Correspondance d’Orient, 1830-1831/016

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LETTRE XVI.

À bord de l’Ermino, ce 19 juillet.

Le 13 juillet, nous sommes redescendus à terre. Le hasard nous a conduits dans une petite maison située au milieu de la plaine. Deux Turcs nous ont reçus, dans un enclos, et nous ont offert de nous reposer à l’ombre de leurs oliviers et de leurs platanes. Nous leur avons adressé quelques questions sur l’île de Méthelin ; à mesure qu’ils entendaient prononcer un nom, ils nous répondaient par signes ; ainsi, lorsque nous prononcions les noms de Castro ou de Coloni, ils nous montraient l’orient ; quand nous leur parlions de Molivo ou de Pétra, ils se tournaient du côté de l’ouest. Vous pensez bien que nous n’avons pas beaucoup profité de cette leçon de géographie. Comme la chaleur devenait excessive, et que l’ombre des arbres ne pouvait nous en garantir, nous sommes entrés dans la cabane musulmane. Bientôt sont arrivés nos pourvoyeurs qui nous ont apporté une cruche de vin et la moitié d’un mouton rôti qu’ils avaient trouvés par miracle au village d’Érisso. Nous nous sommes rangés en cercle sur le plancher autour de ces provisions, et les deux Turcs se sont assis à notre banquet. Quoique le vin de Lesbos ne mérite plus la réputation qu’il avait au temps d’Aristote, tous les convives et les musulmans eux-mêmes ne l’ont point dédaigné ;, et le vase d’argile, rempli de cette liqueur, a fait plusieurs fois le tour du festin.

Après le diner, on est venu nous dire que deux Grecs de Smyrne, passagers de l’Erminio, et un matelot de notre bord’ s’étaient introduits dans la maison de la femme abandonnée. À cette nouvelle, nous avons vu changer tout à coup le visage de nos hôtes musulmans. Ces mêmes hommes qui, un instant auparavant, riaient avec nous et savouraient le vin de Lesbos, ont pris une physionomie sombre et menaçante. Ils ne pouvaient supporter l’idée qu’une femme turque reçut la visite des chrétiens. Tous deux nous ont fait signe de retourner à notre bord, et se sont précipités hors de la maison pour conduire la femme chez l’aga. Après avoir fait de vains efforts pour apaiser la colère de nos hôtes, nous avons regagné notre navire et nous n’avons pu savoir ce qui s’était passé et quelle rumeur avait troublé le village d’Érisso.

À dix heures du soir, et par la nuit la plus obscure, nous entendons des cris sur le rivage ; quatre matelots s’arment de fusils et vont à terre : peu de temps après, nous voyons entrer dans l’Erminio une femme voilée et vêtue à la turque, tenant un enfant dans ses bras ; elle avait échappé aux poursuites dirigées contre elle, et venait demande un asile dans un navire chrétien. Tout le monde était impatient d’apprendre son histoire. Nous n’avions qu’un assez mauvais interprète, et tout ce que nous avons pu comprendre à ce que nous disait la pauvre Lesbienne, , c’est qu’elle avait été mariée à un Turc dès l’âge de treize ans ; qu’on l’avait forcée d’abjurer la religion grecque, et que son mari était officier de la garnison de Baba. On pouvait conclure de cela que a belle fugitive s’était, dégoûtée de Mahomet et de son mari, et qu’elle voulait redevenir chrétienne, à peu près comme madame de la Suse se fit catholique, pour ne plus voir son mari ni dans ce monde ni dans l’autre. Nous nous intéressions tous au sort de la pauvre femme : on nous disait qu’en pareil cas, il n’y allait de rien moins que de la vie, et qu’elle pouvait être jetée à la mer, cousue dans-un sac de cuir. La loi turque est formelle là-dessus ; et de semblables condamnations ne sont pas rares dans l’empire ottoman.

