Correspondance d’Orient, 1830-1831/003

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LETTRE III.

ROUTE DE NAVARIN À NAUPLI — LE MONT ITOME, CALAMATA, LE MAGNE.

À bord du Loiret, 7 juin.

Nous avons quitté ce matin la rade de Navarin. Le commandant du Loiret porte des dépêches à M. l’amiral de Rigny, qui est maintenant à Naupli. À peine sortis de la rade et prenant notre chemin à l’ouest, nous nous sommes trouvés entre les côtes de la Morée et les îles de Sapience. Les iles de Sapience, les Ænuses ou Œnuses de Pline, forment un petit archipel qui s’étend du nord au sud ; nos savans naturalistes peuvent y faire d’utiles découvertes ; mais jamais l’homme n’y a établi sa demeure ; il n’est même jamais arrivé à un proscrit d’y chercher un asile, ni à la piété d’y choisir, une solitude. Beaucoup de batailles navales se sont livrées autour des îles Ænuses, mais jamais aucun de ces combats n’eut leur possession pour objet ; je ne vous parlerai point de l’idée singulière qu’on a eue, il y a peu d’années, de placer dans ces îles, l’ordre si célèbre de Malte, et d’établir sur des rochers nus, sur des ilots incultes ce qui nous reste de l’ancienne chevalerie des croisades. Tout ce que je puis vous dire sur les îles Sapience ou Sapienza, c’est que les amiraux des flottes alliées y ont tenu une conférence, avant la bataille de Navarin. Ce seul souvenir historique ne suffisait pas pour attirer long-temps notre attention ; aussi nos regards se portaient-ils le plus souvent sur la côte de Morée. Les tours et les remparts de Modon que nous avons visités pendant notre séjour à Navarin nous apparaissaient à notre gauche, et nous présentaient un spectacle pittoresque et animé. Pausanias rapporte que des vents terribles désolaient les parages de Modon, et qu’on y adorait Minerve sous le nom d’Anémotis parce que cette déesse avait interposé sa puissance contre les tempêtes. Quand nous y ayons passé, les vents favorables enflaient nos voiles, et nous n’avons pas eu besoin d’implorer le secours de la déesse Anémotis.

En poursuivant notre route, nous avons bientôt découvert la ville de Coron, située à huit ou dix lieues de Modon ; ces deux villes sont comme deux sœurs qui ont la même histoire, et la même physionomie, à l’exception que Coron se trouve dans l’enfoncement d’un golfe. Cette dernière ville occupe, dit-on, l’emplacement de l’ancienne Colonides ; Pausanias y avait vu un temple de Diane, un temple de Bacchus et d’Esculape ; on n’y trouve aucun vestige d’antiquités ; seulement Le Lion de Saint-Marc atteste encore, sur des murailles délabrées, la domination des Vénitiens. Les Turcs de Coron passaient pour être les plus barbares du Péloponèse ; aussi la révolution y a-t-elle été plus sanglante qu’en aucun autre pays de la Grèce.

À quelque distance de Coron, de l’autre côté du golfe, nous apercevons Calamata. Si nous en croyons les voyageurs qui nous ont précèdés, toutes les campagnes voisines du golfe de Messénie, tout le pays qui s’étend depuis le mont Itôme jusqu’au Taygète, n’étaient qu’un vaste jardin planté d’oliviers, de mûriers et d’orangers. Tout a été ravagé par la guerre ; mais telle est la fertilité du sol, que la végétation commence à reparaître, et qu’on aperçoit au loin de vastes tapis de verdure sur les coteaux ; on nous a dit qu’une émeute populaire, avait éclaté à Calamata, à cause, d’un impôt sur le bétail. Pour effrayer les habitans et les ramener à l’obéissance, on avait répandu le bruit que les Français allaient marcher contre eux. À cette nouvelle, tout le monde s’était enfui dans les montagnes. Depuis quelques jours, ils sont rentrés dans les maisons, mais bien décidés à ne pas payer l’impôt, Je ne veux pas juger ici le gouvernement de Capo-Distrias ; mais ; au premier examen, il me semble que rien n’est plus déplacé qu’un impôt sur des objets qui manquent et dont on ne saurait trop encourager la reproduction ; pourquoi dans ce cas, n’aurait-on pas aussi imposé un tribut pour chaque olivier, pour chaque oranger qu’on a plantés sur les bords de l’Iparissus ? Un impôt dans un pays qui renait de ses cendres, est, sous quelques rapports, comme une prohibition indirecte ; il faut bien se garder de prohiber les choses dont le pays a besoin. Les habitans de cette côte sont connus sous le nom d’hommes aux yeux noirs ; ils se ressentent, dit-on, par leur caractère et la grossièreté de leurs mœurs, du voisinage des Maniotes. Calamata a été long-temps sous la domination des croisés champenois. Guillaume de Ville-Hardouin était né a Calamata, et s’appelait pour cela Calamatis. La chronique de Morée nous représente ce pays comme la plus belle seigneurie que les Francs eussent établie dans le Péloponèse.

