Correspondance d’Orient, 1830-1831/012

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LETTRE XII.

Smyrne, le 28 juin 1830.

LES ENVIRONS DE SMYRNE.

Nous avons fait ces jours derniers plusieurs promenades aux environs de Smyrne ; je vous parlerai d’abord de notre course aux bains de Diane. En sortant par la porte des Caravanes, à une demi lieue hors de la ville, on trouve une source ou courant d’eau qui se jette dans un marais ; quelques arbres sont plantés à l’entour. Un voyageur du dix-septième siècle avait reconnu là les vestiges d’un temple ; M. Fauvel a distingué un pilastre, et des tronçons de colonne à travers les joncs et les roseaux. On croit que ce sont les ruines d’un temple élevé à Diane par une colonie venue d’Éphèse. Ce lieu est appelé par, le Turcs Chalcabounar.

Nous sommes, restés quelque temps : assis à l’ombre d’un platane, les yeux attachés sur la fontaine, ou bain de Diane, ayant derrière nous la grande route de Smyrne. Là, je rêvais, en silence aux singulières révolutions qui s’opèrent dans le monde où nous sommes. Nous étions alors dans le lieu même où s’élevèrent les autels d’une divinité du paganisme, et nous voyions passer près de nous de longues files de chameaux conduits par des Musulmans au turban vert, qu’on appelle les cousins de Mahomet ; le chamelier de chaque caravane, monté sur un âne, jouait du flageolet pour ranimer ses chameaux fatigués, et les airs du chamelier réveillaient les échos qui avaient répété les chants d’Homère. On sait que ce grand poète composa un hymne à Diane et qu’il le chanta lui-même en ce lieu où nous n’entendons plus que le bruit de la caravane qui passe et le coassement des grenouilles cachées dans Je marécage.

À un quart d’heure, de marche, de l’autre côté du chemin, nous, avons reconnu la source d’où coule la fontaine de Diane. On trouve là une grotte, moitié l’ouvrage de ta nature, moitié construite en maçonnerie ou avec des pierres apportées ; cette grotte n’a rien de remarquable que la tradition qui nous représente Homère venant y chercher des inspirations poétiques. Le voyageur ne peut parcourir Smyrne et ses environs sans que le souvenir du divin poète ne vienne se mêler à ses pensées. Je ne répéterai point les traditions merveilleuses dont tout ce pays est rempli ; l’histoire de l’auteur de l’Illiade est comme celle de ses dieux, semée de beaucoup de fables, et pour qu’il ne manquât rien à la ressemblance, l’existence même du poète a fini par être contestée. La réputation d’Homère ne commença que long-temps après sa mort, et la postérité ne put savoir avec exactitude quelles avaient été l’origine et la vie d’un homme dans lequel ses contemporains n’avaient vu qu’un pauvre aveugle. Aussi je ne recherche point ses traces dans un lieu plutôt que dans un autre, mais ce que je regarde comme certain, c’est qu’il a habité cette partie dé l’Ionie, et que le pays dans lequel nous sommes, fut le premier dans l’antiquité où ses vers furent chantés et regardés comme une inspiration des dieux. Si les bords du Mêlés n’ont pas vu naître Homère, c’est là du moins que naquirent l’Illiade et l’Odyssée, et que commença l’admiration de la postérité pour ces deux merveilles de la poésie. Nous savons que dès la plus haute antiquité, l’Ionie avait une école où les disciples d’Homère récitaient ses vers. Ces enfans de l’harmonie répétaient leurs concerts au penchant d’un coteau à pente douce et près du temple de Diane, entouré d’un bosquet délicieux. Là, Quintus, auteur de la Guerre de Troie, invoquait les muses dès l’âge où un duvet léger couvrait à peine ses joues, et lorsqu’il conduisait ses troupeaux dans les pâturages de Smyrne, séparés de l’Hermus par trois fois la portée de la voix humaine[1].