Le 14 juillet, au matin, deux primats grecs d’Érisso sont venus à bord de notre bâtiment pour réclamer la fugitive. On leur a répondu qu’on ne la connaissait pas ; qu’on ne l’avait point vue. Les primats nous ont dit que l’aga les avait rendus responsables de ce qui pourrait arriver, si la femme ne se retrouvait point. Pendant qu’ils sont restes à bord, la malheureuse femme était couchée sur une natte dans l’entrepont ; son petit enfant, balancé dans un hamac, tendait, en souriant, les bras au capitaine. Le lendemain, nous avons vu l’aga parcourir le rivage avec une escorte nombreuse : nous avons su qu’on avait fait des perquisitions dans les montagnes du voisinage, et qu’on avait promis cinquante piastres à celui qui ramènerait la jeune Lesbienne. La pauvre femme demeure avec nous à bord de l’Erminio ; elle veut nous suivre à Constantinople pour y abjurer l’islamisme et briser toutes les chaînes que le Coran lui a données.

Comme la tramontane soufflait toujours, nous nous sommes mis à faire des courses dans l’île. Le 15 juillet, nous sommes allés jusqu’à Mesotopos, village situé à deux lieues d’Érisso, du côté de l’est. Nous avons traversé des montagnes sans verdure, et dont l’aspect ne nous inspirait que de la tristesse. Au milieu de ces montagnes, on rencontre quelques vallées couvertes de chênes, de pins et d’oliviers ; quelquefois des ravins s’ouvraient devant nous comme des abîmes. On trouve çà et là des plantes de thym et de serpolet, pâles et brûlées, quelques champs de coton et de calamboc ; presque partout des chemins horribles, des sentiers tracés dans le roc, quelquefois dans le lit des torrens. Nos chevaux ne savaient où poser leurs pieds ; mais l’habitude qu’ils ont de ces sortes de chemins, fait qu’ils tombaient rarement, et qu’il y a plus de sûreté à aller à cheval que de marcher à pied.

Des vallons où croissent des lauriers rosés, des tamaris, de longs peupliers, des oliviers et d’autres arbres du pays, nous ont annoncé l’approche de Mesotopos. Ces vallons sont arrosés par une petite rivière nommée Moragna ; les Turcs y ont bâti un pont, dont la construction n’est pas sans élégance. De là à Mesotopos, on compte une demi-heure de marche. Mesotopos est bâti au penchant d’une vallée qui se prolonge jusqu’à la mer ; le village est entouré de jardins et de terres mal cultivées, les maisons y sont bâties en pierres ou en murs de terre. Notre arrivée était un grand événement pour ce village, où sans doute n’était jamais venu un Européen. Un Grec nous a reçus chez lui et nous à fait asseoir sur une natte, dans une espèce de basse-cour. La femme de notre hôte grec avait un air lamentable ; tandis qu’on nous servait de l’eau, du pain hoir et des œufs, elle nous regardait et disait en soupirant qu’elle avait vu des Turcs porter des têtes de Grecs au bout de leurs piques ; ce souvenir la faisait fondre en larmes. Nous avons offert du pain et des œufs aux enfans qui étaient accourus pour nous voir dîner ; mais les mères qui étaient présentes, ont saisi leurs enfans dans leurs bras et leur ont défendu de manger. C’était le vendredi, et, ce jour-là le jeûne le plus rigoureux est ; ordonné, même aux petits enfans. Après dîner, toutes les femmes se sont approchées de nous en nous montrant leurs mains ; elle nous prenaient pour des sorciers, et chacune d’elles voulait qu’on lui dît sa bonne aventure.

Nous n’avons pu nous procurer qu’une cruche de vin dans tout le village de Mesotopos ; les Grecs nous ont dit qu’ils étaient tous très-malheureux ; à l’époque de la moisson, l’aga ou un officier turc vient compter leurs gerbes, et quand les gerbes sont abattues, il vient mesurer le blé ; la même surveillance, disaient-ils, est exercée pour toutes les récoltes. Le mutzelin de l’île ordonne que tout lui soit vendu, au prix qu’il fixe lui-même ; tout cela n’empêche pas qu’il ne prélève encore un dixième sur tous les produits de la terre, et qu’il ne fasse payer le caratch ou la capitation. Les Grecs de Mesotopos déploraient amèrement leur sort, et nous demandaient, des nouvelles de la Morée.

