Correspondance d’Orient, 1830-1831/017

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LETTRE XVII.

DU CAP BABA AU VILLAGE DE KEIKLÉ.

Keiklé, le 26 juillet 1830.

Vous nous avez suivis à travers les îles de l’Archipel, et sur les flots orageux de la mer Egée ; yous allez nous suivre maintenant dans les montagnes de l’Anatolie et sur les rives du large Hellespont. Décidés à nous rendre par terre aux Dardanelles, nous n’avons pas été longs dans nos préparatifs, et nous nous sommes bientôt mis en route. Notre caravane était assez nombreuse et je vous dirai d’abord de quoi elle se composait. Nous avions trouvé à bord de l’Erminio deux nouveaux compagnons de voyage ; le premier était un jeune Franc-Comtois qui a servi en France dans un régiment de dragons, et qui, après avoir fait trois campagnes en Morée, sous le drapeau des Philhellènes, va offrir ses services au sultan Mahmoud ; pendant son séjour en Grèce, il a appris un peu de grec moderne, et les maux qu’il a soufferts pour la cause de l’indépendance l’ont aguerri contre les misères et les privations d’un voyage par terre en Turquie. L’autre compagnon, qui s’appelle Michel, est de la vallée d’Aost en Piémont ; il se vante de savoir le turc, l’arabe, le grec moderne ; le fait est qu’il ne parle que le patois de la vallée d’Aost ; mais il arrange si bien les intonations de sa voix, il modifie tellement son accent qu’il a vraiment l’air de parler plusieurs langues différentes. Il m’a rappelé un M. Lebrigand que j’ai vu dans ma jeunesse, et qui se vantait de parler douze cents langues, quoiqu’il ne connût guères que le Bas-Breton. Michel, outre le don des langues, a pour nous le mérite d’avoir été cuisinier à bord du brick français le Génie et nous a offert ses services pendant la route. Le grec Dimitri que nous avons pris à Baba pour nous accompagner jusqu’aux Dardanelles, est un pauvre habitant de Mételin, craignant Dieu et les musulmans, vrai philosophe pratique, résigné en toutes choses à sa destinée. Dimitri parle un peu la langue italienne, à l’aide de laquelle nous nous faisons entendre de lui ; mais il a un grand défaut pour un interprète, celui de ne pas écouter ce qu’on lui dit, et d’arranger selon ses propres idées les questions ou les réponses qu’on le charge de traduire. Je ne vous parlerai point de notre chamelier assez bon homme au demeurant, mais un peu rude dans ses manières, quelquefois violent dans ses discours, et par-dessus tout entêté comme un Turc. Trois femelles de chameaux suivies de leurs petits portaient nos bagages. Nous étions tous à cheval, assis sur un bat, les jambes pendantes, et dirigeant nos montures avec un bout de corde au lieu de bride.

Nous voilà tels que nous sommes partis, de Baba le 25 juillet, à sept heures du soir. Je me suis rappelé en sortant de cette ville, que Junon dans l’Iliade partit aussi du cap Baba ou cap Lectos, lorsqu’elle alla visiter Jupiter sur le mont Gargare ; n’ayant plus de mers à traverser, dit le poète, la déesse fit le reste du chemin par terre.

Nous nous sommes avancés par une route montueuse le long de la mer. Dans les vallons et près du rivage, on voit des figuiers et des oliviers au milieu de vergers clos de murs, quelques vignes hautes et vigoureuses étalant leur verdure à travers les rochers et les pierres. Les hauteurs que nous laissions à notre droite, sont couvertes de groupes touffus de chênes nains. À mesure que nous avancions, le soleil descendait à l’horizon, et le spectacle qui charmait nos regards s’effaçait peu à peu avec le jour. Enfin, nous n’avons plus vu ni la mer que nous entendions gronder au loin ni les montagnes qui ne nous paraissaient plus que comme de grandes ombres, bordant le chemin. Les sentiers que nous suivions étaient étroits, hérissés de rocs et remplis de pierres, et cette marche à travers les ténèbres n’était pas sans danger. Heureusement que la lune s’est bientôt levée, et ses rayons propices, en nous guidant sur cette route, sont venus animer par des teintes douces et variées l’admirable paysage qui s’étendait devant nous.