Toutes ces campagnes, premier séjour des divinités païennes, avaient quelque chose de sacré qui les mettait en harmonie avec les poésies d’Homère et de ses disciples. Les temples de Diane et e Cybèle peuvent être regardés comme les premiers monumens de la mythologie grecque, et comme si la nature elle-même eùt voulu se prêter ici aux poétiques fictions, les fleuves et les montagnes avaient aussi leurs merveilles qui entretenaient la superstition des peuples. Le rocher qui représentait Niobé, celui qui formait les autels de la mère des dieux, en même temps qu’ils inspiraient les chants des poètes, devaient disposer la multitude à les écouter avec respect ; Homère, dans les temps primitifs, n’était pas seulement regardé comme un chantre harmonieux, mais comme l’apôtre et l’interprète des divinités. Il se mêlait à l’admiration pour ses vers une sorte de dévotion pour son caractère religieux ; voilà pourquoi on lui éleva un temple à Smyrne ; voilà pourquoi on divinisa le Mêlés, et que les grottes qui l’avaient inspiré, furent partout révérées comme des sanctuaires. Lorsqu’il n’eut plus que son caractère de poète, il ne lui resta que des adorateurs littéraires ; le pays qui lui avait dressé des autels, se hâta de les briser ; bientôt même ce beau génie fut entièrement oublié, semblable à un astre du ciel qui s’éteint ou disparaît dans la nuit. C’est ce qui a fait que la postérité n’a plus que des souvenirs confus, et qu’aujourd’hui nous ne pouvons suivre Homère dans les lieux même que ses chants ont illustrés.

Quand nous avons repris la route de Smyrne, quoique la journée fut encore peu avancée, la chaleur se faisait déjà sentir très-vivement. Nous avons rencontré sur le chemin les chameaux qui rapportent du mont Sipile la glace et la neige, pour l’approvisionnement journalier de Smyrne. La charge de ces animaux se fondait au soleil, et tombait goutte à goutte sur la poussière ardente. Ces gouttes transparentes avaient plus de charmes pour nous que n’en eurent jamais pour les poètes les perles de la rosée printanière. Au milieu de la poudre brûlante du chemin et des ardeurs d’un climat qui dévore, nous regardions à peine les dromadaires qui passaient devant nous chargés des trésors de la Perse et de l’Inde, et tous nos regards restaient attachés, sur la charge humide des chameaux du Sipile. Nous nous sommes arrêtés au pont des Caravanes. Dans ce lieu, le fleuve ou la rivière à laquelle on donne mal à propos le nom de Mélès, élargit son lit, et présente l’aspect d’un canal limpide ; les habitans de Smyrne y viennent pendant la chaleur de la journée goûter la fraîcheur des eaux et des ombrages ; on y prend des sorbets et des glaces ; des Turcs, étendus sur des coussins, fumaient tranquillement leur chibouc, suivant des yeux les oies et les canards qui nageaient sur la surface tranquille de l’onde. Une cabane ou un café est suspendu entre les branches d’un platane ; les femmes d’un harem, semblables à une troupe d’oiseaux se faisaient entendre à travers le feuillage ; des femmes juives étaient assises par groupes sur la rive. Après nous être arrêtés une heure dans ce vallon pittoresque, nous sommes montés au sommet du Pagus qui s’élève près de là, Vous avez pu voir dans quelques unes de nos provinces de France, le sommet d’une colline ou d’une montagne, couvert des ruines d’une forteresse, ou d’un château abandonné et détruit. Les ruines de la citadelle de Smyrne, couvrant la cime du mont Pagus, présentent à peu près le même spectacle. Une grande partie des murailles est debout ; nous avons trouvé dans l’enceinte les restes d’une citerne voûtée, et d’un édifice, qui a été tour à tour une chapelle et une mosquée. En entrant par la porte de l’ouest, on aperçoit à droite une figure colossale placée dans le mur ; les voyageurs ont cru y reconnaître l’image d’Apollon ou celle de la nymphe Smyrna. Elle à subi quelques dégradations ; on lui a brisé le nez on a lait en outre une petite brèche au dessous de la statue, comme si on eut voulu l’enlever. La nymphe Smyrna s’est trouvée ainsi entre deux barbaries : celle des Turcs, qui ne peuvent souffrir une représentation de l’homme sur le marbre ou la pierre, et celle de quelques amateurs qui auront voulu posséder la nymphe dans leur cabinet.