Nous avons fait plusieurs autres courses, soit en suivant les côtes de la mer, soit en nous avançant dans l’intérieur de l’île ; au milieu de la variété des paysages, nous avons partout reconnu des traces de volcans ; nulle part la population n’est en proportion de l’étendue et de la fertilité du pays. L’air y est malsain en beaucoup d’endroits ; la fièvre et même la lèpre y dévorent les habitans dont le nombre ne s’élève pas à soixante mille. Nous avons poussé une de nos courses jusqu’à Molivo, sur la rive occidentale de l’île. Ce bourg, assez bien peuple, occupe la place de l’ancienne Méthymne  ; il est bâti au bord de la mer, sur le penchant d’une colline. Le voyageur Olivier avait vu à Molivo un jeune musicien dont les improvisations lui avaient rappelé la patrie d’Arion ; nous n’y avons rien trouvé de semblable ; les Grecs de ce pays ne se font remarquer que par un chant monotone ; ils n’ont que de grossiers instrumens qui ne sauraient, produire une véritable harmonie ; leurs chansons sont dépourvues, d’inspiration et de verve. Rien, en un mot, ne peut rappeler chez les modernes le souvenir d’Arion et de Therpandre ; et, sur ces rives qui furent autrefois si harmonieuses, je crois qu’il n’y a guère que le rossignol qui ait conservé ses chants et, qui n’ait pas dégénéré. Nous n’avons pu découvrir des traces de l’ancienne Méthymne ; point de ruines, si ce n’est les murailles d’un château génois ; la ville a deux couvens de filles, qui servent de maisons de correction pour les femmes de mauvaises vies ; les habitans de Molivo ont très-hospitaliers ; en parcourant les bords de la mer, du côté de Sigri, nous n’avons vu que des bois de chênes et des précipices effrayans.

Nous étions allés très-loin chercher des ruines, tandis que nous en avions tout près de nous. Nous avons reconnu l’emplacement de l’ancienne ville d’Erissus, mentionnée par Strabon, et patrie de Théophraste et de Phania, les deux plus fameux disciples d’Aristote. La cité d’Erissus devait s’étendre, depuis les bords de la mer jusqu’au penchant des collines qui sont au sud-est du village d’Erisso. Dans tout cet espace on trouve des marbres antiques, des fondemens de muraille. À un quart d’heure de la mer, on remarque les restes d’une chapelle grecque qui fut bâtie en grande partie avec des marbres appartenant à d’anciens monumens. Nous avons vu dans l’enceinte de la chapelle une colonne de marbre, ornée de sculptures, étendue à terre au milieu des décombres. De quelque côté qu’on porte ses pas, on rencontre des chapiteaux et de vieux débris, des colonnes de marbre blanc ou de granit encore debout ; le sol où fut Erissus est inculte et jaunâtre ; on ne voit pour toute verdure que des enclos de mûriers et de figuiers, et dans ces enclos se trouvent aussi des tronçons de colonnes et des ruines. Près de là, du côté de la mer, s’élève une petite montagne de forme conique dont la base méridionale est baignée parles flots. La forteresse d’Erissus était bâtie sur cette montagne, et nous en avons retrouvé les restes qui consistent en un vaste amas de pierres de construction. Sur le revers oriental de ce mont, on remarque une tour en ruines et des traces d’un grand mur. Au milieu de ces débris, nous est apparu un vieux musulman brûlé par le soleil, coiffé de chiffons rouges, couvert de vêtemens noirs et en lambeaux ; il était appuyé sur un bâton et regardait la mer avec des yeux immobiles ; on eût pu le prendre d’abord pour un fantôme, gardien des ruines d’Erissus. Nous nous sommes approchés de lui et nous lui avons demandé ce qu’il faisait sur cette montagne ; il a répondu qu’il restait là par ordre de l’aga d’Erisso pour reconnaître les navires qui arrivent dans la rade. La cabane de ce noir gardien avait tout juste assez d’espace pour contenir un homme de cinq pieds et six pouces. Aucun voyageur n’avait reconnu avant nous les ruines d’Erisus ; si on faisait des fouilles dans cet emplacement, il est probable qu’on y trouverait des débris précieux et dignes, de fixer l’attention des savans. La baie d’Erisso est en partie comblée par les sables qu’y apportent les vents et la petite rivière de Calagra. Cette rivière se perd dans un étang couvert de roseaux, à quelque distance de la baie.