Dans le tableau si varié que nous offrait la côte, deux spectacles imposans frappaient surtout nos regards le mont Itôme, et le mont Taygète. Au pied et sur le penchant du mont Itôme, on a trouvé les ruines de l’anciene Messène. Ce sont des pans de murailles, des fondations, les restes, d’un théâtre et de plusieurs temples, des colonnes, des chapiteaux, des bas-reliefs, des débris d’architecture grecque et d’architecture romaine La ville d’Aristomène, la ville rebâtie par Epaminondas était depuis long-temps ensevelie sous l’herbe, et la végétation qui couvrait ses ruines en avait jusqu’ici dérobé la vue aux voyageurs ; cette montagne, dernier asile d’un peuple malheureux, n’est plus habitée que par des sangliers sauvages. On n’y entend plus que la prière des caloyers, qui ont là un monastère, et le bruit d’une source limpide, s’échappant parmi des rochers et des troncs d’arbres.

J’ai relu sur le pont du Loiret le récit des guerres qui ont fait de Messène une profonde solitude. Un peuple, comblé de biens et de gloire, fut dispersé jusque dans la Sicile, jusque dans la Lybie. Quels étaient donc les ennemis des Messéniens ? Des Grecs, les Spartiates, leurs plus proches voisins. Ainsi la Grèce antique se déchirait elle-même ; les Turcs, dans leurs conquêtes, se sont montrés moins cruels, et n’ont pas forcé, les habitans à fuir loin de leur patrie. Quel est donc ce patriotisme farouche et jaloux qui ne s’exhalait que par la haine, et qui ne s’enflammait que pour donner la mort. Les savans de la commission française ne tarderont pas sans doute à publier leurs découvertes. Que Messène sorte enfin, à leurs voix, du sépulcre où elle dort depuis tant de siècles ; qu’elle reparaisse au grand jour, non pas vivante et dans son antique splendeur, mais défigurée, couverte de ses blessures, entourée, des images de deuil qu’elle reparaisse avec sa rivale, qui a succombe comme elle, avec cette jalouse Sparte dont on a aussi cherche l’emplacement, et que toutes les deux viennent nous dire, qu’elles viennent dire aux Grecs d’aujourd’hui comment l’ancienne Grèce a péri.

Le Taygète élevait devant nous ses sommets blanchis par les frimas ; l’aspect de la neige au mois de juin semble nous offrir un autre ciel que celui de la Grèce, et contraste avec la chaleur qui nous accable. Polybe compare le Taygète à nos montagnes des Alpes ; leur cime neigeuse qui domine des chaînes de roches bleuâtres, ressemble a la pointe du Mont-Blanc, lorsqu’on l’aperçoit du lac de Genève.

Les montagnes du Taygète s’étendent le long de la mer, jusqu’au promontoire du Ténare aujourd’hui appelé le cap Saint-Ange. Ce pays montueux est la partie de la Laconie qu’on nomme le Magne. On a beaucoup parlé de ce pays, sans qu’il en soit pour cela mieux connu ; je n’en connais rien moi-même que ce que j’en ai pu voir avec de bonnes lunettes d’approche, et ce que j’en ai appris de quelques voyageurs. Cette contrée, protégée par les chaînes du Taygète, et que la nature avait en quelque sorte fortifiée, dut sans doute servir d’asile aux Grecs du Péloponnèse, lorsque, dans les temps primitifs, es invasions et les brigandages désolaient les provinces voisines. Des ruines qu’on trouve dans le Magne, et qui paraissent, remonter à une très-haute antiquité, nous attestent que, ce pays fut habité des les premiers âges. Toutefois, je ne vois pas dans les vieux historiens que les peuplades de cette côte aient été chez les anciens ce qu’elles sont aujourd’hui, ce qui prouverait que d’autres peuples son venus s’y mêler dans des temps postérieurs ; quelques savans y font venir des Albanais, d’autres des Esclavons ; on ne peut avoir la-dessus des notions bien positives ; les barbares, quels qu’ils soient, qui sont venus dans le Magne en des temps qui n’ont point d’annales, peuvent-être comparés à ces voleurs de nuit que les ténèbres ont dérobés aux recherches de la justice : on ne peut ni connaître leurs noms, ni suivre leurs traces.

