Correspondance d’Orient, 1830-1831/004

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LETTRE IV.

NAUPLI.

À bord du Loiret, le 9 juin 1830

Lorsqu’on aperçoit la terre classique des beaux-arts, l’antiquité, avec ses prestiges de gloire et de grandeur, se présente à la pensée. Mais le charme ne dure pas long-temps ; les rêves les plus poétiques sont sur le point de s’évanouir et de disparaître comme une ombre vaine, lorsqu’on arrive sur les lieux et qu’on va mettre le pied sur la rive.

À peine le Loiret avait-il jeté l’ancre, que nous avons vu autour de nous trois barques chargées de Grecs aveugles et de quelques petits enfans qui demandaient l’aumône ; les vieillards aveugles frappaient les mains, tendaient les bras vers le ciel, et s’écriaient d’un ton lamentable Christos, Christos, Francese, bono Francese. Ils avaient la tête rasée tout autour, et quelques tresses de cheveux pendaient sur leurs épaules ; leurs vêtemens étaient sales et déchirés, leur barbe dégoûtante. Un de ces vieillards avait un violon noir à demi brisé, et promenait au hasard un mauvais archet sur des cordes détendues. Les enfans étaient presque nus, couverts d’ordure et brûlés par le soleil. La voix aigre et glapissante des jeunes mendians, les cris des vieillards, mêlés au son d’un instrument barbare, formaient un concert qui déchirait à la fois le cœur et les oreilles. Nous avons détourné nos regards de ce triste spectacle, en jetant quelques pièces de monnaie dans les barques de ces pauvres Grecs.

La mendicité est la lèpre de toutes les vieilles sociétés qu’on s’efforce inutilement de rajeunir. La civilisation ne guérit pas le mal ; mais elle parvient à le cacher. Je me rappelle qu’au moment où nous avons quitté Paris, il n’y était question que d’extirper la mendicité, ou plutôt de la dérober aux regards du public. La charité, à cet égard, était si ardente, que la police et ses gendarmes poursuivaient les pauvres dans les rues pour leur faire accepter les bienfaits de l’hospitalité. J’ai jugé, d’après la visite que nous venions d’avoir, qu’on n’en est pas encore là à Napoli de Romanie.

Nous étions impatiens d’aller à terre ; nous sommes descendus sur un quai pavé et assez bien entretenu. La ville est divisée en deux parties, la ville basse et la ville haute, séparées l’une de l’autre par un rempart ; il faut marcher quinze à vingt minutes pour aller de la ville basse à la citadelle de Palamède. Les murailles de la cité portent encore çà et là des traces du séjour des Vénitiens. Les Turcs, qui ont occupé la ville jusqu’aux derniers temps, n’y ont laissé que des fontaines, sur lesquelles on lit encore des passages du Coran. Quelques rues sont pavées à moitié ; d’autres ne le sont pas du tout. Le premier étage des maisons s’avance de deux ou trois pieds sur la rue : ce qui nuit à la perspective autant qu’à la salubrité. On a construit depuis peu quelques maisons a l’italienne et à la française ; ces édifices sont plutôt une bigarrure qu’ils ne sont un ornement ou une amélioration. On n’a pris aucune mesure pour l’écoulement des immondices ; il s’échappe, de tous les quartiers et surtout des égouts, des exhalaisons infectes. La partie misérable de la population est entassée dans des cabanes (calives) qui encombrent plusieurs quartiers. On a proposé, des plans pour assainir la cité ; mais, dans un pays rempli de factions, on a bien autre chose à faire qu’à se préserver de la peste, et des épidémies.