À bord de l’Erminio, ce 23 juillet.

Tous les jours, au coucher du soleil, nous voyons au fond de la baie des tourbillons de sable et de poussière, soulevés par un vent de terre qui descend des montagnes d’Erisso. Avant-hier soir, tandis que nos regards se portaient vers ces tourbillons, nous nous sommes vus tout a coup entraînés loin du rivage ; les ancres de l’Erminio avaient été arrachées, et la tramontane nous a poussés au milieu de la mer. Nous avons gagné le sud-est de l’île, et, avant la tombée de la nuit, nous avons pu découvrir la petite ville de Coloni, bâtie au penchant d’une montagne. Pendant toute la nuit, nous avons erré çà et là à peu de distance de la côte. Le ciel était resté pur, la nuit était brillante comme de coutume, mais la mer était toujours très agitée. Au lever du jour, la tempête nous avait ramenés en face des montagnes d’Erisso nous avons regagné péniblement le mouillage d’où les vents nous avaient chassés, et nous avons éprouvé un moment de joie en retrouvant cet asile que nous étions naguères si impatiens de quitter.

Dans la matinée, les vents contraires ont amené près de nous différens navires qui les uns venaient de Symrne, les autres de l’Archipel, d’autres de l’Afrique ; ceux-ci nous ont donné des nouvelles de l’expédition d’Alger, et, comme ces nouvelles étaient favorables à la France, nous avons bu à la santé de nos braves ce qui nous restait de vin de Mesotopos. Tous ces navires mouillés autour de nous animent notre solitude ; séparée du monde, et enfermés dans notre prison flottante, la vue d’une bannière européenne nous réjouit et nous rappelle la patrie.

La tramontane soufflait toujours ; nous sommes redescendus à terre pour visiter encore les ruines de l’ancien Erissus. Des soldats à l’œil farouche rôdaient çà et là comme des loups cherchant la brebis timide ; nous craignions à chaque instant qu’ils ne vinssent nous redemander la Lesbienne fugitive. L’aga d’Erisso va, dit-on, adresser des plaintes au consul d’Autriche à Castro pour forcer notre capitaine à rendre la femme qu’il garde à son bord. De son côté, le capitaine parait quelquefois se refroidir pour la belle musulmane et se repent de lui avoir donné asile ; cette jeune étrangère à bord de l’Erminio lui semble un mauvais augure pour notre voyage ; il se rappelle sans doute qu’Agamemnon, par son obstination à garder Briséïs dans sa tente, avait irrité les dieux de l’Olympe et de la mer ; il veut être plus sage que le roi des rois ; il avait même donné l’ordre à deux matelots de reconduire à Ërisso la Lesbienne avec son enfant. On ne s’est pas pressé de lui obéir, nous lui avons fait entendre qu’il trahissait l’hospitalité, et qu’il allait offrir une victime à la barbarie des Turcs. Enfin, il s’est laissé attendrir ; la pauvre femme ne sait pas qu’on a délibéré ainsi sur son sort ; elle compte tristement les heures dans l’entrepont, elle maudit plus que nous les vents contraires, car la seule vue d’Erisso la tient dans de continuelles alarmes.

