Aller au contenu

Correspondance d’Orient, 1830-1831/013

La bibliothèque libre.
◄  XII.
XIV.  ►

LETTRE XIII.

À M. M…

DE SMYRNE AUX RUINES D’ÉPHÈSE, EN PASSANT PAR ÉCHELLE-NEUVE, L’ANCIENNE NÉOPOLIS.

30 juin 1830.

Je vais vous raconter ce que j’ai vu depuis Smyrne jusqu’aux pays d’Éphèse et de Néopolis. Nous ne nous en tiendrons point aux vieilles ruines, à l’histoire des anciens jours ; je chercherai à faire passer sous vos yeux les physionomies nouvelles ; je vous parlerai des villages et des hommes que j’ai trouvés sur mon passage, de l’état de cette contrée, de tout ce qui peut révéler l’esprit et le caractère des habitans, et je vous rendrai compte de toutes mes impressions.

Je me suis mis en route, le 26 juin, deux heures avant le coucher du soleil, accompagné d’un drogman du consulat de France, d’un cavasi ou janissaire et d’un guide. J’étais porteur d’un teskeré ou passeport, que m’avait délivré le cadi de Smyrne. Ce teskeré ne m’a pas été demandé sur ma route : la présence d’un cavasi est encore une meilleure recommandation qu’un passeport. Nous avons passé sur le mont Pagus, laissant à gauche la citadelle, et nous sommes entrés dans une ancienne voie militaire, pavée de pierres énormes. Après deux heures de marche, nous avons vu à droite Sevedi-Keui ; ce nom, qui signifie village d’amour, ne convient pas mal au hameau dont la situation est des plus riantes. C’est là que le voyageur Chandler s’était retiré pendant qu’un fléau terrible remplissait Smyrne de funérailles. Nous suivions un chemin pierreux et inégal, bordé de grands oliviers et de murailles délabrées ; le soleil se couchait en dorant de ses derniers rayons les hauteurs du Galèse, chanté par Tibulle. Les pins et les buissons de ces montagnes jetaient une ombre noire qui semblait lutter avec le jour mourant. Au milieu de ces monts s’élevait autrefois une ville du nom de Gallèse. Nous avons rencontré auprès d’une citerne des femmes qui lavaient des robes, et des Turcs, qui abreuvaient leurs chevaux : à notre approche, les femmes se sont voilées ; un des Musulmans est venu nous offrir à boire dans une tasse de bois. Il est une providence qui a placé sur tous les chemins de la Turquie, à différens intervalles, des puits et des fontaines pour les voyageurs ; dans un pays où l’ombre est rare et le soleil dévorant, l’eau pure des fontaines est d’un prix infini.

La nuit nous a surpris au milieu d’une, plaine remplie d’agnus-castus et de tamariscs, coupée par des ruisseaux et par des torrens desséchés. Nous étions à trois heures du village de Devedi-Keui où nous devions, nous arrêter. Plusieurs, sentiers se croisaient devant nous ; notre guide, croyant prendre le chemin le plus court, avait pris une fausse route ; nous étions perdus dans des marais où nos chevaux s’enfonçaient jusqu’à mi-jambes. Enfin, des feux qui brillaient au loin, ont aidé notre guide à retrouver le véritable chemin. Nous marchions à la lueur de la lune, l’astre ami des voyageurs : Per amica silencia lunæ. Tout se taisait autour de nous ; je n’entendais que le bruit des pas de nos chevaux, les cris plaintifs des hibous et des grillons et la chanson monotone de mon cavassi.

Il était onze heures du soir quand nous sommes arrivés à Devedi-Keui (village des chameaux) ; nous avions traversé trois petites rivières, dont la dernière se nomme Tourbali. Devedi-Keui, qui compte tout au plus une quinzaine de cabanes, est, pour les caravanes, un lien de halte et de repos. Le café du village est tenu par un Grec à mine joyeuse et rebondie. Quatre murs nus, des estrades recouvertes de vieilles nattes, une large niche où se prépare le nectar arabique, telle était notre demeure hospitalière. Vous savez, au reste, ce que c’est qu’un café en Turquie, et surtout dans les pays qui ne sont fréquentés que par les chameaux ; vous savez aussi que ces sortes de cafés sont les seules auberges de ces contrées. Des chevaux et des mulets paissaient à la porte de notre cabane, et des hommes et des femmes étaient étendus parmi des bagages. Ces femmes, ainsi couchées dans l’ombre avec leurs longs voiles blancs ressemblaient a des morts enveloppés dans le linceul. Notre cafetier grec m’a dit que ce que je voyais là était une caravane de, marchands arméniens qui revenait de Smyrne, et s’en allait à Scala-Nova. L’un de ces marchands, qui fumait sa pipe pendant que ses compagnons dormaient, m’a demandé si je voulais faire route avec sa caravane. « Il y a sur notre chemin, disait-il, une bande de Samiens qui, depuis plusieurs mois dépouillent et tuent les passans ; nous avons des marchandises, et nous craignons de tomber entre leurs mains. Si ces chiens sans foi voient un Franc au milieu de nous, peut-être n’oseront-ils pas nous attaquer. » Nous sommes convenus de partir ensemble à la première aube, et après un léger souper, qui a, été assez joyeux par les bons mots et les plaisanteries du cafetier, nous nous sommes couchés avec nos vêtemens sur des nattes, poudreuses et déchirées.