Avant de descendre dans la ville, nous avons voulu visiter les cimetières plantés de cyprès qui couronnent la cité, et qui avaient d’abord frappé nos regards à notre arrivée dans la rade. Un silence religieux, une solitude qui a quelque chose de solennel et de triste, vous fait juger au premier abord que vous êtes dans un lieu consacré aux souvenirs funèbres. Nous avons reconnu que chez les Turcs la demeure des morts est plus ornée et plus solidement bâtie que celle des vivans ; les cimetières présentent souvent d’élégans mausolées revêtus de belles colonnes, il est peu de tombeaux qui ne soient ornés de marbre avec des inscriptions, quelquefois tracées en lettres d’or, souvent ce sont des marbres arrachés à des ruines d’anciens édifices, des colonnes enlevées à des monumens antiques qui viennent décorer lés cercueils, on reprendra quelque jour aux cercueils leurs ornemens pour en construire des édifices nouveaux ; ainsi va le monde ; on batit des sépulcres avec les pierres des palais, et des palais avec le marbre des sépulcre ; c’est comme la nature qui modifie sans cesse ses formes, qui détruit pour créer, qui crée pour détruire, et qui compose chaque saison avec les débris des saisons précédentes. Nous aurons souvent l’occasion, dans notre voyage, de parler des cimetières turcs.

Smyrne, le 1er juillet

PROMENADE À BOURNABAT.

Smyrne a dans ses environs plusieurs villages où beaucoup de ses habitans vont passer l’été. Ils vont y chercher un asile contre la chaleur excessive, quelquefois même contre les ravages de la peste. Parmi ceux qui désertent ainsi la ville, on ne compte guères que des Francs, des Arméniens et des Grecs ; les Turcs ne se déplacent pas si facilement et paraissent être tout à fait de l’avis de M. de Voltaire, qui regardait la campagne comme le premier des plaisirs insipides. La promenade n’a aucun charme pour les osmanlis, et les quartiers de la haute ville qu’ils habitent de préférence, leur offrent comme la vie des champs, le silence la solitude et le repos, qu’ils aiment par dessus tout. Quant à la crainte de la peste, elle ne saurait déterminer un vrai croyant à passer d’un lieu dans un autre car l’heure de chacun est marquée par le destin, et c’est tenter Dieu que de chercher à l’éviter.

Nous sommes allés hier à Bournabat, village situé au nord-est de Smyrne, à deux heures de distance. On y va également par terre, ou bien dans un bateau qui vous conduit au fond de la rade, à trois-quarts d’heure du village. En prenant le chemin de terre, on marche d’abord entre les jardins de Smyrne et les rivages de la mer, puis, après avoir dépassé le golfe, vous, trouvez des ânes qui vous portent jusqu’à Bournabat ; la route est bien tracée et vous vous croiriez sur un chemin d’Europe ; vous avez à droite et à gauche des tamarics ou de longs roseaux blanchis par la poussière du chemin, des oliviers, des figuiers et des noyers dont l’ombre rare ne vous garantit que faiblement des feux du soleil. La campagne de Bournabat nous a paru assez riante, malgré les ardeurs de la saison ; nous nous étonnions que les vergers et les jardins eussent conservé les couleurs du printemps au milieu de ces torrens de flammes qui tombaient autour de nous. La petite rivière qui arrose le territoire de Bournabat ne suffit pas pour y entretenir la fraîcheur ; il n’y a là de verdure que sur les arbres, et la terre est sèche et brûlée. La petite cité de Bournabat s’élève au penchant d’une colline, ayant derrière elle les hautes montagnes qui dominent les plaines de l’Hermus. Les maisons sont construites avec une certaine élégance ; on remarque dans les rues et sur tes placer un air d’aisance et de propreté qu’il est rare de rencontrer dans les villages et les cités d’Orient. La population de Bournabat, qui est ordinairement de trois ou quatre mille habitans, est presque doublée depuis le mois de mars jusqu’au mois de novembre ; les mœurs de cette population n’offrent aucun caractère particulier ; ce sont les mœurs de Smyrne, c’est une portion de la caravane dont je vous parlais tout à l’heure, qui est venue camper à Bournabat.