Nous sommes dans la baie d’Erisso comme dans un lieu d’exil. Là, nos heures s’écoulent lentement et de la manière la plus uniforme. Il m’est arrivé plusieurs fois, de passer la nuit sur le pont dé l’Erminio, les yeux tournés vers le ciel. Le premier effet de ce beau spectacle, c’est de me rappeler les lieux que j’ai quittés, de reporter ma pensée vers nos amis d’Europe ; j’ai toujours remarqué que l’aspect d’une belle nuit réveillait d’abord en nous les sentimens tendres et les souvenirs affectueux. Rien n’est plus propre aussi à nous consoler des peines de la vie que la vue de cette multitude de mondes, de cette poussière d’étoiles, semée dans l’étendue du firmament ; en présence de cette immensité, quel homme n’a pas senti le néant des choses humaines ? Quel homme n’a pas oublié les empires et leurs révolutions ! À force dé contempler ces beaux tableaux, j’ai pu reconnaître qu’ils fortifie toutes les passions généreuses, et qu’ils affaiblissent toutes les autres. Je ne crois pas que l’avarice, l’égoïsme, l’ambition aient jamais regardé le ciel, mais je suis persuadé que la charité, l’amitié, l’amour, les plus douces vertus de l’homme, ne perdent jamais de vue cette voûte céleste d’où elles sont descendues.

Vous voyez, mon cher ami, qu’au lieu de faire ici un cours d’astronomie, je vous fais un cours de morale. N’est-ce pas, en effet, dans le ciel que le genre humain a trouvé ses plus grandes leçons et ses plus grandes pensées ? C’est là que se rattache l’idée de l’immortalité, et que les anciens plaçaient ce qui devait échapper au temps. L’écriture a dit : Cæli enarrant gloriam Dei, mais l’homme aussi a voulu que sa gloire fût racontée dans les cieux ; il a voulu que les constellations, parlassent de lui ; il a donné son nom aux astres radieux comme à des ouvrages sortis de ses mains, il se plaît à retrouver dans le ciel quelque chose de ses affections et de sa propre histoire.

Je me laisse aller à l’humaine faiblesse, et je me figure quelquefois, en regardant cette voûte étoilée, qu’elle est habitée par des êtres qui ont nos goûts et nos habitudes ; je me figure que la passion des voyages les anime comme nous, et qu’à travers ces mondes innombrables, ils se visitent entre eux comme les habitans des régions diverses de notre globe. Oui, le firmament a aussi ses pèlerins, ses voyageurs, qui parcourent cet archipel céleste qu’on appelle la Voie Lactée, comme nous parcourons maintenant l’Archipel des Cyclades ; de même que nous allons d’île en île, de rivage en rivage, ils passent d’une étoile à une autre étoile, ils vont de soleil, en soleil…

Lorsque je me livre à ces rêveries, je n’éprouve pas le moindre besoin de dormir, quoique le silence qui règne autour de nous et le bruit monotone des vagues lointaines, invitent tout le monde au sommeil. L’étoile du matin me retrouve souvent tout préoccupé des prodiges de la nuit ; et d’autres merveilles s’offrent alors à mes regards ; l’horizon s’éclaircit par degré ; des nuages couleur de flammes se montrent vers l’orient ; c’est le soleil qui sort du sein de la mer Égée. Je me rappelle avoir décrit autrefois les pompes du matin ; j’avais vu souvent le beau soleil de mai se lever sur les hauteurs resplendissantes du Jura ; je me souviens de tout ce que j’éprouvais alors, mais il me semble qu’aucun spectacle n’a jamais pu égaler en magnificence celui de l’astre du jour se levant au milieu des îles de l’Archipel ; non, jamais ces grands tableaux ne sortiront de ma pensée, et lors même que l’Orient ne m’aurait montré que les belles nuits et le lever de son soleil, je ne l’oublierais point, et je n’aurais pas à regretter les peines de mon voyage.

Les vents continuaient à nous être contraires ; comme nous étions pressés de poursuivre notre route, j’ai prié le capitaine de l’Erminio de nous débarquer au cap Baba. Une fois débarqués sur la côte d’Asie, nous pourrons nous rendre par terre aux Dardanelles, et de là à Constantinople.