Il en coûte plus cher à Naupli, pour se loger commodément, qu’il n’en coûterait dans les quartiers les plus fréquentés de Paris. Comme cette ville est la seule qui soit restée debout pendant la guerre, on a dû s’y réfugier de toutes les parties de la Grèce. La population a dû s’accroître aussi, depuis que Naupli est devenue le siège du gouvernement. La ville a beaucoup de cafés qui sont toujours pleins quelques-uns sont bruyans et peu sûrs pour les étrangers. Ce qui frappe surtout ceux qui arrivent, c’est que, hors des bazars qui offrent quelque mouvement on ne rencontre dans les rues et dans les maisons, que des gens désœuvrés ; la misère et l’oisiveté, voilà les deux caractères distinctifs de cette population, qui est comme un résumé de celle de la Grèce. Une ville peuplée d’oisifs et de misérables ne doit pas être facile a gouverner, et je m’étonne qu’on ait fait un crime au président d’y avoir établi une police. Là se trouvent rassemblés tous les genres de prétentions et tous les genres d’infortunes. Naupli est devenue l’asile de tous ceux que la guerre a ruinés, de tous ceux qui se vantent d’avoir sauvé la patrie : ce qui suffirait peut-être pour peupler la cité. Ceux qui ont fui pendant la guerre viennent solliciter des indemnités ; ceux qui ont combattu des honneurs, de l’argent et du pouvoir. Après ceux qui mendient ainsi des pensions ou des places, viennent ceux qui implorent la pitié des passans. Cette misère, qui était venue au-devant de nous jusque dans la rade, nous la rencontrons à chaque pas dans la ville ; les uns, à qui on a coupé la main, lèvent au ciel leurs bras mutilés ; les autres montrent par leurs gestes et des sons inarticulés qu’on leur a coupé la langue. En voyant ces pauvres Grecs, on se rappelle naturellement toutes les souscriptions ouvertes en Europe, tous les bals, tous les concerts donnés au profit des malheureux enfans de la Grèce. À qui a-t-on donné cet argent ? C’est une vérité fâcheuse à dire mais toutes les aumônes des philbellènes, toutes les charités des peuples et des rois, ont été employées à satisfaire de mauvaises passions, à contenir les excès de l’orgueil irrité, de l’ambition mécontente, de la jalousie toujours prête à s’armer du poignard de la sédition.

La plupart des chefs de là révolution habitent Naupli ; ils se haïssent mortellement les uns les autres ; il n’en est pas un qui ne condamnât tous ses rivaux à l’exil, s’il en avait le pouvoir, et qui ne fît revivre de grand cœur l’ancienne loi de l’ostracisme, pour se débarrasser de ceux dont la renommée ou le crédit l’importune. La nouvelle capitale de la Morée renferme aussi dans ses murs beaucoup de primats, de démogérontes, de logiotati, nobles créés par les pachas, plusieurs familles de princes nées à l’ombre du croissant ; tous ces gens-là représentent à merveille la vanité du pays, et se donnent pour cela beaucoup de mouvement. Une autre espèce d’hommes, qui est répandue dans toutes les provinces, et qui est en plus grand nombre à Naupli, ce sont les palicares, sorte de milice formée du temps des Turcs, et qui a combattu avec bravoure pour la cause de l’indépendance. Cette milice exige le prix de ses services avec un esprit d’orgueil qui pourrait passer pour de la révolte. Ils refusent de se soumettre à la nouvelle discipline ; et, quoiqu’ils reçoivent une paie, ils dédaignent de paraître sous les drapeaux. Ainsi la révolution grecque a aussi ses janissaires, dont il faudra subir les violences, ou qu’il faudra détruire par la force.

Tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai appris des mœurs politiques de ce pays m’a rappelé l’éloquent tableau que retrace Thucydide, d’une époque plus glorieuse que le temps présent, mais non moins féconde en désastres. « La guerre, dit l’historien, avait donné aux Grecs des leçons de violence, et les mœurs des citoyens étaient devenues conformes à l’âpreté des temps… L’homme violent était un homme sûr, celui qui le contrariait un homme suspect ; dresser des embûches et réussir, c’était avoir de l’esprit ; les prévenir, c’était en avoir davantage ; être le premier à faire du mal à ceux de qui on pouvait en attendre, c’était mériter des éloges ; on en recevait aussi, quand on savait exciter à nuire celui qui n’y songeait pas. Les uns, sous le prétexte de la liberté du peuple, les autres, sous celui d’une aristocratie modérée, affectaient de ne consulter que le bien de la patrie ; mais elle-même était en effet le prix qu’ils se disputaient. Dans leurs luttes réciproques, pour l’emporter les uns sur les autres par quelque moyen que ce fût, il hâtait pas d’excès que ne se permît leur audace ; soit par des décrets injustes qu’ils faisaient rendre, soit en se procurant le pouvoir à force ouverte, ils étaient toujours prêts à satisfaire leur haine. Jamais ni l’un ni l’autre parti ne transigeait de bonne foi ; mais ceux qui parvenaient à leurs fins en cachant adroitement leur ruse et leur perfidie, avaient le plus de réputation. Les citoyens étaient victimes des factions ardentes, soit parce qu’ils ne combattaient point avec elles, soit parce qu’on enviait leur tranquillité. » Les principaux traits de ce tableau peuvent très-bien s’appliquer à l’état actuel de la Grèce ; les passions qui troublèrent autrefois ce pays sont encore là, mêlées à nos corruptions modernes, et tout cela ne manquera pas d’éclater, quand viendra le jour des grands crimes et des grandes discordes.