La chronique de Morée nous, raconte, comment au moyen-âge, les conquérans champenois établirent leur domination sur le Magne, qu’elle appelle les défilés de Melinges. Déjà le château, de Misithra, bâti près de l’ancienne Sparte, dominait ces défilés. « Guillaume de Ville-Hardouin, dit notre chroniqueur, monta à cheval, traversa Passava, et arriva dans le grand Magne ; là il trouva un rocher d’un aspect terrible situé sur un cap ; cette situation lui plut, et il fit bâtir un fort auquel il donna le nom de Mani ou de Maina. » Plus tard, Ville-Hardouin fit construire sur la côte, à quelques lieues de Calamata, un fort qui fut appelé, Leuctro et dont on voit encore les ruines. À l’aspect de ces deux forteresses et du château de Misithra, les habitans du Magne promirent de reconnaître l’autorité du Champenois, à condition néanmoins que leurs droits seraient respectés, et qu’on n’établirait point de seigneurie dans la contrée comme on l’avait fait dans les autres provinces de la Morée.

Il est probable que, dès cette époque, les Maniotes empruntèrent aux Francs plusieurs coutumes de la féodalité. Les capitaines qui commandent dans chaque village, et qu’on pourrait appeler des seigneurs châtelains, les Heparkes ou seigneurs de plusieurs villages réunis qui sont comme les marquis et les comtes dès âges féodaux, les beys, dont l’autorité s’étend sur une province, et qui représentent les princes ou les ducs, toutes ces divisions du territoire, ces seigneuries en un mot, dépendant les unes des autres, ne nous offrent-elles pas une image des gouvernemens de l’Europe aux siècles des croisades ? Les Turcs sont venus après les Champenois, et quoiqu’ils n’aient pas été plus heureux et qu’ils n’aient jamais pu complètement établir leur domination dans le Magne, quelques-unes de leurs institutions s’y sont néanmoins accréditées, de sorte que le gouvernement des Maniotes présentait dans les temps modernes, et présente encore aujourd’hui le singulier mélange de la féodalité du treizième siècle et de la politique du sérail. Ajoutez à cela que ce peuple a conservé dans son caractère et dans ses usages quelque chose des temps primitifs, un certain amour d’indépendance, et des passions belliqueuses qu’on a prises quelquefois pour les mœurs de Sparte.

VUE DU MAGNE, MŒURS DES MANIOTES.

À bord du Loiret, le 7 juin 1830.

Nous sommes restés la moitié d’une journée en présence des rives du Magne ; nous avons été quelquefois assez près des côtes pour reconnaître les accidens du sol et la configuration du pays. Après avoir dépassé Calamata, on voit, à quelque distance les unes des autres, deux ou trois pauvres bourgades qui paraissent renfermer quelques centaines d’habitans puis, on aperçoit de loin en loin des villages ou corios dispersés sur le penchant des montagnes ; on les reconnaît d’abord à quelques bouquets de verdure jetés sur une terre pierreuse et stérile. Ces villages, bâtis en pierres, ont presque tous de grandes tours carrées, dont le seul aspect nous fait penser qu’on n’y est pas toujours dans une sécurité profonde. On se fait souvent la guerre d’une tour à une autre, et c’est la victoire, ou plutôt la force qui fait la loi. Si le Magne avait une histoire, il serait curieux d’y voir ce que la conquête d’un défilé, d’un rocher désert, a coûté de sang, ce que la domination d’un village ou d’une heptarchie a enfanté de discordes, a fait commettre de crimes. M. Bory de Saint-Vincent, qui a bien étudié ce pays nous a donné des renseignemens peu connus sur le caractère et la politique des chefs qui le gouvernent. Plusieurs des capitaines et des heptarkes qui se partagent le territoire du Magne, ont commis tant d’excès, ont soulevé contr’eux tant de haines qu’ils osent à peine se montrer en public ; les plus puissans et les plus redoutés restent enfermés dans leurs forteresses, et vivent en proie à toutes les sollicitudes qui empoisonnent la vie des tyrans.