Le 20 juillet, un léger vent de terre nous a aidés à sortir de la baie et nous avons longé la côte sud-ouest de l’île ; nous ayons doublé le cap Sidéro, mais bientôt la tramontane s’est réveillée avec toutes ses fureurs, et nous avons été condamnés à louvoyer. Pour monter au-delà du cap Sigri, il nous a fallu pousser nos bordées auprès d’un amas de petites îles, connues sous le nom d’Îles du Diable, dont les principales sont Prasoneri, Séraquino, Kilidromi. Nous avons tournoyé plusieurs fois dans le voisinage d’Agio-Strati, dont la côte rocheuse présente de loin les figures les plus bizarres. Deux fois nous nous sommes trouvés en présence de Lemnos ; cette île, qui n’a pour elle que son port, est aujourd’hui aussi triste et presque aussi déserte qu’au temps de Philoctète. Nous pouvons dire encore avec l’auteur du Télémaque, que dans cette île il n’y a ni commerce ni hospitalité, ni homme qui y aborde volontairement ; on n’y voit que les malheureux que les tempête y ont jetés, et on n’y peut espérer de société que par des naufrages. Nous avions sur notre navire un jeune matelot, né à Lemnos, mais il n’avait nulle envie d’y débarquer, car il était trop sûr, disait-il, de n’y trouver que la misère.

Au-delà de Lemnos, nous découvrions les montagnes de Samothrace, dont les cimes sont couronnées de neige. Plusieurs fois le mont Athos a frappé nos regards : c’était le seul spectacle qui eût pour nous quelque charme pendant ces courses vaines et monotones. Vous savez que Xerxès écrivit autrefois au mont Athos qui, sans doute, ne répondit point ; vous savez aussi qu’un artiste grec eut la pensée de faire de cette montagne une statue d’Alexandre. Le conquérant macédonien devait tenir dans une de ses mains la source d’un fleuve, et dans l’autre une cité. On n’a jamais mis tant de grandeur dans la flatterie. Dès les premiers temps du christianisme, le mont Athos fut appelé la Montagne sainte. Les moines grecs du Bas-Empire se vantaient d’y être illuminés par le feu divin. Les princes et les empereurs vinrent quelquefois oublier dans cette retraite les misères de la puissance. Les Turcs s’emparèrent de tout l’empire de Constantin ; mais ils laissèrent le mont Athos aux caloyers. Deux mille cénobites y forment une colonie chrétienne vouée au travail, à la prière et à la pénitence. On a cru long-temps que les caloyers du mont Athos avaient conservé les trésors littéraires de l’antiquité grecque ; mais les recherches de Villoison, du docteur Carlile et de plusieurs autres savans voyageurs, n’ont produit aucune découverte. Les ténèbres qui couvrent l’empire ottoman s’étendent aussi sur le mont Athos. En vérité, en vérité, je vous le dis, il ne nous vient plus de l’Orient d’autre lumière que celle du soleil.

La baie d’Érisso n’est éloignée du cap Baba que de quelques lieues, et nous étions en mer depuis trois jours sans pouvoir atteindre ce promontoire. La tramontane soufflait toujours, et redoublait quelquefois de violence. Une lame d’eau m’a renversé sur le pont, tandis que je tenais les regards attachés sur la côte où se portaient tous nos vœux. Imaginez-vous quel a dû être notre ennui pendant trois jours, lorsque chaque bordée semblait nous conduire à cette terre qui était devant nous, et chaque fois le navire dérivait loin du promontoire. Baba était là avec sa blanche forteresse, avec ses vignobles verdoyans ; et quand nous étions près de l’atteindre, quand nous touchions au terme de nos misères, le vent contraire emportait notre navire, et la côte d’Asie fuyait dans le lointain ; il fallait recommencer de nouvelles bordées. Tant de journées perdues, tant de courses inutiles, nous avaient jetés dans une espèce de désespoir ; enfin une bordée heureuse nous a conduits dans la rade de Baba. L’Erminio vient de jeter l’ancre, et nous allons bientôt descendre à terre.

Baba, 24 juillet 1830.

