit en passant ! Mais cette tête ingénieuse n’a su en ce moment s’aviser d’aucun.

Les dispositions esthétiques et sentimentales sont, en ce moment, fort loin de moi ; que va-t -it advenir de mon pauvre roman ? J’utilise, en attendant, mon temps comme je peux et il y a lieu d’espérer, à la marée basse, que le flux ne tardera pas à revenir.

Le sixième livre de mon roman a aussi produit un heureux effet ; à la vérité, le pauvre lecteur, en face de semblables productions, ne sait jamais où il en est ; car il ne s’avise pas que jamais il ne prendrait ces livres en main, si l’on ne s’entendait à se jouer de sa pénétration, de ses impressions et de sa curiosité.

Ma nouvelle a recueilli beaucoup d’approbations précieuses, et à l’avenir, je travaillerai en ce genre avec plus de confiance.

Le dernier volume de mon roman ne peut pas, dans tous les cas, paraître avant la Saint-Michel[3] ; il serait très-bon de mettre à ce sujet à exécution les plans dont vous me parliez dernièrement.

Mon nouveau conte aura de la peine à être terminé en décembre ; je ne puis même passer à celui-là sans avoir dit, d’une manière ou d’une autre, quelques mots d’explication sur le premier. Si je puis achever quelque chose de passable en ce genre au mois de décembre, je serai heureux de prendre part de cette manière aux premiers débuts de l’année.

Portez-vous bien ! Puissions-nous longtemps encore jouir des nôtres et de notre amitié. Pour la nouvelle année, j’espère vous rendre encore une visite de quelques jours.

Weimar, le 21 novembre 1795.
Gœthe.
  1. Stolberg (le comte Frédéric-Léopold de), né en 1750 à Bramstedt (Holstein), mort en 1819 ; poëte distingué, dont Bole ne craint pas de comparer les œuvres lyriques à celles de Klopstock ; il fit d’abord partie de l’alliance de Gœttingue (Göttinger Bund) et se montra républicain exalté ; mais plus tard, lorsque éclata la révolution française, il changea complétement d’opinion, et, dans les premières années de ce siècle, il embrassa ouvertement le catholicisme ; il avait rempli plusieurs postes diplomatiques.
  2. Lichtenberg, né en 1742 à Ober-Ramstadt près de Darmstadt, mort en 1799, s’est surtout occupé de l’étude des mathématiques et de la physique ; il a cependant composé plusieurs écrits sur la littérature allemande ; en particulier, sur le théâtre et le roman ; on a conservé de lui ses lettres écrites d’Angleterre (1775).
  3. La fête et la foire de Saint-Michel.