En nous promenant dans les rues, nous avons été témoins d’une noce turque. Une femme, voilée et richement vêtue, était montée sur un cheval qu’on-nous dit être le, cheval de l’aga ; le palefrenier, ou l’écuyer de l’aga, conduisait le coursier par la bride ; cette femme était une jeune mariée qu’on menait ainsi à la maison de son futur. Celui-ci attendait l’épouse devant sa demeure ; en la voyant, il l’invite à descendre-chez lui, et la fiancée hésite d’abord. « Combien me donneras-tu, lui dit-elle, combien me donneras-tu de bœufs, d’acres de vignes, de plants d’olivier ? » Quand le futur a répondu à cette interpellation, la femme cède à sa prière ; il la prend à bras-le-corps et l’emporte dans un appartement qui lui est préparé ; il la dépose sur un divan en présence des femmes de la famille, et sort de la maison. Pendant ce temps, les femmes offrent des présens à la mariée et la couvrent de dorures et d’oripeaux. Vers le soir, les hommes du village conduisent le mari dans sa maison ; ils sont précédés de l’iman qui a reçu le serment des deux époux. Après avoir fait promettre au marié qu’il leur donnera un festin, ils le poussent sur le seuil de la porte et le laissent avec la nouvelle épouse. Voila à peu près toutes, les cérémonies d’une noce turque ; la fête est accompagnée de coups de fusil en signe d’allégresse, de beaucoup de cris et de chansons, dont nous n’avons pas compris le sens. Le mariage se célèbre sans que les époux aillent à la mosquée, la religion paraît être pour peu de chose dans un mariage musulman.

Nous avons été plus heureux à Bournabat que nous ne l’avions été à Athènes ; car nous y avons trouvé un restaurateur qui ne serait pas dédaigné même à Paris. Son hôtel est presque élégant ; la porte en est ornée par des jasmins au doux parfum des orangers, des citronniers et des grenadiers croissent dans la cour, répandant partout de l’ombre et de la fraîcheur.

Bournabat n’a point d’antiquités, si ce n’est la rivière qui coule auprès du village, et qu’on appelle aussi le Mêlés. Il y a quelques années qu’on trouva, dans une vieille mosquée de Bournabat, une colonne de marbre avec une inscription grecque, qui avait été emportée des bains de Diane ; voici le sens de cette inscription : « Maintenant que la peste et tous fléaux ont cessé, je rends grâce au dieu Mêles qui a été mon sauveur. » L’antiquité, qui célébra beaucoup le Mélès et qui, en fit un dieu, nous eut rendu à nous et au Mélès lui-même un plus grand service, si elle avait pris soin de nous indiquer la source du fleuve, son cours et son embouchure. Le Mêlès jouirait encore de sa gloire, et nous n’aurions point perdu ses traces. Les, anciennes traditions ayant placé ce fleuve sous les murailles de Smyrne, et cette ville ayant été bâtie et rebâtie en plusieurs lieux différens, on a toujours donné le nom de Mêlès aux rivières qui coulaient près de la cité ; le véritable Mélès a disparu pour nous au milieu de ces déplacemens ; ainsi, la source du Mêlès est devenue un mystère comme le berceau d’Homère, le fleuve et le poète ont eu un même destin.

J’aurais beaucoup de choses à vous dire sur les environs de Smyrne ; mais je crains les répétitions. Il nous arrive souvent de prendre un caïque, et de nous faire débarquer sur un point du rivage. Nous avons visité ces jours derniers les bains d’Agamemnon qui ont conserve quelque célébrité. Les savans du pays racontent que des soldats du roi des rois ayant été blessés dans un combat, trouvèrent leur guérison dans ces eaux thermales, et qu’en signe de reconnaissance, ils suspendirent les casques, et les dépouilles de l’ennemi aux voûtes du temple d’Apollon, dont on voit encore les ruines. Les habitans de Smyrne ont recours à ces eaux dans leurs infirmités : les malades font dresser des tentes autour, de l’édifice. Des champs et des jardins bien cultivés, , des ruisseaux bordés de myrthes et de lauriers roses embellissent le voisinage des bains d’Agamemnon. À quelques lieues de là, au nord-ouest, se trouvent plusieurs villages et la petite ville de Vourla, bâtie en amphithéâtre sur une coIline. Plus loin, sont les ruines d’Érytrée, et l’emplacement de Clazomène, devenue une petite île, qu’on appelle l’île de Saint-Jean.

