Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 6

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6.

Lettre de Schiller. Sur la prochaine publication du premier numéro des Heures.
Iéna, le 20 octobre 1794.

Les Heures vont enfin commencer leur danse. Je vous envoie la partie de mes Lettres au Prince[1], qui est destinée au premier numéro. Il sera, à peu de pages près, rempli par vos articles et les miens. Peut-être pourriez-vous obtenir aussi pour ce numéro un court article de Herder[2] ; j’en serai très-heureux. D’ailleurs, à défaut de la diversité des auteurs, la diversité des sujets traités suffit dans une première livraison, vous le reconnaîtrez vous-même.

Mon début dans les Heures ne me fera certainement pas accuser de vouloir capter la bienveillance du public. Mais il m’était impossible, en traitant un tel sujet, de faire plus de concessions, et je suis certain que, sous ce rapport, vous serez de mon avis. Je souhaiterais bien que vous le fussiez aussi à tout autre point de vue ; car je dois avouer que c’est ma pensée la plus vraie et la plus sérieuse qui parle dans ces lettres. Jamais encore je n’avais pris la plume sur les misères politiques, et si j’en parle dans ces lettres, c’est pour n’y plus jamais revenir ; mais je crois que la profession de foi que j’y ai déposée est loin d’être superflue. Quelque différence qu’il y ait entre les instruments qui nous servent, à vous et à moi, à travailler le monde, et entre les armes offensives et défensives que nous manions, je crois pourtant que nous tendons vers un même but. Vous trouverez dans ces lettres votre portrait, sous lequel j’aurais volontiers écrit votre nom, si je ne répugnais à faire violence au sentiment du lecteur réfléchi. Parmi ceux dont le jugement peut avoir quelque valeur pour vous, il n’est personne qui ne vous reconnaisse ; car j’ai conscience de l’avoir bien saisi et de l’avoir tracé d’une manière assez frappante.

Je serais bien aise que vous pussiez trouver le temps de lire bientôt le manuscrit, et l’envoyer ensuite à Herder, que je préviendrai. Car, suivant nos statuts, il doit passer encore dans plus d’une main avant de pouvoir être livré à l’impression, et nous voulons prendre le plus tôt possible les dispositions nécessaires pour faire paraître les Heures.

Saviez-vous déjà que Engel[3] a abandonné la direction de son théâtre à Berlin, et qu’il vit maintenant dans le Mecklembourg-Schwérin, tout à fait en retraite. De ses quinze cents thalers de traitement annuel, il n’a absolument rien gardé. Il travaille beaucoup, dit-on, de la plume, et il m’a promis dernièrement de m’envoyer un article.

Je vous parlais dernièrement à Weimar de l’Almanach des Muses[4] ; je viens de prendre à son sujet des arrangements réguliers avec le libraire Juif ; il paraîtra à la prochaine foire de Saint-Michel[5]. Je compte fort sur votre bonté, qui ne me laissera pas dans l’embarras. Au point de vue des occupations, cette entreprise n’est qu’une augmentation insignifiante de mes charges ; mais elle m’est très-avantageuse au point de vue financier, parce que, si faible que soit ma santé, je puis toujours la continuer, et assurer ainsi l’indépendance de ma situation.

J’attends avec une grande impatience tout ce que votre dernière lettre me promet.

Nous nous rappelons tous à votre meilleur souvenir.

Schiller.

  1. Il s’agit des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (über die ästhetische Erziehung des Menschen) adressées au duc Chrétien-Frédéric de Holstein-Augnstenburg.
  2. Herder, né en 1744 à Mohrungen (Prusse orientale), mort à Weimar en 1803 ; l’un des esprits les plus actifs, les plus féconds et les plus élevés de l’Allemagne à la fin du siècle dernier. Il s’est fait connaître par son poëme du Cid (traduction du Romancero espagnol), et ses livres sur la philosophie de l’histoire et l’esprit de la poésie hébraïque.
  3. Engel, né en 1741 à Parchim, dans le Mecklembourg, mort en 1802, auteur de plusieurs écrits sur l’art dramatique (Theorie der Dichtungsarten. — Ideen zu einer Mimik.) — Il prit en 1787 la direction du théâtre de Berlin, qu’il laissa en 1794 à Ramler.
  4. Recueil poétique annuel, que Schiller et Gœthe publièrent pour la première fois en 1795 ; le titre rappelait l’Almanach des Muses de Gœttingue, fondé en 1765 par Boie et Gotter.
  5. Foire de librairie qui se tenait, et se tient encore à Leipzig.