À mesure qu’on avance le long de la rive, on n’apperçoit que d’affreux précipices un terrein hérissé de pointes rochereuses, des sommets nus et arides. La perspective sauvage de ces montagnes semble avertir le voyageur que, s’il y a là des hommes, il faut en redouter l’approche, car la misère les poursuit, et doit les mettre en guerre avec tout le monde. Ne serait-il pas possible de reconnaître les passions violentes des Maniotes, par le seul aspect de la terre qu’ils habitent, comme on reconnait quelquefois les passions humaines, d’après la physionomie et les formes extérieures de l’homme ? En voyant les récits et les criques dont la côte est semée, en voyant une terre dépouillée de toute végétation, on peut dire : C’est ici que sont les pirates, et que se forment les sinistres complots contre la sureté des navigateurs. Lorsqu’on approche du cap Ténare, le pays devient plus horrible à voir partout des fondrières, creusées par les eaux des pluies, d’énormes couches de rochers, de profondes cavernes, nulle part un espace de terre où puisse végéter un arbre, où puisse croître la moisson. Telle est le pays par les Cacovouniotes (mauvais montagnards), la plus féroce et la plus sauvage des peuplades du Magne, malheur au navire qui échoue devant cette côte, ou que le calme retient dans le voisinage ! Le Mamiote du promontoire Ténare, foulant un sol qui ne produit rien, regarde la mer comme son domaine ou son héritage, tout ce qu’il voit passer sur cette mer lui appartient par droit de conquête : les tempêtes lui apportent des tributs, les écueils deviennent ses auxiliaires ; le désespoir des marins fait sa joie, et c’est pour lui que l’or vient de l’Aquilon.

Je vous invite à lire, dans les anciens voyageurs, ce qu’ils nous disent des brigandages de ce peuple. Comme aujourd’hui les pirates sont fort à la mode chez nous, et qu’on en fait des héros de romans, je ne crains pas de m’étendre sur ce chapitre. Les pirates de Cacovounia ont le teint hâlé ; ils sont coiffés d’un bonnet ou d’une calotte de fer, ils portent des vêtemens couleur de terre, pour n’être pas aperçus de ceux qu’ils veulent surprendre. Les femmes, les enfans, s’associent à leurs expéditions : les papas eux-mêmes montent quelquefois dans les chaloupes armées pour la course et disent qu’ils vont recueillir la dîme du butin. Tout le peuple des Cacocouniotes est exercé au maniement des armes. On ne compte les hommes que par le nombre des fusils ; chacune de leurs habitations est crénelée ; ils fortifient les grottes qu’ils choisissent pour retraites ; quand ils n’ont point d’expédition à faire sur la mer, ils se font la guerre entr’eux. On se bat de maison à maison, de caverne à caverne ; la religion seule a pu suspendre pendant certain temps leurs sanglantes querelles, et la trève de Dieu qu’ils ont sans doute empruntée aux Francs du moyen-âge, y défend toute hostilité depuis le samedi après l’angelus jusqu’au lundi après la messe.

Le plus grand trafic des Maniotes était autrefois celui des esclaves. Ils faisaient des prisonniers sur toutes les nations ; ils enlevaient des Chrétiens qu’ils vendaient aux Turcs et prenaient des Turcs qu’ils vendaient aux Chrétiens. Ce genre, de commerce est tombé, faute d’acheteurs ; mais il n’est pas sûr que l’humanité y ait gagné, car si on n’a plus rien à craindre pour sa liberté, on doit encore trembler pour sa vie. Dans le temps que les Cacovouniotes vendaient des esclaves, il leur arrivait quelquefois de vendre leurs voisins et leurs proches. Un ancien voyageur, qui avait séjourné dans le pays, nous raconte à ce sujet une anecdote dont je veux égayer mon récit. Deux capitaines de corsaires, Anapliotis et Théodoro s’étaient brouillés, comme cela leur arrivait souvent, pour le partage du butin. Après plusieurs menaces de part et d’autre, chacun d’eux cherche à se venger d’une manière éclatante, et tous deux s’arrêtent à la même pensée. Il y avait alors dans la rade un corsaire de Malte : Théodoro s’empare de la femme de son adversaire, et va la vendre au capitaine maltais. Ils ne s’entendirent point d’abord sur le prix ; et comme Théodore insistait pour la somme qu’il voulait avoir, le capitaine lui dit qu’il avait acheté le matin même une femme plus jeune et plus belle, et qu’il l’avait eue à beaucoup meilleur marché. Théodore voulut la voir ; on la fit venir. Mais quelle fut sa surprise ! c’était sa propre femme ! Il jugea qu’Anapliotis l’avait prévenu pour que son adversaire ne conservât pas sur lui un pareil avantage, il se hâta de vendre la femme de ce dernier au prix qu’en avait offert le corsaire maltais. Vous croyez peut-être que l’histoire finit là ? Point du tout. Tel était le caractère de nos deux pirates maniotes, que ce qui devait allumer entre-eux une haine mortelle, fut précisément ce qui les raccommoda. Semblables à ces maîtres d’escrime qui se sont portés des bottes savantes et qui se retirent du combat pleins d’estime l’un pour l’autre, ils se rapprochèrent bientôt par une admiration réciproque, et réunirent enfin leurs efforts, contre le capitaine maltais, qu’ils forcèrent de leur rendre les deux femmes.