Dans une de nos courses, nous avons traversé la rade, et nous nous sommes avances jusqu’aux rives de l’Hermus. Ce fleuve, qu’un poète latin appelle Thurbidus Hermus, coule aujourd’hui fort paisiblement dans un lit plus large que profond. Dans la saison des pluies, il inonde souvent les campagnes qu’il traverse. On n’aperçoit sur ces rivages aucune abitation, aucune terre cultivée jusqu’à Menimen, l’ancienne Temnos. Le fleuve roule sans cesse des sables vers son embouchure, et plusieurs voyageurs ont pensé qu’il fermerait à la fin le détroit dans lequel il verse ses eaux, en face du château de Sangiak. Alors la rade de Smyrne cesserait d’étre ouverte aux vaisseaux et deviendrait un grand lac, sur lequel on ne verrait plus que des bateaux de pêcheurs ; Smyrne, qui a si souvent change de place, ne pourrait dans ce cas rester où elle est maintenant. Elle serait obligée, d’abandonner le penchant du mont Pagus, et de transporter son industrie et ses comptoirs au pied du Corax, et sur la baie de Clazomène. Il est probable toutefois que ce changement n’arrivera pas de sitôt, et que le pays où nous sommes verra bien d’autres révolutions avant celle-là.

Demain je vous raconterai ma promenade au village de Koukoudjia.

Smyrne, le 2 juillet 1830.

UNE JOURNÉE À KOUKOUDJIA.

J’ai passé une journée avec M. Blaque au village de Koukoudjia. C’est la qu’il habite dans la belle saison. Nous sommes partis mardi dernier de très-grand matin ; nous étions montés sur des ânes, la monture ordinaire de ce pays pour les hommes comme pour les femme. Koukoudjia est bâti sur une colline qui paraît appartenir aux chaînes du mont Gallèse. Nous l’avions aperçu de la plaine de Bournabat ; il paraît de loin comme suspendu à la pointe des montagnes, semblable à un nid d’aigles. Nous sommes sortis de Smyrne par le pont des Caravanes, et nous avons laissé à notre gauche les bains de Diane. Il faut toujours monter pour arriver à Koukoudjia ; le chemin est pierreux et difficile, la campagne inculte et déserte ; cependant à mesure qu’on approche du village, on trouve des coteaux et des vallons cultivés. Nous nous sommes arrêtés plusieurs fois pour nous reposer et pour observer les productions et les divers aspects du pays. Toutes les campagnes en générale, même les plus fertiles, sont plus agréables à voir de loin que de près : on chercherait vainement dans les paysages de l’Ionie l’ombre et la verdure de nos forêts d’Europe. Quand on approche de ces beaux figuiers, de ces beaux orangers~, qui sont la parure des champs et des jardins, on ne trouve ni mousse ni gazon pour s’asseoir. Quant au murmure des ruisseaux, il n’en faut pas parler ; rien n’est plus rare qu’une fontaine. Les oiseaux sont invisibles et muets ; on n’entend sur les arbres et dans les buissons que le chant monotone des cigales. On s’étonne que les plantes puissent vivre au milieu de ce déluge de feu, et qu’il y ait quelque végétation sur une terre embrasée. Aussi, nos arbres d’Europe ont-ils, beaucoup de peine à s’acclimater dans un pays où le soleil brûle leurs fruits sans les mûrir, où des millions de fourmis et d’insectes les dévorent. Parmi les végétaux que le sol a produits, il ne reste ordinairement que les plus vivaces ; les plus faibles succombent aux premiers feux du soleil, et, ce qui m’a surpris quelquefois ceux qui ont résisté à l’épreuve de la sécheresse tiennent à la terre durcie, comme si leurs racines avaient pénétré dans la pierre ou dans le marbre. On peut comparer les plantes de ce pays aux habitans : ceux qui n’ont pas une forte vitalité meurent de bonne heure, les autres que la nature a constitués pour vivre long-temps, résistent à tout. On peut ajouter que les plahtes, en Orient, comme les hommes sont abandonnés à leur instinct, et que les uns et les autres vivent de peu.

