Correspondance choisie de Gœthe et Schiller/1/Lettre 29

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29.

Réponse de Gœthe aux lettres précédentes sur Wilhelm Meister et sur l’Idylle d’Alexis et Dora.

Je vous remercie bien cordialement de votre lettre si bien faite pour me ranimer, et de la communication de vos impressions et de vos pensées sur mon roman, sur le huitième livre en particulier. Si ce livre est selon votre sentiment, vous ne pourrez pas n’y pas reconnaître votre propre influence ; car sans nos amicales relations je n’aurais peut-être pas pu achever mon œuvre, ou je ne l’aurais certes pas achevée de la même manière. Il m’est arrivé cent fois quand je m’entretenais avec vous de quelques théories et de leurs applications, d’avoir dans l’esprit les situations que vous avez maintenant devant vous, et je les jugeais en moi-même selon les principes sur lesquels nous tombions d’accord. Maintenant encore votre amitié me met en garde contre quelques fautes qui sautent aux yeux ; quelques-unes de vos observations m’ont aussitôt suggéré le moyen d’y satisfaire, et j’en userai dans ma nouvelle rédaction.

Qu’il est rare de trouver dans les affaires et les actes de la vie ordinaire la sympathie que l’on désirerait ! Dans le cas de ces grands travaux esthétiques, c’est à peine si on peut oser l’espérer ; car combien d’hommes voient l’oeuvre d’art telle qu’elle est ! combien peuvent l’embrasser dans son ensemble ! et pourtant il n’y a que l’affection qui puisse voir tout ce qu’elle contient ; il n’y a que la pure affection qui puisse découvrir même ce qui lui manque. Et que ne faudrait-il pas ajouter encore, pour exprimer la situation unique dans laquelle je me trouve avec vous !

J’en étais là après l’arrivée de votre première lettre ; des empêchements de toute sorte ne m’ont pas permis de continuer. Je sais bien d’ailleurs que, même à condition d’être tout à fait tranquille, je ne pourrais, en échange de vos considérations, vous en communiquer aucune. Ce que vous me dites a besoin, dans l’ensemble et le détail, de passer en moi de la théorie à la pratique, pour que le huitième livre puisse pleinement profiter de l’intérêt que vous lui avez témoigné. Continuez à me faire faire connaissance avec mon œuvre ; j’ai déjà, en pensée, travaillé dans le sens de vos remarques ; mercredi prochain, je veux tracer un plan sommaire de ce que je pense faire, pour le mettre à profit. Dimanche soir, 26 courant, je voudrais avoir le manuscrit ; le même jour mon Cellini sera à vos ordres.

J’avais donné l’idylle à Knebel[1] pour la mettre en circulation. Quelques remarques qu’il m’a apportées à la maison, comme aussi celles que vous me communiquez, me prouvent une fois de plus que nos auditeurs et nos lecteurs n’ont pas toute l’attention que réclame une œuvre aussi importante. Dès qu’une idée s’offre à leur esprit, ils l’acceptent ; s’il y a quelque chose qui, suivant leurs dispositions, les arrête, ils se hâtent de critiquer, sans regarder en avant ni en arrière, sans considérer le sens des choses ou leur enchainement, sans réféchir qu’ils en arrivent précisément à demander au poëte pourquoi il a écrit ceci ou cela, et pas autre chose. Peut-on trouver quelque chose de plus clairement exprimé que l’idée de ce vers : « La mère inquiète lui tendit un paquet dès longtemps préparé. »

Il ne s’agit donc pas de l’équipage, qui est depuis longtemps déjà sur le vaisseau, et doit y être ; la vieille mère parait seule, avec son caractère de mère et de femme, préoccupée des détails ; le père embrasse dans sa bénédiction la pensée du voyage tout entier. Le fils prend le paquet lui-même, l’enfant étant déjà parti, et cela à la fois par piété envers sa mère, et comme trait caractéristique de cet âge heureux où l’on se sert volontiers soi-même. Puis apparaît, suivant la gradation, la jeune fille, qui donne, qui aime, qui fait plus que bénir : l’enfant revient, pressé, il est tout prêt à porter le paquet, Alexis lui-même pouvant à peine se porter jusqu’au navire. Pourquoi dire tout cela ? Et pourquoi à vous, plutôt qu’à un autre ? — À un autre point de vue, on devrait peut-être, dès que les hommes montrent quelque bonne volonté, les mettre soi-même, avec bonne volonté, au courant de ses raisons esthétiques. Mais on voit bien qu’on ne peut jamais aller au-devant de toutes les critiques, agir sur l’ensemble de l’œuvre, et que les lecteurs s’attachent toujours aux détails ; alors on perd l’envie et le courage de parler, et on se confie à la grâce de Dieu. Portez-vous bien ; faites mes compliments à votre chère femme, et remerciez-la de sa lettre. J’espère avoir bientôt de vos nouvelles.

Jeudi (7 juillet).
Gœthe.

  1. Knebel (1744-1834), ami commun de Gœthe et de Schiller, traducteur de Properce et de Lucrèce.