Cette anecdote, qui pourrait fournir le sujet d’une comédie, me donne lieu de vous faire remarquer une étrange contradiction dans les mœurs et les lois de ce pays ; voilà deux femmes enlevées à leur famille et vendues à un corsaire, sans que la loi prononce aucune peine ; si on eut seulement tenté de les séduire, on était puni de mort. La société, chez les Maniotes, repousse de son sein celui qui a séduit une femme ou une fille, même avec l’intention de l’épouser ; le coupable n’a plus d’asile dans son pays et tout le monde a le droit de le tuer, jusqu’à ce qu’il ait satisfait à des conditions qu’il ne peut pas toujours remplir. L’épouse adultère est condamnée à perdre la vie, et doit mourir de la main même d’un de ses proches ; ces lois subsistent encore aujourd’hui dans toute leur rigueur. Ainsi, pour réprimer le vice, on outrage l’humanité, et les lois ont voulu que chez ce peuple tout fut barbare jusqu’à la vertu.

Telles sont, en général, les mœurs des Maniotes. Leur fierté, opiniâtre et leur bravoure indomptable ont fait quelquefois oublier leur barbarie ; il faut leur savoir gré d’avoir résisté comme ils l’ont fait, à la domination des Ottomans ; ils montrent encore dans certaines gorges de leurs montagnes les ossemens blanchis des Turcs, à peu près comme les Suisses montrent les ossemens des Bourguignons à Morat. Cette bravoure patriotique mérite des éloges, mais elle ne peut suppléer, chez les Maniotes, au vertus qui leur manquent. Les temps où nous avons vécu ne nous ont que trop disposés à voir dans la violence je ne sais quoi d’héroïque, et dans une humeur farouche et indocile un certain amour de la liberté ; nous ayons pu prendre ainsi des passions barbares pour des passions généreuses. Quoique les Maniotes se vantent d’avoir combattu pour la révolution de la Grèce, je ne crains pas de prédire qu’ils resteront étrangers à tout progrès de la civilisation chez les Hellènes et que le caractère de ce peuple ne changera pas plus que l’aspect sauvage, de ses montagnes. Au mois de mai dernier, le comte Capo-Distrias avait voulu envoyer un gouverneur dans le Magne ; mais on a fait dire à celui qui était désigné pour cette mission, que s’il aimait la vie, il ne prît point possession de son gouvernement. Quant aux habitans du cap Ténare, ils ne renonceront jamais à leurs brigandages, car ils n’ont pas d’autre moyen de subsister. On leur a envoyé des missionnaires pour leur prêcher l’ordre et la paix, ils ont continué leurs pirateries ; on leur a enlevé leurs barques, ils en ont trouvé d’autres. Il n’y a pas de jours qu’on ne parle de leurs excursions nocturnes sur la côte. Je ne connais qu’un moyen de les arracher à leurs habitudes et d’en faire des citoyens utiles, c’est de les éloigner du rivage de la mer, et de leur donner dans l’intérieur du pays des terres à cultiver.