À la suite d’une révolution qui avait la guerre pour auxiliaire, les institutions militaires ne devaient pas être négligées ; on a fondé à Naupli une école pour former de jeunes officiers ; cette école est dirigée par un homme respectable, le général Trézel. Chaque jour, on exerce les soldats, qu’on appelle des tacticos, à la discipline française ; ceux que nous avons vus paraissent montrer beaucoup de zèle et de docilité ; mais les recrutemens se font difficilement et la jeunesse grecque ne paraît pas montrer beaucoup de goût pour la gloire dés armes. D’un autre côté, tous les braves venus des différentes contrées de l’Europe pour défendre la cause de la liberté, ont quitté la Grèce depuis long-temps, n’emportant avec eux que le titre de Philhellènes, et l’espoir d’être mentionnés honorablement dans le procès-verbal d’un comité ou d’une académie. Tous les soldats qu’on a pu rassembler sous les drapeaux du nouveau gouvernement, et qui composent l’armée régulière, ne pourraient pas former deux régimens. Ils sont presque tous en garnison à Naupli ; on leur a bâti une caserne, le seul édifice ou le seul monument du temps actuel qui mérite quelque attention.

Ma première visite a été au résident de France, M. Rouan ; il a servi la Grèce par d’utiles conseils et par un esprit de conciliation dont le pays ne lui offre guères de modèles. J’avais aussi des lettres pour M. de Pannen, résident de Russie. M. de Pannen est un jeune seigneur russe qui réunit, à une érudition choisie et au goût éclairé des arts, la plus parfaite connaissance des affaires. Après l’avoir entendu, on pourrait le prendre pour un autre Anacharsis, envoyé par le grand roi pour négocier avec cette Grèce, objet de ses plus chères études. Quoique je n’eusse point de recommandation pour M. de Rigny, je lui ai fait une visite à bord du vaisseau amiral ; j’en ai été parfaitement accueilli. Personne n’a plus fait respecter le nom français, dans ce pays ; personne aussi n’y est plus considéré. Pour avoir une idée de la prépondérance actuelle de la France en Orient, il suffit de voir à son bord un amiral français. C’est là que se trouve tout ce qui inspire la confiance et le respect, tout ce qui fait la gloire et la puissance. J’ai parlé à M. l’amiral de Rigny du projet que j’avais d’aller à Smyrne, et de mon extrême désir de voir en passant les ruines d’Athènes ; il a donné aussitôt les ordres nécessaires pour cela, et m’a promis en outre de me faire conduire jusqu’à Jérusalem. Vous voyez, mon cher ami, que ma croisade commence sous d’heureux auspices, et, pour achever mon entreprise, il ne me reste plus à désirer que la santé et des vents favorables.

À bord du Loiret, le 10 juin.

LE PRÉSIDENT DE LA GRÈCE.

J’ai prié M. Rouan de me présenter au président de la Grèce, le comte Capo-Distrias. Il faut que je vous fasse le récit de ma présentation, qui a eu lieu hier ; je ne négligerai aucun détail. Après avoir traversé une rue solitaire dont je ne sais pas le nom (la plupart des rues de Naupli n’ont point de nom), nous sommes entrés dans une maison qui n’a aucune apparence extérieure, je ne me souviens pas même d’avoir vu une sentinelle à la porte. Nous avons passé par un vestibule étroit et obscur, et, montant par un escalier de bois, nous sommes arrivés dans une antichambre où il n’y avait personne. Une si grande simplicité me rappelait quelque chose des antiques vertus de la Grèce, et, si vous aviez été là, vous auriez pu croire que j’allais faire une visite à Phocion ou à quelque philosophe du Portique. Le président nous a reçus dans une salle assez vaste, où la lumière pénètre de tous les côtés, à la fois, et dont le soleil fait en quelque sorte le principal ornement, on n’y trouve d’autres meubles qu’un sopha circulaire et une espèce de secrétaire et de bureau où travaille son Excellence. Le président est un homme de cinquante-cinq ans. J’ai remarqué dans sa physionomie un air spirituel et bienveillant, et dans ses manières, la politesse des gens de cour, mêlée au ton réservé des diplomates. Son élocution est élégante et facile, il a plus de finesse que d’étendue et d’élévation dans l’esprit ; sa conversation est bien moins empruntée à ce que l’expérience a de positif qu’aux spéculations de la philosophie ; en un mot, il paraît plus appartenir à l’école rêveuse de Platon qu’à l’école politique de Périclès et de Thémistocle, et sa vanité, qu’il ne cache point, lui donne, dès l’abord quelque chose d’hellénique.