Notre chamelier Méhemet nous avait promis de nous faire passer la nuit dans le village de Kiolafli, situé à trois lieues de Baba. On nous avait dit qu’il y avait là de très-belles ruines, et qu’un paysan y avait trouvé une petite chèvre en airain ; nous étions bien aise d’ailleurs de voir un village turc. Nous avons rappelé à Méhemet la promesse qu’il nous avait faite en partant ; mais celui-ci ne voulait pas suspendre sa marche. Alors une discussion assez vive s’est élevée entre nous ; notre interprète Dimitri demandait en notre nom qu’on nous conduisît à Kiolafli ; le chamelier turc répondait avec humeur. Bientôt les esprits s’échauffent de part et d’autre ; notre Philhellène Franc-Comtois levait en l’air son bâton en menaçant le conducteur récalcitrant ; il nous avait semblé qu’en Turquie le bâton devait être le juge de toutes les querelles ; néanmoins il n’a pas produit ici son effet accoutumé. Le débat s’animait toujours davantage, on ne s’entendait pas ; M. Poujoulat et moi, nous exprimions notre déplaisir en français notre cuisinier Michel menaçait les Turcs dans sa langue maternelle ; Dimitri et le chamelier se disaient les plus grosses injures en turc ; tout cela se passait à onze heures du soir, dans un lieu désert, à trois lieues du cap Lectos, au pied des chaînes du Gargare. Les gémissemens des chacals se mêlaient aux voix discordantes de la caravane, et l’âne qui marchait en tête s’était mis à braire de toutes ses forces. Nous marchions toujours au milieu d’un vacarme que répétaient les échos des montagnes ; à la fin, nous nous sommes arrêtés auprès d’un-puits ; le chamelier a consenti à faire halte ; on a déchargé les chameaux, on a ôté à nos chevaux leurs bats ou leurs selles ; tous les animaux de la caravane se sont mis à paître dans les bruyères. Pour nous, nous n’avions aucune provision, croyant en trouver dans le village où nous devions nous arrêter. On se moque quelquefois des voyageurs qui racontent en détail ce qu’ils ont mangé à leur dîner ou à leur souper mais on ne saurait rire de ceux qui sont près de mourir de faim, et c’est ce qui nous est arrivé à la lettre. Pour comble de malheur, l’eau du puits était une sorte d’eau minérale fort mauvaise à boire. Je me suis couché tristement sous un olivier qui était près de là. M. PoujouIat, Antoine et nos compagnons de voyage se sont étendus sous un arbre voisin et sans trop savoir où nous étions, nous avons passé la nuit comme nous avons pu.

Le lendemain, nous avons eu un réveil magnifique ; le soleil dorait les montagnes voisines nous étions sur un plateau couvert de chênes nains ; d’un côté, nos regards plongeaient dans une vallée remplie d’arbres à travers lesquels on découvrait la mer ; de l’autre, s’offrait à notre vue le village de Kiolafli qui avait été le sujet des querelles de la nuit. Notre premier mouvement a été d’aller visiter ce village bâti au penchant d’une colline, et qui présente l’aspect de trois hameaux séparés les uns des autres par des ravins. Avant d’arriver à Kiolafli, on trouve quelques jardins plantés de beaux orangers dans les clôtures de ces jardins, nous avons remarqué des fragmens de marbre et des pierres de taille ; d’énormes tambours de colonnes gissent dans l’enceinte au pied des arbres, et le grenadier laissé tomber sa fleur purpurine sur ces grands marbres d’une étincelante blancheur. Pour vous donner une idée de ces colonnes, il me suffira de vous dire qu’elles pourraient être comparées à celles du temple de Jupiter Olympien, que nous avons vues à Athènes ; seulement ces dernières ont pris une teinte jaune, et celles de Kiolafli ont conservé leur premier éclat. Au milieu de ces jardins s’élève un reste de mur antique semblable de loin à une colonne, et protégé par le nid d’une cigogne. Il est probable que tous ces débris ont appartenu à un temple. La plupart des maisons de Kiolafli sont construites avec des débris de colonnes, de chapiteaux et de piédestaux d’un fort beau travail. La mosquée, d’une grandeur médiocre, est bâtie presque tout entière avec d’anciennes ruines, et nous avons regretté de ne pouvoir pénétrer dans ce sanctuaire qui renferme peut-être de précieuses antiquités. Le village est habité par environ cent familles musulmanes.