Après, avoir doublé le cap Ténare, nous avions à notre gauche le golfe de Laconie. Les sommets blanchis du Taygète se montraient encore à nos regards vers le nord-ouest. J’aurais voulu découvrir au fond du golfe l’embouchure de l’Eurotas. Dans ma pensée éveillée par mille souvenirs de l’histoire, je remontais le cours du fleuve Roi, du fleuve aux beaux Roseaux, et, pour donner quelque réalité aux tableaux de mon imagination, je relisais ce qu’ont dit MM. de Chateaubriand et Pouqueville des champs où fut Lacédémone. Que ne m’est-il donné de parcourir les cinq collines où s’élevait Sparte, et de m’asseoir un moment sur les vieux murs. C’est ainsi qu’on désigne aujourd’hui la cité de Lycurgue, ou plutôt son emplacement. J’aurais pu voir près de là la ville de Misithra, bâtie par les Champenois, qui fut aussi la ville des braves, et à laquelle on a fait quelquefois l’honneur de la prendre pour Sparte. Je voudrais savoir surtout, ce que je ne trouve éclairci nulle part, qu’est-ce que cette grande, ville de Lacedemonia dont, parle là chronique de Morée ? Serait-ce l’ancienne Lacédémone qui aurait subsisté jusqu’à la fin des Croisades ? Comment se fait-il que la patrie de Lycurgue et de Léonidas ait été rayée du tableau des cités sans que les générations l’aient su et qu’elle ait disparu tout à coup, semblable au voyageur inconnu qui périt dans le désert, ou que, le poignard des meurtriers a frappé dans les ténèbres !

À bord du Loiret, 8 juin.

LE CAP MALÉ, L’ÎLE DE CÉDIGO, NAPOLI DE MALVOISIE

Il était huit heures du soir lorsque nous sommes arrivés devant le cap Malé ou Matapan. Les rayons du soleil couchant doraient la cime du promontoire. Cette montagne paraît un peu moins sauvage que celle du Ténare ; on y voit quelques traces de végétation, et même des terres cultivées. Toutefois, le sol y est sillonné par de profonds ravins, par des abîmes qu’ont creusés les torrens. Au pied d’un rocher désert, nous avons cru distinguer une chapelle ou ermitage. La piété, qui fuit les orages du monde, qui craint les troubles et les vicissitudes de cette vie, se plaît à contempler les tempêtes de la mer et recherche les périls et les aspérités des montagnes solitaires.

On aperçoit souvent au haut du promontoire un personnage mystérieux dont on ne connaît ni le nom ni la patrie. Comme les marins l’ont vu en prière lorsque la mer était agitée, ils laissent quelquefois sur la rive une cruche d’huile, un vase rempli de vin, un boisseau de farine ; après avoir ainsi déposé leur offrande, ils poursuivent leur route, persuadés qu’un génie bienfaisant protège leur navigation.

En relisant les chroniques du maréchal de Champagne, je retrouve, dans ces parages, un souvenir des Croisades. La flotte de Venise, qui portait les croisés de la Flandre et de la Champagne à Constantinople, était partie de Corfou ; elle avait passé devant Navarin et devant Modon, ; elle avait doublé, comme nous, le cap Ténare et le cap Malé. Ce fut en présence du cap Malé qu’elle rencontra des pélerins qui revenaient de la Terre-Sainte. Elle présentait alors un aspect si redoutable, que deux de ces pèlerins descendirent de leur navire avec des cordes, et laissant au capitaine tout ce qu’ils avaient, lui dirent : « Nous allons prendre parti avec ces hommes, car, ils vont faire de grandes choses. » Les Croisés, qui marchaient ainsi à la conquête de l’Orient, côtoyaient les rivages du Péloponèse sans rien connaître de l’histoire de ce pays, et sans prévoir surtout que leurs victoires futures allaient changer les destinées de la Grèce et de toutes les îles.

En doublant le cap Malé nous avions à notre droite l’île de Cérigo, de Cythère. D’un côté l’histoire de la, navigation nous offrait ses plus terribles souvenirs, et, de l’autre, la mythologie ses fables les plus riantes. Hésiode raconte que Vénus, au sortir des eaux, fut portée par les Zéphyrs dans une nacre de perle, sur la côte de cette île fortunée, et c’est pour cela que le nom de Cythérée a été donné à la déesse par les poètes qui sont venus après Hésiode. Pausanias rapporte que les Phéniciens d’Ascalon avaient bâti dans cette île un temple magnifique à Vénus-Uranie. Une des chroniques du siège de Troie parle des solennités célébrées à Cythère en l’honneur de la mère des Amours. La même chronique ajoute que ce fut dans une de ces solennités que Pàris séduisit et enleva l’épouse de Ménélas. Les poétiques souvenirs se sont conservés dans l’île de Cérigo. Les habitans montrent encore, nous dit-on, les ruines du temple de Vénus et du palais de Ménélas ; ils font voir aussi aux étrangers une grotte qu’ils appellent les Bains d’Hélène. L’île de Cythère, à ces époques reculées, devait sans doute présenter partout le spectacle de l’abondance et de la joie ; mais les choses paraissent avoir bien changé : le temps n’a pas plus épargné l’île des Amours qu’il n’a coutume d’épargner la beauté elle-même. On retrouve à peine quelque restes incertains de ce qu’on admirait autrefois ; la terre végétale, la terre où naissaient le laurier et le myrthe, et tout ce que la nature produit de fruits délicieux, a fait place à des rochers stériles ; et la partie de l’île que nous avons vue en passant près de la côte, ne suffirait pas, je crois, à nourrir les colombes de Vénus.