II ne faut pas s’étonner d’après cela que le le territoire que nous voyons manque d’arbres, et que le pays ne soit point boisé. On n’abat pas volontiers les arbres vieillis sur le sol ; on respecte même la vieillesse d’un olivier presqu’autant que celle de l’homme ; mais on fait rarement des plantations nouvelles, parce qu’elles exigent trop de soins et parce qu’on n’a point de confiance dans l’avenir. Enfin, l’agriculture a sa décadence et ses ruines comme les arts et l’industrie des cités. On ne cultive jamais des terres en friche, et les terres cultivées sont souvent abandonnées ; on voit de tous côtés le chardon et la bruyère dans les lieux qu’a couverts autrefois la moissons Quoique les environs de Koukoudjia soient assez bien cultivés, et qu’on y reconnaisse partout les marques d’un travail assidu, une réflexion pénible occupe le voyageur qui parcoure les vallons et les coteaux du voisinage, c’est que la terre n’y reçoit jamais le degré de culture dont elle est susceptible, qu’on ne s’y met nulle part à l’abri des inconvéniens du climat, et qu’on n’y profite qu’à demi dés dons de la terre et du ciel.

Koukoudjia est assez bien bâti les maisons y sont presque toutes séparées les unes des autres, et entourées de grands oliviers. Le village est habité exclusivement par des Grecs. Un aga et quatre gardes turcs sont le seul mélange qui s’aperçoive dans cette population hellénique. Cette colonie, qui semble se préserver avec un certain soin de la fusion, non-seulement avec les habitans de Smyrne, mais avec, ses co-religionnaires qui habitent cette partie de l’Anatolie, a gardé dans ses mœurs la physionomie des anciens Grecs. Retranchés en quelque sorte dans leur village contre tout ce qui pourrait porter atteinte à leur caractère, à leurs usages, altérer en quoi que ce soit l’uniformité de leur petite société, les habitans de Koukoudjia s’allient entre eux, vivent entre eux, et conservent, avec une sollicitude un peu sauvage, des coutumes auxquelles on pourrait presque donner le nom d’institutions.

Cet esprit d’isolement est même poussé si loin, que les habitans de Koukoudjia ont dans leurs mœurs quelque chose d’inhospitalier, dont on s’aperçoit au premier abord. Avant M. Blaque, aucun Franc n’avait guère pu demeurer dans leur village, sans y être volé, insulté, menacé même dans sa sureté personnelle. M. Blaque s’est installé au milieu d’eux, avec la ferme volonté d’y faire respecter son titre d’Européen ; il a travaillé long-temps à les amener à lui, ; à les apprivoiser en quelque sorte comme on apprivoise les hôtes des forêts ; les malades trouvaient auprès de lui les remèdes qui leur manquaient, il venait, au secours des plus pauvres ; il leur a prouvé à force de bons procédés qu’ils pouvaient trouver quelques avantages dans la présence, d’un homme étranger à leurs mœurs, à leur religion, à leur famille nationale. Depuis deux ans, M. Blaque est là, honoré, tranquille, respecté de tous ; il s’est convaincu qu’on peut presque toujours triompher à la longue des préjugés et vaincre d’injustes préventions.

Nous avions vu à Bournabat une noce turque. Pendant que j’étais à Koukoudjia, on y célébrait aussi une noce ; et cette cérémonie solennelle a pu nous faire connaître les mœurs et l’esprit des habitans. Le mariage a été célébré d’abord à l’église : tout le village y était invité ; il est d’usage qu’on fasse un présent aux nouveaux mariés. Un immense plat de cuivre est placé à côté d’eux, pour que ceux qui viennent les complimenter puissent y déposer leurs offrandes. Ces offrandes consistent en ustensiles de cuivre, en instrumens de ménage, en choses utiles, jamais en futilités. À côte de l’objet donné en présent, il est de règle qu’on dépose quelques graines de coton. À Athènes, on plaçait une bandelette de laine à la porte de la maison nuptiale. C’est la même intention, celle d’apprendre à la jeune fille qui prend un époux, que le travail est une nécessité de sa condition nouvelle. Nulle, part la joie n’est plus bruyante pour un mariage ; nulle part de plus longs et de plus copieux festins.