Kiolafli occupe sans doute l’emplacement d’une ancienne ville. Strabon nomme quatre cités situées sur cette côte ; la position de Kiolafli et sa distance du promontoire Lectos nous font penser que les ruines dont il vient d’être question, sont celles d’Amanitus, l’une des quatre cités nommées par Strabon. Kiolafli est à trois quarts d’heure de la mer et à trois lieues du cap Baba.

Malgré la fertilité du pays, on remarque beaucoup de maisons-abandonnées ; les ruines des cabanes se mêlent aux ruines des palais ou des temples, triste résultat d’un gouvernement qui détruit partout les bienfaits de la nature, et change peu à peu en solitudes les terres les plus fécondes. On parle beaucoup en Europe de la réforme des abus dans ces pays-ci ; en serait-il des révolutions que fait le despotisme, comme de celles qu’on fait au nom de la liberté ?

Notre caravane s’est remise en marche le 26, à huit heures du matin. Nous suivions une vallée arrosée par une source abondante, et semée en plusieurs endroits des débris de l’antiquité. Un cimetière turc, situe sur le bord du chemin, renferme plusieurs petites colonnes brisées ou taillées pour servir d’ornemens aux sépulcres. Nous avons vu sur un marbre blanc qui décore une fontaine, un bas-relief fort bien travaillé, qui représente l’oiseau de Junon. La figure de cet oiseau qui a pu appartenir à un temple, nous a fait penser qu’on avait jadis élevé dans ces lieux des autels à l’épouse de Jupiter. En quel lieu en effet la déesse Junon devait-elle être plus révérée que dans le voisinage du mont Ida, qu’elle avait tant de fois honoré de sa présence ?

Bientôt une plaine immense s’est ouverte devant nous ; dans cette plaine coule une rivière qui porte divers noms, car les Turcs appellent ordinairement les fleuves et les rivières du nom des villages et des lieux qu’ils arrosent dans leurs cours. On remarque du côté de la mer quatre arcades d’un pont ruiné.

Nous voilà entrés dans une vaste forêt de chênes. Les chênes de l’Anatolie ne sont point aussi élevés que ceux d’Europe ; leur tronc est moins noueux et moins robuste. Leur branchage si régulier et si bien, arrondi qu’on le croirait quelquefois taillé au ciseau, présente un dôme très-élégant. On chercherait en vain dans ces forêts le frigus opacum, la fraîche obscurité dont parle Virgile, car les feuilles du chêne, rares et dentées sur leurs bords, n’empêchent point les rayons du soleil d’y pénétrer de toutes parts ; une ombre légère et transparente touche à peine le sol embrasé ; la terre s’y prête à la culture et les moissons y mûrissent comme dans les champs découverts.

Deux sortes de chênes croissent sur le sol de l’Anatolie ; l’un est le chêne nain qui fourni la galle produite par un insecte, l’autre fournit la vélanède ; vous savez, que les galles sont employées à la teinture, et la vélanède à la tannerie ; on les exporte en Italie et dans d’autres contrées de l’Europe. À qui sont ces forêts de chênes ? disais-je à notre interprète Dimitri ; aux agas, me répondait-il, qui font amasser par les habitans la vélanède et la galle, et qui vendent la récolte. Après les agas, ajoutait-il, je ne connais pas dans ce pays un être vivant qui profite de ces vastes forêts, si ce n’est les sangliers qui les habitent, et qui se nourrissent des glands tombés des arbres. J’aurais pu répondre à Dimitri par une bonne tirade philosophique contre les agas de l’Anatolie, mais j’étais harassé de fatigue, je pouvais à peine me tenir sur mon cheval ; je me trouvais ainsi fort peu disposé à rompre des lances contre la tyrannie, et jamais je n’avais mieux senti le besoin de vivre en paix avec tout le monde.