Je ne m’étendrai pas beaucoup ici sur la partie historique, car les poètes ont plus parlé de Cérigo que les historiens et même les voyageurs. Dans l’antiquité, elle fut long-temps sous la domination de Lacédémone ; elle subit ensuite le joug des Romains. Dans le moyen-âge, elle appartint d’abord aux empereurs de Bysance, puis à Venise, enfin aux Turcs. Les Anglais l’ont fait comprendre dans la catégorie des îles Ioniennes. Le léopard britannique y a succédé au Croissant et au lion de Saint-Marc. La politique anglaise ne pouvait négliger une île que les marins ont appelée la Lanterne de l’Archipel, et qui peut offrir une station commode au milieu d’une mer orageuse. Quoique le gouvernement des Anglais soit fort modéré, ils ne sont pas aimés des habitans dont la plupart passent dans la Morée. Nous en avons vu plusieurs à Navarin, qui nous disaient beaucoup de mal de ceux qu’ils appellent les habits rouges. Toutefois, on doit s’applaudir de voir l’île la plus voisine des Maniotes gouvernée par une nation civilisée qui ne manque pas de motifs pour faire la guerre aux pirates, et qui a plus de moyens qu’il n’en faut pour réprimer leurs excès. Thucydide dit, dans son histoire, que les Lacédémoniens avaient occupé l’île de Cythère pour défendre les côtes de la Laconie contre l’invasion des pirates. Aujourd’hui, tous les pirates sont sur les côtes de la Laconie, et l’ile de Cérigo servira peut-être à en préserver l’Archipel.

La nuit nous a surpris, lorsque nous avons eu dépassé l’île de Cérigo et le cap Matapan. L’île n’était plus dans le lointain qu’un point noir au milieu d’une mer azurée. Le cap Assomeur d’Hommes projetait au loin sur les flots les ombres de sa montagne. Le lendemain, au lever du jour, nous avions à notre droite, vers l’ouest, l’île de Paula, sur laquelle l’histoire ne dit rien de remarquable, et que nous n’avons pas vue d’assez près pour que je puisse vous en parler. Comme les vents sont devenus contraires, nous avons été obligés de louvoyer ; et dans une bordée qui nous a rapprochés de la terre-ferme, nous nous sommes trouvés en face de Napoli de Malvoisie. Les Grecs et même les Turcs lui ont conservé le nom de Mononbasia qu’elle avait sous la domination des Champenois. Elle a été bâtie avec les ruines de l’ancienne Épidaure Limeria, sur une colline qu’environnent de toutes parts les eaux de la mer. La Morée n’avait point de place plus forte au moyen-âge ; ce fut la dernière ville fortifiée qui tomba au pouvoir des Croisés. Guillaume de Villardoin, pour s’en rendre maître, eut besoin d’invoquer le secours du duc d’Athènes, du grand sire de Thèbes, des seigneurs de Céphalonie et de Négrepont, de la république de Venise. Le prince, dit la chronique, établit le blocus devant la ville, et ressera Mononbasia aussi étroitement qu’enferme le rossignol dans sa cage. Bien pourvus de tout, les habitans ne faisaient que fort peu de cas de l’armée française ; ils espéraient même qu’elle ne tarderait pas à se décourager ; mais Guillaume, blessé de leur orgueil et plein de colère, jura, sur son épée, de ne pas s’éloigner qu’il n’eût pris la place. Plusieurs trébuchets furent aussitôt établis, qui tiraient jour et nuit sur la ville ; ces machines de guerre abattaient les maisons et tuaient les hommes. » Le chroniqueur, après avoir donné ces détails, ajoute que le siège dura plus de trois ans. « Les assiégés manquant de tout, et presque forcés de se dévorer les uns les autres, égorgèrent les souris et les chats. Enfin, ils proposèrent de se rendre, à condition qu’on leur laisserait leurs biens et leurs privilèges, et qu’ils ne seraient tenus de ne servir le prince que par mer, en recevant toujours une somme pour l’équipement, et de plus, une légère indemnité ou gratification. Guillaume accepta cette proposition, qu’il fit mettre par écrit, et qu’il scella de son sceau. Puis, en homme sage qu’il était, il distribua aux députés de la ville de superbes coursiers, des habillemens d’or et d’écarlate, et leur donna des terres dans la Laconie. »