Après les complimens d’usage, le président m’a demandé des nouvelles de la France j’ai répondu laconiquement sur ce point ; j’étais impatient d’entendre parler de la Grèce. La conversation a été d’abord générale ; elle a roulé sur les temps passés. Pour me rapprocher du temps présent, j’ai demandé au président quel nom on devait donner à la Grèce régénérée : sera-t-elle un royaume ou une république ? — Un royaume, m’a-t-il dit car il faut donner un lien, un intérêt commun à des provinces toujours prêtes à se séparer les unes des autres. — La chose ne sera pas facile ; on a pu élever quelquefois un temple au vrai Dieu avec les colonnes d’un temple de Jupiter ou de Minerve mais comment bâtir un trône sur le sol et avec la poussière des vieilles républiques ? — Ce que m’a répondu ici son Excellence m’a prouvé qu’il partageait mon avis. Si j’ai deviné sa pensée, il ne m’a pas paru trop éloigné de croire qu’on aurait mieux fait de s’en tenir à la présidence. — Quel que soit le nom qu’on donnera à la Grèce régénérée, il sera toujours difficile de gouverner un pays que tout le monde a la prétention d’avoir sauvée, et qu’on prétend sauver tous les jours. Une autre difficulté, et la plus grande de toutes, c’est la misère qui suit une révolution et qui produit le mécontentement indocile et la plainte séditieuse. Un retour rapide et violent à la liberté doit avoir altéré l’esprit d’obéissance et affaibli le respect des peuples pour tout ce qu’il y a de sacré dans les sociétés humaines. — Le président est convenu qu’il y avait beaucoup à faire encore pour établir chez les Grecs un bon gouvernement. Nous n’avons plus, a-t-il ajouté en souriant, la ressource merveilleuse de l’oracle de Delphes ; mais les principes nous tiendront lieu de croyances. — Les principes peuvent être invoqués encore dans nos tribunes politiques, ils peuvent encore servir de prétexte à l’ambition, à la haine, à l’esprit de parti ; mais ils ne règlent plus la conduite dé personne. Une chose malheureuse, a répliqué son Excellence, c’est qu’un peuple qui vient de conquérir sa liberté n’a guères la pensée d’en confier la garde à la sagesse des lois, et qu’une génération qui a secoué le joug est rarement celle qui fonde des institutions. — Rien n’est plus vrai ; une génération qui a fait une révolution ne s’occupe souvent qu’à détruire ce qu’elle a fait ; la France nous en offre plusieurs exemples depuis un demi-siècle ; mais au moins faudrait-il qu’on songeât à réparer les maux du présent par le travail et l’industrie. J’ai partout remarqué parmi les Grecs un extrême penchant à l’oisiveté, cette grande maladie des sociétés d’Orient. L’ancienne Attique, par exemple, avait quatre cent mille esclaves qui travaillaient, tandis que les citoyens d’Athènes s’occupaient des lois de la république. Il n’en est pas ainsi dans la Grèce moderne, où personne ne travaille, où tout le monde veut faire où défaire des lois. — Le président était frappé comme moi de ces observations ; tous les soins de son gouvernement tendaient à faire du peuple grec un peuple actif et industrieux. Quelques-uns des moyens qu’il veut employer pour parvenir à son but m’ont paru avoir quelque chose de vague et de chimérique qui ne permet guères de croire aux succès de son entreprise. Le meilleur de ces moyens, selon lui, est de changer le costume des Grecs et de leur faire quitter la fousanelle, qui gêne leur mouvement et les retient dans l’inaction. Notre entretien a roulé ensuite sur la popularité en général et sur la destinée de ceux qui se dévouent au bonheur des peuples. Un sujet si fécond n’était pas facile à traiter, en présence d’un homme que l’opinion populaire avait d’abord accueilli avec transport et qu’elle repousse aujourd’hui avec une sorte de violence. Les révolutions, lui disais-je, ont des secrets qu’elles ne révèlent point, on ne sait presque jamais tout-ce qu’elles veulent ; voilà pourquoi il est si difficile de les servir, si dangereux de se mettre à leur tête. L’antiquité nous apprend que le sphinx du Cithéron arrêtait les passans pour leur proposer des énigmes, et qu’il dévorait ceux qui ne les devinaient pas : toute révolution populaire fait comme le sphinx. — Ces idées générales ont pu déplaire à son Excellence ; j’ai cru m’apercevoir, que sa philosophie n’était pas encore aguerrie contre certaines vérités. Je n’ai point voulu lui parler de l’injustice des peuples, ce qui eût été un lieu commun, ni de l’exemple de Thémistocle et d’Aristide, ce qui eut été une flatterie. J’ai mieux aimé changer de conversation, et j’ai fini par lui parler de l’ancien ministre de l’empereur Alexandre. La complaisance avec laquelle il m’a répondu m’a fait voir qu’il n’avait point oublié la cour de Russie, et que le président des Hellènes mettait toujours du prix à la faveur des rois.