Nous n’étions pas loin d’Alexandria Troas que nous avions le projet de visiter. Ordinairement, les voyageurs s’aperçoivent qu’ils approchent d’une grande cité, à la foule de gens qu’ils rencontrent. Ici nous ne rencontrons personne. Dans les pays que nous parcourons, ce sont les ruines dont la terre est semée qui nous annoncent le voisinage d’une grande ville ou plutôt de son emplacement. M. Poujoulat s’est détaché de la caravane, avec l’interprète Dimitri, pour aller visiter ce qui reste de cette nouvelle Troie presque aussi détruite que l’ancienne. La nouvelle Troie est plus connue des voyageurs et même des habitans du pays que la ville de Priam, d’abord parce qu’on l’a confondue longtemps avec la vieille Ilion, ensuite parce que les navires mouillent le long de cette côte, et que le rivage où fut la ville d’Alexandre leur offre tantôt un asile dans la tempête, tantôt un point de reconnaissance pour leur navigation. Nous avons continué notre route, ayant à notre gauche des collines qui nous séparaient des ruines de la nouvelle Troie. En avançant dans un vallon triste et sauvage, nous avons trouvé une rivière, près de laquelle sont des marais salés et des eaux thermales. Cette rivière, semblable au sombre Achéron, ne roule qu’une eau fangeuse, et ses bords n’offrent ni arbres, ni plantes, ni gazon ; on y voit pour toute verdure des joncs marécageux du milieu desquels sortent des sources jaunâtres qui annoncent la présence de quelque dépôt sulfureux ou de quelque feu souterrain. Sur le haut d’un coteau, nous avons aperçu un cimetière et quelques ruines sans nom. Un peu plus loin, nous avons retrouvé des bois, quelques jardins et des terres cultivées. Les chaînes de l’Ida s’étendaient à notre droite ; l’aspect de ces montagnes réveillait nos souvenirs homériques, et peu s’en est fallu que je n’aie pris pour le fameux Scamandre un ruisseau limpide dans lequel nous avons abreuvé nos chevaux. Nous sommes arrivés à six heures du soir dans un village appelé Keiklé, situé au milieu de belles campagnes.

Le village de Keiklé est habité par des Turcs et des Grecs. Une pauvre famille grecque nous a donné, l’hospitalité ; mais l’humble réduit où elle était logée, ne pouvait suffire à notre caravane, et nous nous sommes répandus pêle-mêle dans un jardin attenant à la maison, sous de hautes treilles et des figuiers touffus. Nous avons vu arriver avant la nuit M. Poujoulat et l’interprète Dimitri qui venaient de chercher une cité jadis florissante et n’avaient trouvé à la place qu’une forêt de chênes ; mon jeune compagnon rédigera la relation de ce qu’il a vu et je la placerai à la suite de ma lettre, comme un épisode a notre odyssée.

