Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 9

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9.

Lettre de Schiller. Il fait part à Gœthe de ses impressions et de ses réflexions à la lecture du premier livre de Wilhelm Meister[1].
Iéna, le 9 décembre 1794.

C’est avec un vrai bonheur que j’ai lu, ou plutôt dévoré le premier livre de Wilhelm Meister ; je lui dois un plaisir que je n’avais pas éprouvé depuis longtemps, et que vous seul m’avez fait connaître. J’aurais envie de me fâcher sérieusement, si je pouvais attribuer la défiance avec laquelle vous me parlez de cette œuvre excellente à une autre cause qu’à la grandeur des exigences que votre génie doit s’imposer à lui-même. Je n’y trouve rien qui ne soit en parfaite harmonie avec un ensemble ravissant. N’attendez pas aujourd’hui des détails bien circonstanciés sur mon jugement. Les Heures et leur publication, sans compter le jour de poste, m’absorbent trop pour me permettre de rassembler convenablement mes esprits dans ce but. Si je puis conserver encore quelque temps les bonnes feuilles, je prendrai plus de temps pour cela, et je verrai si je peux deviner quelque chose de la marche ultérieure de l’action, et du développement des caractères. M. de Humboldt s’en est délecté, et trouve comme moi que votre génie s’y montre dans toute sa jeunesse virile, avec une force calme, et la plénitude de la puissance créatrice. Ce sera certainement l’effet que votre œuvre produira sur tout le monde. Tout s’y tient avec tant de simplicité et de beauté, et vous savez produire tant d’effet avec peu de chose ! Je craignais d’abord, je l’avoue, à cause du long intervalle qui s’est écoulé entre le premier jet et l’achèvement définitif de votre œuvre, qu’on n’y pût apercevoir une certaine inégalité, ne fût-ce que celle de l’âge. Mais il n’y en a pas la moindre trace. Les hardis morceaux poétiques qui brillent comme des éclairs isolés, au milieu de la marche paisible de l’ensemble, produisent un effet admirable ; ils élèvent et remplissent l’esprit. Je ne veux rien dire aujourd’hui de la beauté des caractères, ni de la réalité vivante et palpable qui règne dans toutes les descriptions, et qui ne vous manque d’ailleurs dans aucune de vos compositions. Quant à la vérité du tableau de la vie et des mœurs des comédiens, j’en puis parler avec toute la compétence possible, car j’ai fait connaissance avec l’un et l’autre plus que je n’aurais lieu de le souhaiter. L’apologie du commerce est magnifique, et d’un sens profond. Avoir pu, après cela, soutenir glorieusement les inclinations de votre héros, est assurément une des plus grandes victoires remportées par la forme sur la matière d’une composition. Mais j’ai tort de me laisser aller ainsi à entrer dans le fond de votre roman, puisque je ne puis en ce moment en pousser plus loin l’étude.

J’ai mis arrêt chez Cotta sur votre nom et sur les nôtres à tous. À mon grand soulagement, j’ai terminé aujourd’hui l’avertissement ; il va être publié dans les annonces de la Gazette littéraire. Votre promesse de venir ici quelques jours après Noël est une grande consolation pour moi, et me fait envisager avec plus de sérénité ce triste hiver qui n’a jamais été mon ami.

Je n’ai rien pu apprendre touchant l’histoire de mademoiselle Clairon[2] : cependant j’attends encore quelques renseignements à ce sujet. Ma femme se souvient encore d’avoir entendu raconter qu’à Bayreuth, au moment de l’ouverture d’un vieux bâtiment, les anciens margraves étaient apparus, et s’étaient mis à prophétiser. Le juriste Hufeland, qui d’ordinaire, comme notre bon ami, parle de rébus omnibus et quibusdam aliis, n’a rien pu me dire là-dessus.

Tout le monde se rappelle à votre meilleur souvenir, et se réjouit de votre prochaine venue.

Schiller.
  1. Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, roman moral et esthétique, où Gœthe a rassemblé ses idées sur le vrai développement du caractère humain (Voyez page 1).
  2. Célèbre actrice du dix-huitième siècle.