Vous voyez par ce récit que Mononbasie, ou Napoli de Malvoisie, était, alors une ville maritime très-florissante. Elle fut rendue à l’empereur grec Michel, puis tomba au pouvoir des Vénitiens, qui l’ont occupée pendant près de deux siècles. Ses murailles et ses maisons, qui tombent en ruines, attestent aujourd’hui sa décadence ; son port ne reçoit que de petites barques : le voisinage des pirates en a sans doute éloigné le commerce et l’industrie. Quelques voyageurs, entre autres M. Pouqueville, partent des ruines cyclopéennes de Limera, qu’on trouve à une lieue de Mononbasie, et qui portent l’empreinte des temps les plus reculés. Après ces ruines, la seule des célébrités de ce pays qui ait résisté au temps, ce sont les vignobles de Malvoisie qui couvrent les coteaux voisins de la mer, et dont la verdure éclatante contraste agréablement avec les plaines et les campagnes desséchées de cette partie de la côte.

Le calme ou les vents contraires ont souvent changé ou suspendu notre marche. J’aurais bien voulu aborder quelquefois dans le port le plus voisin, ou descendre sur les rivages que nous voyions dans notre route ; j’aurais voulu visiter l’intérieur de chaque pays, connaître ses habitans, étudier son histoire sûr les lieux mêmes. Malheureusement il faut se contenter de la perspective. La situation où je me trouver en côtoyant ainsi la Grèce et ses îles, ne ressemble-t-elle pas un peu à celle d’un homme studieux qui serait condamné à se promener devant les rayons d’une riche bibliothèque fermée par des vitraux et des treillages ? Il ne pourrait voir que le dos, le titre et la forme des volumes mais il ne lui serait pas permis d’y toucher, et tout ce que ces livres contiennent, serait pour lui lettre close. Il ne faut pas croire, toutefois, que nos promenades rapides à travers l’Archipel soient sans charme et sans agrément. Mille tableaux se succèdent sans cesse autour de nous, et nous offrent des distractions continuelles. Ce sont tour à tour des rochers sauvages, des terres couvertes de vignes ou de moissons, des cités avec leurs tours et leurs remparts, des lieux remplis de grands souvenirs ; s’il ne nous est pas permis de parcourir les pays offerts ainsi à nos regards, et d’en rapporter quelques trésors d’érudition, nous pouvons du moins admirer de loin toutes ces merveilles, et jouir chaque jour de la magnificence et de la variété du spectacle.

Il y avait trois jours que nous avions quitté la rade de Navarin. Nous étions toujours contrariés par les vents. Après avoir erré long-temps dans les parages d’Hydra et de Spezzia, nous sommes entrés enfin, le 8 juin, dans le golfe de Naupli, ou la mer Argolide. Vers le milieu de la journée, le Loiret a mouillé au fond du golfe en face de Naupli, que nous appelons, d’après les Italiens, Napoli de Romanie. Naupli est une des principales villes de la Morée, aujourd’hui le siège du gouvernement. Les Croisés, après la prise de Constantinople, s’en emparèrent, et la gardèrent jusqu’au XV<up>e siècle. Elle resta ensuite, comme plusieurs autres conquêtes des Croisés, au pouvoir des Vénitiens qui l’ont prise et reprise plusieurs fois sur les Turcs. C’est la seule ville de la Grèce qui, dans les derniers temps, ne soit pas tombée entre les mains d’Ibrahim. Elle est bâtie sur une langue de terre ou sur un coteau rapide qui s’avance dans la mer. Plusieurs tours, plusieurs fortifications, assez bien entretenues, en défendent l’approche du côté de la rade ; la ville est dominée, vers le nord, par la citadelle de Palamède ou Palamide. C’est un roc fortifié depuis sa base jusqu’à son sommet ; Il a une très-grande élévation ; et lorsque le canon gronde à cette hauteur, il me semble qu’on pourrait bien le prendre pour la foudre du ciel.

Je termine là cette lettre ; je vais descendre à terre. Je ne reprendrai la plume que lorsque j’aurai vu la ville et tout ce qu’elle peut offrir de curieux aux voyageurs.