Peu de temps après, tandis que tout le monde était en repos, je me suis levé, ne pouvant plus supporter les attaques de mille insectes, ennemis sommeil, et j’ai porte mes pas autour de notre cabane, dont la lune blanchissait le toit. Des bœufs et des vaches étaient répandus çà et là sans gardiens, et quelques cigognes, qui avaient replié la tête sous leurs ailes, dormaient immobiles sur les huttes de Devedi-Keui. Au milieu du calme de cette belle nuit, j’ai entendu, à une certaine distance, le flageolet d’un berger, et ces rustiques sons, mêlés au tintement des sonnettes du troupeau, semblaient comme des voix mélancoliques répandues dans les airs. À deux heures du matin, bien avant l’aurore, j’ai réveillé toute la caravane, et à trois heures nous étions en route.

À une demi-heure au-delà de Devedi-Keui, nous avons passé une petite rivière dont on n’a su me dire le nom. Le jour allait paraître, et nous entendions encore le cri du hibou, plus faible à l’approche du matin. Une forte rosée tombait sur nous, et nos habits en étaient trempés. À huit heures, nous avons fait halte auprès d’un café qui n’était qu’une cabane faite avec des branchés de sapin, et des chèvres qui paissaient dans le voisinage nous ont donné du lait pour notre déjeûner. Nous avons trouvé là quatre soldats turcs bien armés qui ont reçu l’ordre de protéger les caravanes contre les brigands de Samos. À neuf heures, nous nous sommes remis en chemin, escortés de ces gendarmes musulmans. Nous avons traversé des bois d’agnus-castus si épais, qu’on y découvrait à peine des sentiers ou des issues nos chevaux en passant secouaient sur nous les arbustes inondés de rosée, et nous recevions ainsi deux fois dans le même jour la froide pluie du matin. Nous sommes entrés dans des vallons profonds couverts de houx, de chênes, d’arbousiers et de sapins ces vallons, qui présentent partout des rocs escarpés et des précipices, ont réveillé la peur, dans l’âme des marchands arméniens ; les gardes musulmans, qui peut-être se plaisaient à exagérer le péril pour recevoir quelques piastres de plus, disaient que naguères ils avaient trouvé dans ces gorges de montagnes trois cadavres ensanglantés ; le cavasi, pâle d’effroi, nous engageait à préparer nos armes ; che pavore, signor, me répétait-il en mauvais italien, et la caravane s’avançait en silence et, serrée comme pour soutenir un combat. Mais, grâce à Dieu, nous avons franchi sans accident le périlleux passage, et notre escorte, après avoir reçu son bacchis, est retournée vers sa cabane. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les montagnes voisines d’Éphèse sont infestées de voleurs ; le brigandage des Samiens date de plusieurs siècles, et d’anciens voyageurs parlent de ces parages comme étant ordinairement dangereux.

À midi, la plaine du Caystre et les hauteurs qui dominent Ephèse, se sont montrées devant nous. En sortant des montagnes, nous avons tourné à gauche, et bientôt nous avons pris un chemin de pierre qui traverse un marais dans la direction du nord au sud ; ce chemin est construit avec des tronçons de colonnes, des pierres de taille, des fragmens de corniches et de piédestaux. Je n’étais pas loin Éphèse et je me trouvais tout à coup sur d’antiques ruines ; ne pouvais-je pas croire que mon cheval foulait quelques restes de l’ancienne capitale de l’Ionie, et qu’il marchait peut-être sur un dernier débris de ce fameux temple de Diane, Éphèse ne garde plus aucun vestige ?

Là, je me suis séparé de la caravane arménienne pour observer le pays avec plus de liberté ; elle a poursuivi la route d’Échelle-Neuve, et moi, suivi de mon drogman, de mon cavasi et de mon guide, je me suis dirigé du côté des lacs Silénésiens, au nord du Caystre c’est par erreur que M. de Choiseul les a placés vers l’autre rive du fleuve, au pied de la colline où s’élève l’édifice appelé vulgairement la prison de saint Paul. Ces lacs, situés à peu de distance de la mer et communiquant avec elle, sont remplis de joncs et de roseaux, et sont fréquentés par des milliers de grues et d’oies sauvages qui dans leur vol ressemblent à des nuages blancs suspendus au-dessus des eaux. La vue de ces légions d’oiseaux m’a rappeié ces vers des Georgiques, qui paraissent désigner assez clairement les lacs Silénésiens sous le nom de lacs Asius ou Asia :


Jam varias pelagi volucres, et quæ Asia circum,
Dulcibus in stagnis rimantur prata Caystri ;
Certatim largos humeris infandere rores,
Nunc caput objectare fretis, nunc currere in undas,
Et studio incassum videas gestare lavandi.