Notre conversation en est restée là, et j’ai pris congé du président. Je ne prétends pas connaître à fond sa politique et son caractère, mais il me semble que rien n’est plus-facile que d’apprécier ses embarras. Nous avons vu souvent en France des gouvernemens provisoires, et vous savez ce qu’ils ont fait ; qu’est-ce en effet qu’une autorité qui n’existait pas hier, et qui n’existera pas demain ? qu’est-ce qu’un président qui attend un monarque ? une république qu’on organise en attendant une royauté ? aujourd’hui une espèce de royaume sans roi ? bientôt un roi sans royaume ? On refuse au président de la Grèce les qualités d’un homme d’état ; mais un homme d’état ne réussirait pas davantage. Je pense que la position de Capo-Distrias, position qu’il n’a point choisie, l’a jeté dans le discrédit où il est tombé, et dans l’impossibilité de gouverner et d’agir ; encore plus que les fautes qu’il a pu commettre. Il n’y a rien de pire en politique qu’un état de choses qu’on croit constitué et qui ne l’est pas du tout ; l’établissement d’une autorité précaire a trompé à la fois l’Europe et la Grèce, a pu tromper le président lui-même : on ne songe point à faire ce qu’on croit déjà fait. Ainsi peut-être a-t-on perdu, pour organiser ce malheureux pays, les seuls momens qui décident du sort des révolutions et de la destinée des peuples ! On suppose au président un caractère dissimulé, un pareil reproche s’adresse d’ordinaire à tous-ceux que les circonstances ont placés dans une position fausse, et que la faveur populaire a tout à fait abandonnés. On les accuse d’abord d’avoir des intentions hostiles et violentes, puis, lorsque ces intentions ne se manifestent point par des actes extérieurs, les partis s’indignent de voir leurs prévisions en défaut, et l’idée de la dissimulation vient alors au secours de la haine implacable et de la malveillance opiniâtre. J’ai plusieurs fois ouï dire que le président avait fait des tentatives pour retarder l’arrivée de Léopold, et pour l’amener à donner sa démission ; il nourrirait ainsi l’espoir de garder la présidence et de la convertir pour lui et sa famille en une espèce de royauté ; il m’a semblé entrevoir cette pensée dans quelques mots de sa conversation mais je ne puis croire qu’il s’y soit arrêté sérieusement. N’y aurait-il pas en effet plus d’aveuglement que d’ambition à vouloir régner sur des abîmes qu’on ne peut fermer ; à braver des orages contre lesquels on ne peut rien, à mépriser enfin les leçons du passé, pour affronter un avenir qui s’avance avec des calamités nouvelles ?

Le roi Léopold réussira-t-il mieux ? Personne ne le connaît ; il ne sera pour la Grèce qu’un monarque tombé des nues. Il n’est appelé ni par des souvenirs ni par des espérances ; on aura de la peine à rattacher la famille d’un prince allemand à celle d’Agamemnon, de Cécrops ou d’Agésilas, moins encore aux idées et aux intérêts que la révolution a fait naître : le prince Léopold n’inspire que le sentiment de la curiosité ; on l’attend à Naupli comme vous attendez à Paris les aiguilles de Cléopâtre ou les obélisques de Luxor ; il est une chose néanmoins qui pourrait le faire désirer ; on croit généralement qu’il arrive avec un emprunt tout fait de soixante millions ; c’est un grand attrait pour les enfans de Lycurgue et de Solon ; mais quand les soixante millions seront dépensés, que deviendra là royauté qu’on regarde maintenant comme un trésor, et qui ne sera plus qu’une bourse vide ? On n’a rien fait d’ailleurs pour établir et consolider le trône du nouveau venu. Les cabinets alliés ont cru qu’il suffisait de dire dans les traités qu’il y aurait un roi en Morée, et que ce roi viendrait de notre Europe. Quand je suis parti de Paris, il était beaucoup question de tracer les limites du territoire grec ; mais personne ne songeait à tracer les limites du pouvoir royal, ou celles du pouvoir populaire, en un mot, à constituer un gouvernement ; on n’y songe pas plus ici qu’à Paris à Pétersbourg et à Londres ; le nouveau roi viendra sans savoir à quelles conditions il régnera, comment il doit régner ; il n’aura d’autre perspective que d’être le continuateur de Capo-Distrias ; même il ne doit pas s’attendre à être plus populaire que le président ; car, dans ce pays comme dans beaucoup d’autres, la popularité ne s’attache guères à ceux qui ont la mission de rétablir l’ordre quelque part. Les opinions populaires ne soutiennent presque jamais ce qu’elles ont élevé, et, dans leur extrême mobilité, elles ressemblent aux vents orageux qui finissent toujours par laisser tomber ce qu’ils ont porté jusqu’aux nues. Tel est le sort qui menace la royauté nouvelle de la Grèce.