Nous avons fait nos adieux à l’Erminio et nous voilà établis dans un café de Baba. Nous occupons une galerie d’où la vue s’étend sur la mer que nous venons de parcourir et sur la côte septentrionale de Méthelin. Nous couchons sur des nattes ; nos malles et nos effets sont autour de nous. Près de notre demeure s’élève un minaret, et nous entendons trois fois par jour la voix du muézin ; cette voix, qui semble descendre du ciel, appelle les Turcs à la prière. Pour nous, elle-nous tient lieu d’horloge et nous aide à compter les heures qui s’écoulent. Le café où nous sommes, est aussi voisin de la forteresse ; et lorsque la nuit tombe, nous avons pour récréation la musique de la garnison. On voit bien que les airs de Rossini ne sont pas encore arrivés à Baba ; c’est le charivari turc dans sa pureté primitive. Ajoutez à cela que nous entendons toute la nuit les sentinelles qui crient et se répondent de quart d’heure en quart d’heure ; il n’y a pas moyen de dormir dans le voisinage de ces gardiens, que j’aurais volontiers comparés aux oies du Capitole, si la comparaison n’était pas un peu usée.

La petite ville de Baba, après laquelle nous avons tant soupiré, ne mérite pas une description détaillée ; elle est bâtie sur une colline dominée par de hautes-montagnes. Les maisons de Baba ne sont autre chose que d’humbles cabanes de pierre. La plupart ne reçoivent le jour que par des fenêtres grillées : on ne trouverait pas un carreau de vitre dans toute la ville. Les coutelleries de Baba avaient autrefois de la réputation. Ces fabriques existent encore aujourd’hui, mais ne valent pas la peine qu’on en parie. Tout ce qu’on peut remarquer ici, c’est une baie sûre et commode où les navires viennent s’abriter contre le vent du nord.

Baba a peu de ressources, et nous avons de la peine à y vivre. On peut s’y procurer du pain tous les jours, quelquefois de la viande ; mais tout cela se distribue de grand matin. Les vivres sont ici comme la manne du désert ; on ne trouve plus rien lorsque le soleil est sur l’horizon. La population, composée d’environ deux mille habitans, est toute musulmane : on n’y voit que deux Grecs seulement ; l’un est boulanger et demeure près de notre café ; l’autre vend du vin aux étrangers qui passent. Il loge et couche dans une barque qui lui sert à la fois de cave, de maison et de boutique. Les Turcs de Baba paraissent plus sévères dans leurs mœurs que ceux de Smyrne. Ce n’est pas assez pour les femmes d’être voilées : on n’en rencontre peu dans les rues ; à l’approche d’un Franc, elles se cachent derrière des portes, elles tournent la face contre les murailles. Nulle part on n’observe plus sévèrement les lois et les pratiques de l’islamisme. Les habitans ne manquent jamais d’assister à la prière et comme ils viennent au café en sortant de la mosquée, nous avons pu voir dans leur maintien, et sur leur front un reste de leur recueillement et de leur dévotion. Quoique leur territoire ne produise guère que de la vigne, ils n’en repoussent pas avec moins de dédain la liqueur maudite par le Prophète. Ce matin, je voyais notre cafetier turc qui lançait sur nous des regards pleins de colère, et qui frottait une tasse avec de la cendre ; c’était une tasse dans laquelle l’un de nous avait bu du vin. Du reste, cette rigidité dans l’observance du Coran n’altère en rien les vertus hospitalières des habitans de Baba. Nous sommes reçus partout avec un accueil presque affectueux. Les notables du lieu sont venus plusieurs fois nous visiter dans notre café. Nous leur avons adressé des questions sur les ruines d’Assos que, npus aurions voulu voir ; mais le nom même d’Assos est inconnu aux plus savans du pays. Toutefois, comme ils croyaient que nous n’avions quitté, l’Europe que pour voir des édifices ruinés, des murs démolis, chacun d’eux nous indiquait les masures qu’il a pu remarquer dans le voisinage. Des débris, qui ont deux ou trois mille ans, ne leur inspirent pas plus de respect que les débris qu’ils voient tous les jours autour de leurs demeures ; ils ne peuvent concevoir la différence qu’on pourrait trouver entre les ruines d’un kioske ou d’un moulin à vent, et les ruines d’Assos ou d’Ilion. Vous voyez que les Turcs sont encore bien peu avancés dans la science des ruines.

Demain, nous espérons nous mettre en route pour les Dardanelles.