« Voyez les différens oiseaux des mers, et ceux qui se nourrissent dans les prés du Caystre et dans les lacs si doux d’Asius, ils s’inondent à l’envi d’abondantes rosées, tantôt présentant leur tête aux flots, tantôt s’élançant dans les ondes tourmentés vainement du besoin de se rafraîchir. »

Le cygne, qu’on avait surnommé l’oiseau du Caystre, a abandonné ces rivages, et je ne puis plus vous dire avec le poète :


.......... Caystros,
Carmina cygnorum labentibus audit in undis.


Le Caystre, en roulant ses eaux, entend le chant des cygnes.

Nous avons traversé le fleuve sur un grand bateau de forme triangulaire, qu’on fait mouvoir à l’aide d’un câble, laissant Éphèse à une heure de là, à l’orient. Ce bateau est l’unique ressource d’un musulman, qui habite avec son fils, dans une cabane voisine ; ce musulman, dont la barbe à blanchie ne connaît pas d’autre métier depuis : vingt ans ; il restera là jusqu’à sa mort, uniquement occupé à transporter les voyageurs d’une rive à l’autre ; après avoir vu ainsi passer les hommes, et les flots du Caystre, il passera lui-même de ce monde à l’autre, et son tombeau, élevé sur les bords du fleuve, marquera pour les voyageurs l’endroit du passage.

Nous avons poursuivi notre marche à l’ouest, à travers des chemins étroits, bordés d’un côté par le fleuve, de l’autre par les hauteurs du Corissus. J’ai vu à l’embouchure du Caystre des restes de murailles et des débris de constructions qui doivent être comptés au nombre des ruines d’Éphèse. En tournant vers le midi, nous, ayons eu devant nous un terrain marécageux couvert de tentes noires. Ces tentes appartiennent à une tribu curde ou turkomane, qui ne vit que du produit de la pêche et du lait des troupeaux des enfans nus, des hommes et des femmes, noircis par le soleil, et d’un aspect sauvage, étaient assis les uns sous les tentes, les autres hors des tentes, au milieu des bœufs et des chèvres, à côté de leurs filets étendus sur des joncs. Cette tribu barbare, ces tentes noires et ces troupeaux au bord de la mer étaient pour moi un spectacle si étrange et si nouveau que je ne pouvais en détacher mes regards. Mais personne de la tribu n’a fait attention à moi, et, le croirez-vous ? ces hommes n’ont pas été plus frappés de la vue d’un étranger et d’un habit européen que les chèvres qui paissaient aux alentours.

De l’embouchure du Caystre à Néopolis, on compte trois heures de marche. Le chemin d’Échelle-Neuve passe sur d’âpres collines ; ce ne sont que des sentiers étroits, coupés par des rocs ou remplis de pierres, nous avons aperçu, à une heure de distance, cette ancienne ville des Milésiens, qui, dans les langues modernes, conserve encore son premier nom. Placée au penchant d’une montagne et sur les bords de la mer, Échelle-Neuve, avec ses jardins et ses vignobles, avec ses maisons bien bâties et ses toits semblables à ceux de nos cités méridionales, présente d’abord l’aspect d’une ville agréable et importante. Je ne vous parlerai pas des débris d’une grande muraille et d’un aqueduc, que j’ai vu dans un vallon avant d’arriver à Échelle-Neuve, cet aqueduc qui portait autrefois les eaux de Néopolis à Éphèse, est si ruiné qu’on n’y reconnaît plus rien. C’est là que les auteurs placent l’ancienne Phygèla, petite cité dont l’histoire ne parlerait point, si elle n’avait eu la gloire de posséder un temple de Diane, bâti par Agamemnon à son retour de la guerre de Troie. Nous voilà arrivés à Néopolis, dans la maison de l’agent consulaire, pour qui M. Dupré, notre consul à Smyrne, m’avait remis une lettre de recommandation espérant que cet agent pourrait me donner de précieux renseignemens sur le pays.