À bord du Loiret, le 11 juin 1830

RUINES DE THYRINTHE.

Il nous restait beaucoup de choses à voir à Naupli et dans le voisinage ; comme notre séjour ne devait pas se prolonger long-temps, nous nous sommes partagé la tâche avec M. Poujoulat, tandis qu’il a été voir Argos et Mycènes, j’ai dirigé ma course vers Tyrinthe. Nous avons quitté ce matin le Loiret au lever du jour ; en traversant la ville haute, nous avons vu une maison qu’on achève de bâtir, et qu’on appelle l’hôtel ou le palais du président ; cet édifice se trouve au milieu d’une place non pavée et plantée de quelques platanes. C’est là que le roi Léopold sera reçu, s’il arrive ; c’est tout ce qu’on a fait dans son royaume pour le recevoir. Cette demeure royale, pour l’élégance de sa construction, est bien au-dessus de celle qu’occupe maintenant Capo-Distrias, mais aussi beaucoup au-dessous de nos hôtels du faubourg Saint-Honoré ou de la Chaussée-d’Antin. Nous sommes sortis de la ville par la porte de Palamède. On voit encore, sur cette porte, de construction vénitienne, une sculpture fort bien conservée, représentant le lion de Saint-Marc ; on remarque d’autant plus aujourd’hui ces armoiries d’une puissante république, qu’elles ne sont plus que des souvenirs, et qu’on ne les trouve plus que parmi les ruines. Bien long-temps avant le lion de, Saint-Marc, si nous en croyons l’histoire ancienne, Naupli avait sur ses portes des armoiries semblables à celles que certaines traditions populaires donnent à la ville de Bourges, avec la seule différence, que l’âne de Naupli n’était pas assis dans un fauteuil.

À quelques pas de la porte est une espèce d’esplanade ou terrain vague, où le hasard a fait naître quelques arbres ; ce lieu est la promenade publique. J’avais lu dans les voyageurs que les campagnes de Naupli étaient couvertes de mûriers et d’oliviers. Nous n’y avons pas vu un arbre : les soldats d’Ibrahim ont tout ravagée, tout brûlé ; il n’est resté que la terre, qui paraît d’ailleurs très-fertile. Après avoir traversé des terrains marécageux, et dépasse une montagne aride qui borde la plaine vers le nord, nous sommes arrivés à Tyrinthe. C’est une colline ou plutôt une élévation de terre où se montrent d’antiques ruines. On nous a conduits d’abord dans une espèce de corridor souterrain qui reçoit le jour par plusieurs ouvertures ; ce corridor est formé de grosses pierres non taillées, arrangées sans ciment ; mais si bien liées ensemble, qu’elles surpassent en solidité les plus parfaites constructions des modernes. Depuis trois mille ans, aucune pierre ne s’est détachée de cette voûte, sous laquelle on nous assure qu’Hercule s’est reposé de ses travaux, et qui, si on en croit les traditions mythologiques, servait de chambre à coucher aux filles de Prétus.

