Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 5

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5.

Lettre de Schiller. Il compare son génie à celui de Gœthe.
Iéna, le 30 août 1794.

À mon retour de Weissenfels[1], où j’avais un rendez-vous avec mon ami Kœrner[2]de Dresde[3], j’ai reçu votre avant-dernière lettre, dont le contenu m’a causé une double joie ; car elle me montre que l’idée que je me fais de votre nature répond à votre propre sentiment, et que la franchise avec laquelle j’ai, sur ce sujet, laissé parler mon cœur ne vous a pas déplu. Votre connaissance tardive, mais si pleine pour moi de belles espérances, est à mes yeux une preuve nouvelle qu’on fait souvent bien mieux de laisser agir le hasard, que de chercher à le prévenir par un empressement excessif. J’ai toujours vivement désiré, sans doute, d’être uni à vous par des relations plus intimes que celles qui sont possibles entre l’esprit d’un écrivain et celui d’un lecteur attentif ; mais je comprends parfaitement que les voies si différentes où nous nous trouvons engagés, ne pouvaient pas amener entre nous, avant le moment actuel, une rencontre profitable. Désormais, j’ose l’espérer, pour tout le chemin qui nous reste encore, nous marcherons de compagnie, et nous en profiterons d’autant plus que, dans un long voyage, ce sont toujours les derniers compagnons qui ont le plus de choses à se dire.

N’attendez pas de moi cette grande richesse d’idées, que je trouve chez vous. Mon besoin, ma tendance est de faire beaucoup avec peu ; quand vous aurez appris à connaître de plus près ma pauvreté en tout ce qu’on appelle connaissances acquises, vous trouverez peut-être que j’y ai réussi dans plus d’un de mes ouvrages. Le cercle de mes pensées étant petit, je le parcours d’autant plus vite et plus souvent ; je puis ainsi tirer de mon petit avoir un plus grand profit, et demander à la forme la variété qui manque au fond. Vous vous efforcez de simplifier le vaste monde de vos idées ; je cherche la variété pour mon petit domaine. Vous avez un empire à gouverner ; je ne règne que sur une petite famille d’idées dont je serais bien heureux de pouvoir faire un petit monde.

Votre esprit procède par intuition dans une mesure extraordinaire, et toutes vos facultés puissantes semblent s’être entendues, avec l’imagination, comme avec leur commun représentant. En réalité, c’est le plus haut degré que puisse atteindre l’homme qui sait généraliser ses perceptions, et donner à ses impressions la valeur d’une loi. C’est là ce but que vous poursuivez ; à quel degré ne l’avez-vous pas déjà atteint ? Mon esprit à moi procède d’une manière plus symbolique, et je flotte comme un être hybride entre le concept et la perception, entre la règle et le sentiment, entre la raison technique et le génie. C’est ce qui, surtout dans ma jeunesse, m’a donné un air passablement gauche, aussi bien dans le champ de la spéculation que dans celui de la poésie. Car presque toujours la tendance poétique s’emparait de moi, là où j’aurais dû philosopher, et l’esprit philosophique là où je voulais être poëte. Maintenant encore il arrive souvent que l’imagination vient troubler mes abstractions, et la froide raison mes inspirations poétiques. Si je parviens à maîtriser assez ces deux facultés pour pouvoir leur tracer à mon gré leurs limites, je puis avoir encore un bel avenir en partage ; mais malheureusement, depuis que j’ai commencé à connaître mes facultés et à savoir en user, la maladie menace de miner mes forces physiques. Je risque bien de n’avoir pas le temps d’accomplir en moi une révolution intellectuelle profonde et générale, mais je ferai ce que je puis ; et, si à la fin l’édifice s’écroule, peut-être pourrai-je sauver de la ruine quelque chose qui mérite d’être conservé.

Vous m’avez permis de vous parler de moi, et j’ai usé de la permission. C’est avec confiance que je vous soumets ces aveux, et j’ose espérer que vous les recevrez avec d’affectueuses dispositions.

Je n’entrerai aujourd’hui dans aucun détail sur votre article, qui va mettre nos entretiens sur la voie la plus féconde. Mes propres recherches, dirigées dans un sens différent, m’ont conduit à un résultat à peu près semblable, et vous trouverez peut-être, dans les feuilles jointes à ma lettre, des idées qui s’accordent avec les vôtres. Il y a dix-huit mois que je les ai jetées sur le papier, et cette raison, comme aussi l’occasion qui me les a fait écrire (je les destinais à un ami indulgent), me donne quelque droit d’excuser ce que leur forme a d’inculte. Depuis ce temps ces idées ont trouvé en moi un fondement plus sûr et une précision plus grande, qui contribue à les rapprocher des vôtres.

Je ne puis assez déplorer la perte de Wilhelm Meister pour notre journal. J’espère pourtant de la fécondité de votre génie, et de votre zèle affectueux pour votre entreprise, une compensation de cette perte ; les amis de votre génie y trouveront double profit. Dans le numéro de la Thalie[4], que je vous adresse avec ma lettre, vous trouverez quelques idées de Kœrner sur la déclamation qui ne vous déplairont pas. Tout le monde chez nous se rappelle à votre affectueux souvenir.

Je suis avec le plus tendre respect votre

Schiller.

  1. Weissenfels, petite ville de 12,000 âmes, dans la Saxe prussienne.
  2. Ch. Kœrner, l’un des amis les plus intimes et les plus fidèles de Schiller, qu’il ne faut pas confondre avec Th. Kœrner, le poëte lyrique de la guerre de l’indépendance allemande. Né à Leipzig, en 1756, et mort à Berlin en 1813, il exerça sur l’esprit de son ami une influence féconde, attestée par leur correspondance ; il s’est distingué comme critique et publiciste.
  3. Dresde, capitale du royaume de Saxe.
  4. C’est le titre d’un journal littéraire, spécialement consacré à l’art théâtral, qui parut sous la direction de Schiller, au commencement de l’année 1785.