L’agent d’Échelle-Neuve, âgé d’environ soixante ans, est un Italien qui a servi Bonaparte dans les campagnes d’Égypte, et après s’être battu pour la France aux bords du Nil, il a mérité l’honneur de la représenter sur une des côtes de l’Ionie. Il s’est marié depuis peu à une jeune Smyrniote qui languit à Scala-Nova comme dans un lieu d’exil, le titre de consulesse, si flatteur dans les contrées du Levant, les beaux bijoux de noce dont elle se pare comme une madone, ne lui ont point fait oublier les saules et les platanes du Mélès, les jardins d’orangers de sa terre natale, les joyeuses fêtes de Bournabat ; assise à l’angle d’un sopha, près d’une fenêtre qui fait face à la rade solitaire, elle cherche en vain des regards ou un sourire la pauvre Grec que a perdu ses plaisirs et ses joies ; elle regrette surtout de ne plus pouvoir figurer chaque soir au milieu de ces groupes charmans placés comme des vases de fleurs aux fenêtres de Smyrne.

À la manière dont notre agent consulaire a répondu à mes premières questions, j’ai bien vu qu’il n’était pas très versé dans l’histoire et dans les, antiquités. Je lui parlais de Néopolis, d’Éphèse, du Caystre, et le bonhomme n’entendait rien à ces mots-là ; il ne connaissait, comme les gens du pays, que Scala-Nova, Aia-Solouk et le Mendéré.

J’ai visité Échelle-Neuve et ses alentours, accompagne de l’agent consulaire, de mon drogman et de mon cavasi. L’intérieur de la ville m’a paru triste ; pas de mouvement, rien, de ce qui anime une cité. Échelle-Neuve qui, dans ces derniers temps, avait encore quelque commerce, se dépeuple de jour en jour, et son port est désert, on y voit à peine quelques caïques de Samos attachés aux rochers du rivage. On remarque dans le port un château, carré bâti sur un écueil ; ce château est désert comme la rade qui l’environne, et c’est une des ruines de Scala-Nova. Cette Échelle, autrefois assez importante, n’a conservé que ses coteaux fertiles, qui donnent un vin fort estimé ; sa population ne s’élève pas au-delà de quatre mille habitans, Turcs, Grecs, Juifs et Arméniens. Beaucoup de familles juives et arméniennes ont abandonné Échelle-Neuve depuis que le commerce s’est retiré de ce lieu ; notre agent est le seul Européen qui demeure dans cette ville.

En me promenant sur les hauteurs de Néopolis, je voyais au midi le double sommet du mont Mycale, les rivages où fut Priène, la patrie de Bias, et le pays des Cariens ; à l’ouest, j’ai contemplé longtemps l’île escarpée de Samos qui n’est séparée de la cote asiatique que par un détroit d’environ vingt-cinq milles. Les montagnes d’Ampelos, qui traversent l’île dans toute sa longueur, se montraient à moi avec une teinte moitié sombre, moitié azurée. Je n’ai pu saluer ainsi que de loin le berceau de Pythagore ; mais j’espère que, dans le cours de notre voyage, nous aurons occasion de voir de plus près la terre des Samiens.

La nuit a mis fin a nos promenades autour de Néopolis, et le lendemain, 28 juin, au lever du soleil, j’ai pris congé de mon hôte pour revenir sur le chemin d’Éphèse. Nous avons laissé la route du bord de la mer, et nous nous sommes enfoncés dans les montagnes, à travers des sentiers difficiles et périlleux, où nos chevaux pouvaient à peine passer. Au bout de deux heures de marche, nous sommes arrivés dans une vallée appelée par les Turcs Arvanler où paissaient des troupeaux de bœufs, gardés par deux jeunes nègres presque nus, armés d’un énorme bâton de chêne. Nous avons déjeuné dans cette vallée à l’ombre d’un grand platane, à côté d’une source. Les deux pâtres, s’étant aperçus des préparatifs du repas, se sont avancés vers nous et se sont posés près de, moi, debout et immobiles, appuyés sur leur bâton. Ils étaient d’une effrayante maigreur ; leurs yeux enfoncés dans l’orbite avaient perdu leur éclat et jusqu’à leur mobilité, semblables à deux rayons éclipsés la peau noire de leur corps était sèche et brûlée leur bouche à demi ouverte laissait entrevoir des dents blanches qui ajoutaient encore à la sauvagerie de leurs traits ; c’étaient deux spectres. J’ai partagé avec eux le pain grossier que j’avais emporté de Scala-Nova ; à mesure qu’il dévoraient ce pain comme des chiens affamés, leur regard semblait se ranimer. Voilà assurément de ces tristes ombres qu’on ne rencontre que dans la région des morts, ou chez les races dégénérées.

Nous sommes remontés à cheval, laissant aux deux pâtres les restes du repas, et bientôt nous sommes, entrés dans la plaine qu’arrose le Caystre. Il était dix heures, du matin quand je me suis trouvé en face des ruines d’Ephése. Nous avons marché encore une demi-heure, et nous sommes arrivés à Aia-Solouk, qui est le lieu où les caravanes ont coutume de s’arrêter.

P…