Après être resté quelque temps dans cette galerie où les troupeaux ont laissé les marques de leur passage, nous avons visité les autres ruines de Tyrinthe ; elles se réduisent à des fondations ou a des pans dé murailles, dont la construction et la forme ont évidemment le caractère cyclopéen. Elles se trouvent en grande partie recouvertes de terre végétale, ce qui fait qu’on ne peut en avoir une idée bien exacte, et qu’on ne les a jamais bien décrites. Tout autour de la colline, on voit de grosses pierres dispersées çà et là parmi des touffes d’arbustes. Lorsque nous avons visité l’emplacement de ce qu’on appelle la citadelle ou l’Acropolis, on y moissonnait du froment ; et des milliers de cigales voltigeaient avec bruit au milieu des herbes brûlées par le soleil. Tout cela présente à l’esprit des idées assez confuses, et, la seule pensée à laquelle on puisse s’arrêter, c’est que ces ruines brutes, et grossières, ces ruines qui ont précédé tous les arts, ne sont pas seulement pour nous un souvenir de l’antiquité, mais une révélation merveilleuse des temps primitifs. On a beaucoup parlé dans notre siècle de l’architecture cyclopéenne ; chez les anciens, ces constructions, dont on n’avait vu de modèle que dans la nature elle-même, furent d’abord un sujet d’étonnement, et pour en expliquer les merveilles, on dut les attribuer à des hommes d’une force extraordinaire, à des géants qu’on appela des Cyclopes. Il n’était donne, en effet, au moins dans l’opinion du vulgaire, qu’à une force gigantesque de remuer d’énormes masses et de les arranger pour en former des abris pour l’homme, des temples pour les dieux. Voilà pourquoi dans les premiers temps, on donna le nom de Cyclopes à ceux qui construisaient des édifices ; ce nom fut donné aussi par le même motif à ceux qui se servirent les premiers du fer, et qui les premiers, domptèrent les métaux. On voit dans plusieurs auteurs anciens qu’on faisait venir des Cyclopes de la Phénicie et de la Lycie. Or, ces Cyclopes de la Phénicie et de la Lycie, ne pouvaient être que des ouvriers plus habiles que les autres pour la construction des maisons et des cités.

Quoiqu’il en soit, il est bien certain que les ruines de Tyrinthe appartiennent aux temps les plus reculés. Tyrinthe existait long-temps avant le siége de Troie et son histoire se perd tellement dans les temps héroïques ou fabuleux, qu’on n’ose la rappeler aujourd’hui. Nous savons que le peuple de Tyrinthe fut vaincu par les Argiens, et transporté tout entier à Argos. Quelques auteurs nous disent que les Tyrinthiens avaient une manie étrange, plus étrange encore dans l’antiquité qu’elle ne le serait dans les temps modernes, celle de rire sans cesse et à tout propos. Cette manie fut poussée à un tel excès, que les Tyrinthiens s’attirèrent le mépris des hommes, et que l’oracle les menaça de la colère des Dieux. Je n’ai rien vu dans les ruines de Tyrinthe, ni dans son climat, ni dans l’air qu’on y respire, qui pût expliquer cette singulière disposition à s’égayer. Le docteur Clarke, qui a décrit Tyrinthe, et qui écrivait dans un temps où il était de mode en Angleterre de se moquer de la légèreté française, a voulu faire ici comme la plupart de ses compatriotes. « Messieurs les Parisiens, dit le docteur anglais, ne sont pas moins portés a l’enjouement que les Tyrinthiens ; et comme, d’un autre côté, ils regardent l’architecture cyclopéenne ou celtique comme une architecture de leurs aïeux, pourquoi ne réclameraient-ils pas la gloire d’avoir fondé Tyrinthe, ou tout au moins d’y avoir envoyé une colonie ? » Les Parisiens auraient pu rire autrefois de la gaité du grave docteur ; mais il y a long-temps s qu’on ne rit pas plus a Paris, qu’on ne rit à Tyrinthe.

En parcourant la colline où gissent les restes cyclopéens, nous avons rencontré un jeune Grec qui semblait être venu, comme nous, pour visiter les ruines. Il était assis sur un débris de la citadelle, et tenait un livre sous le bras. Je lui ai adresse quelques mots en français. Il m’a répondu dans la même langue ; ce qui m’a surpris très-agréablement. Il s’est offert pour être notre cicérone, et nous a dit tout ce qu’il savait de Tyrinthe. J’ai jugé, d’après sa conversation, qu’il ne manquait point de savoir. Il n’avait point négligé l’étude de l’ancienne Grèce ; mais la France nouvelle occupait bien plus ses pensées. Je lui ai demandé s’il était de Naupli. Je suis né à Sparte, m’a-t-il répondu, et je demeure à Argos, où mon pére est membre du tribunal de cassation. Cette idée du tribunat de cassation, mêlée aux souvenirs d’Argos et de Sparte, m’a confondu, et peu s’en faut que je n’aie vu pousser des cornes à notre jeune Spartiate. Le livre qu’il portait sous le bras était une de ces brochures qu’on ne connaît pas à Paris, quoiqu’elles en viennent. Je me souviens à ce sujet qu’on envoyait ces sortes de productions littéraires dans les colonies, quand nous avions des colonies. Nous les envoyons maintenant aux habitans d’Athènes et de Lacédémone ; et vous voyez qu’elles sont fort bien accueillies.