Après avoir vu les joies des Grecs de Koukoudjia, nous sommes rentrés chez M. Blaque. Tout en savourant le nectar arabique, nous avons lu les journaux d’Europe, et la correspondance de Morée, dont on doit faire le dépouillement pour le Courrier de Smyrne. Je puis vous citer ici comme une des singularités de mon voyage d’avoir assisté à la rédaction d’un journal français au pied du mont Gallèse. Les lettres de Naupli annoncent que le prince Léopold recule devant la royauté des Hellènes qu’il avait d’abord acceptée. Voilà la Grèce qui va rester sans gouvernement, et son organisation, s’il est permis de parler ainsi, est renvoyée aux calendes grecques. Capo-Distrias ne peut supporter le fardeau plus long-temps, et tout va tomber autour de lui.

Je ne vous parlerai point ici en détail de notre conversation sur Grèce. Je vous en donnerai seulement un résumé exact qui vous fera connaître la révolution grecque dans ses rapports avec l’Europe civilisée. — Les Grecs d’aujourd’hui n’ont été que l’objet indirect de l’enthousiasme qui s’est manifeste. C’est au théâtre des événemens, c’est aux souvenirs anciens qu’il faut faire honneur de cet enthousiasme. Telle est la véritable source de toutes les passions romanesques qui se sont mêlées à la révolution de Morée. Comme toutes les choses qui tiennent à l’imagination, la révolution grecque a été vue et jugée de vingt manières différentes ; les uns étaient entraînés par le souvenir vague de leurs premières études, mais leur entraînement n’a duré qu’autant de temps qu’il en faut à des illusions toutes poétiques pour s’évanouir complétement. Les autres cédaient à la compassion que leur inspiraient les misères et la servitude d’un peuple chrétien, mais on n’a pas tardé à reconnaître que la révolution grecque avait un tout autre mobile que le triomphe de la croix, et que les chefs de cette révolution ne donnaient guère l’exemple des vertus évangéliques. Enfin, un parti fort nombreux en Europe avait l’espoir qu’une révolution en Orient pourrait entretenir les habitudes et les traditions révolutionnaires en France et d’en d’autres pays. Ce parti a beaucoup perdu de son ardeur et de son zèle pour l’affranchissement de la Grèce, depuis que les rois ont voulu s’en mêler, et qu’il a été question de régulariser un mouvement qu’on avait le projet de tourner contre la royauté.

Ceux qui voulaient que les peuples eussent sous les yeux une révolution modèle, ont pu d’ailleurs s’apercevoir que l’Europe renfermait encore assez d’élémens de révolution, et que pour bouleverser les royaumes, ils n’avaient pas besoin de l’exemple de la Grèce. Il ne reste donc plus à ce malheureux pays que l’appui des rois et de leurs cabinets ; mais comment s’entendre sur les moyens de secourir et de gouverner un peuple lointain ? Le moindre changement dans les rapports des puissances, le moindre retard dans les communications, une combinaison nouvelle dans la diplomatie européenne ne peuvent-elles pas remettre en doute l’existence même de la Grèce, et la livrer à la fureur de tous les partis qui la menacent ? Ainsi on peut prévoir une époque où ce pays, objet des universelles sollicitudes, sera peut-être abandonné par tout le monde.

Nos causeries politiques n’en sont pas restées là ; la France, l’Angleterre et la Russie on été passées successivement en revue. Notre pensée était bien loin de l’Ionie. Nos conversations ressemblaient assez à un journal qui traite de toutes choses à la fois sans trop s’occuper des transitions, et dans lequel on parle de tous les pays, excepté souvent de celui où l’on se trouve. Toutefois, je n’oublierai point la journée que j’ai passée à Koukoudjia.

P.S. Tandis que je visitais les environs de Smyrne, M. Poujoulat a poussé ses courses jusqu’à Éphèse ; la description de son voyage ne manquera pas de vous intéresser, et je ]a joins à ma lettre.


  1. Voyez l’invocation aux muses, de Quintus dans son poème de la Guerre de Troie.