Ce jeune homme, de Sparte (ou plutôt de Misithra), avec ses manières françaises, avec sa brochure de Paris, avec son père membre du tribunal de cassation à Argos, peut vous donner une idée de la nation grecque, et vous faire juger ce que peut être un pays placé entre le souvenir vague de sa propre histoire, et les merveilles d’une civilisation moderne qu’on veut imiter sans la comprendre. J’ai vu dans notre révolution nos Aristides de carrefour singer l’ancienne Grèce qu’ils ne connaissaient point. Les enfans de la Grèce singent de même aujourd’hui la France nouvelle sans en savoir davantage.

En retournant à Naupli, nous sommes entrés dans une ferme modèle, placée à deux cents pas de Tyrinthe. Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce pays, c’est qu’on y rencontre presque partout une nouveauté à côté d’une ruine. Cette ferme modèle a été établie par te président, qui veut que l’agriculture des Grecs soit une imitation de la notre. Elle rappelle en petit la ferme de Rambouillet avec sa pépinière, son école horticulaire et ses mérinos. Sur une terre où tout commence, dans des campagnes restées long-temps incultes, on veut introduire les usages d’une agriculture poussée au dernier point de perfection. La différence des climats, les habitudes des peuples, tout cela n’est compté pour rien. Pour le plaisir seul de nous imiter, on ferait volontiers croître les orangers et les myrtes dans des~serres-chaudes, comme on le fait sous notre ciel froid et brumeux : ce ne sont partout que des imitations serviles de ce qui se fait chez nous. Nous avions déjà vu un préfet à Modon, et, je crois un maire à Navarin. On m’a parlé de deux ou trois princesses grecques de Naupli qui font venir toutes leurs modes de Paris, et qui se piquent de donner des routs comme on en donne dans la Chaussée-d’Antin. On se flatte avec cela de ressusciter le siècle de Péridès ; et l’Europe se demande si les villes de Thésée et de Lycurgue sont sorties de leurs ruines.

Un de nos compagnons de voyage, qui était venu avec moi à Tyrinthe, voyait avec peine ma mauvaise humeur contre les Grecs. Il est une chose, me disait-il, que la Grèce ne nous empruntera point ; c’est le beau ciel qui nous éclaire maintenant, et qui couvre la terre de moissons ; il est impossible, avec cela qu’une société ne se relève pas de l’état de misère où elle est tombée. Oui, sans doute, mais le soleil ne fait pas le patriotisme ; pour servir sa patrie, il faut commencer par être de son pays, en avoir le caractère et les mœurs, y être attaché par des souvenirs. Vous voyez que le soleil de la Grèce, comme celui de nos climats, ne féconde que les plantes qui ont leurs racines dans le sol ; il brûle les autres, ou le vent les emporte. On ne peut, j’en conviens, ressusciter la Grèce antique, mais la civilisation d’un peuple doit naître de son propre génie, du caractère que la nature lui a donné ; la Grèce, en un mot, ne saurait prospérer avec des Grecs qui sont tour a tour Français, Allemands ou Anglais, et même Turcs dans certains momens.

Vous allez me prendre, mon cher ami, pour un de ces fâcheux qui n’aiment rien et qui sont mécontens de tout ; vous allez croire que ne suis venu en Grèce que pour y adorer les traces du misanthrope Timon et pour y chercher son trop fameux figuier. Je n’ai jamais fait, il est vrai, partie d’un comité philhellène ; mais je n’en désire pas moins que ce beau pays sorte de son vieux sépulcre, et qu’il, revive parmi les peuples civilisés ; si la Grèce ne m’inspirait pas un vif intérêt, je n’aurais pas traversé les mers pour la visiter, et, quand je montre de l’humeur, c’est contre ce qui peut lui nuire. Je ne voudrais pas qu’il fût dit un jour dans l’histoire, que les Grecs ont perdu toutes les vertus qui les ont illustrée dans l’antiquité, et qu’ils n’ont conservé que les défauts qui amenèrent autrefois leur décadence et leur ruine. Tant que les Grecs ont été sous le joug des Turcs, on a dû les plaindre et les excuser depuis que la liberté leur a été rendue, ils doivent s’attendre à être jugés plus sévèrement.

Nous sommes rentrés de bonne heure dans le Loiret ; où j’ai le temps de vous écrire avant que le soleil quitte l’horizon. M. Poujoulat revient aussi d’Argos et de Mycènes il va rédiger la relation de sa promenade dans l’Argolide et vous la recevrez avec ma lettre sur Tyrinthe de sorte que le pays où nous sommes vous sera bien connu.