Nous avons parcouru le village de Keiklé et ses alentours ; le pays paraît riche et magnifique, mais le village n’est habité que par la misère. On n’y trouve aucune ruine curieuse, aucun vestige de l’antiquité. Les musulmans n’y ont qu’un oratoire sans minaret ; cette chapelle turque se trouve à côté de la maison grecque où nous avons été accueillis. Après quelques courses dans le voisinage, nous sommes venus nous asseoir sur des bancs de pierre, placés auprès de la mosquée. Nous avons eu bientôt la visite de tous les curieux du village, qu’on peut à peu près compter par le nombre des habitans ; ils ont examiné avec attention la forme de nos vêtemens, ils ont admiré des pistolets à piston et à batterie masquée que nous avions achetés à Toulon, et leur surprise a été grande surtout quand nous avons déroulé sous leurs yeux des cartes géographiques de l’Anatolie, où se retrouvent tracés des noms qui chaque jour frappent leurs oreilles ; ils ne pouvaient revenir de leur étonnement, en apprenant que dans les royaumes d’Europe on n’ignorait pas le nom du village de Keiklé. Nous leur avons parlé de la ville de Troie dont nous allions visiter les ruines ; ils n’étaient qu’à quelques heures des sources du Scamandre et n’avaient pourtant jamais entendu prononcer le nom de l’ancienne capitale de la Troade. Un capitaine de canonniers en garnison à Ténédos, qui nous a fait plusieurs visites dans la soirée, n’en savait pas plus là-dessus que les paysans du village. J’aurais bien voulu suivre une conversation avec ces bonnes gens, non point pour connaître les antiquités du pays, mais pour les connaître eux-mêmes, pour me faire une idée exacte de leurs mœurs, de leur caractère, de leurs sentimens, ce qui vaut-bien autant, selon moi, qu’une connaissance incertaine des peuples et des temps anciens. Les hommes qui sont restés, comme des ruines vivantes, au milieu de ces contrées célèbres, sont dignes aussi de notre attention, quelque dégradés qu’ils soient, quelque profonde que soit leur chute. Celui qui veut observer l’humanité telle qu’elle est, avec les passions et les misères de cette vie, ne pourrait-il pas dire avec le bon Lafontaine


Mieux vaut goujat debout qu’empereur enterré ?


Mais rien n’était plus difficile que de causer avec des gens qui ne m’entendaient pas, et qui n’entendaient que médiocrement notre interprète. Le pauvre Dimitri, lorsqu’il parlait aux habitans de Keiklé, s’efforçait de me faire valoir dans leur esprit et me présentait comme un personnage important, puis, quand il s’agissait de leur transmettre mes demandes et mes réponses, il embrouillait et dénaturait tout. Ainsi Dimitri ne ressemblait que trop à ces traducteurs vulgaires qui estropient un auteur, défigurent le sens de ses paroles, et dans une préface le louent prodigieusement, comme pour le dédommager du tort qu’ils lui ont fait en le traduisant. Ordinairement le malheur dont je parle n’arrive qu’aux auteurs morts ; pour moi, il faut que je le supporte vivant, et que j’assiste a mon propre supplice ; j’aurai bien souvent dans mon voyage à gémir de cet inconvénient ; mais il faut savoir se résigner. À défaut de conversation suivie qui aurait pu m’instruire des usages, je vous dirai tout simplement ce qui s’est passé sous mes yeux. Tandis que nous étions assis près de la mosquée, les Turcs venaient faire leur prière du soir. Les Musulmans qui interdisent aux chrétiens l’entrée de leurs mosquées et la lecture du Coran, souffrent volontiers qu’on assiste au spectacle de leurs dévotions. Nous les avons vus tout à notre aise faire leurs cérémonies, sous le portique de leur petit sanctuaire. C’est un tableau qui a fixé toute notre attention et qui intéressera peut-être votre curiosité. Chaque dévot, après l’ablution, se tenait debout, y arrangeait ses vétemens et composait son maintien comme un acteur qui va entrer en scène ou comme un orateur qui va parler à la tribune. Puis, élevant la main jusqu’au niveau de la tête, il portait son pouce dans la partie inférieure de l’oreille et prononçait quelques paroles qu’on appelle le tekbir. Après cette première cérémonie, le Musulman se plaçait les mains sur le ventre, la main droite sur la main gauche, et, dans cette posture, récitait quelques versets du Coran. La troisième position ou la troisième partie de cette pieuse scène, consiste à incliner la tête et le corps en appuyant la main sur les genoux. Ici une nouvelle oraison est prononcée. Quand les fidèles se relèvent, ils récitent encore le tekbir. Ils se prosternent ensuite de manière que leur nez, leur bouche et leur front touchent la terre. Le prophète a recommandé à ses disciples de se prosterner lentement pour ne pas ressembler à des coqs qui béquètent des grains d’orge. En se relevant de nouveau, le dévot reste un moment agenouillée les mains posées sur les cuisses. Il fait une seconde prosternation semblable à la première ; il se relève, les mains appuyées sur les genoux, et récitant le tekbir. Chacun termine sa prière par une salutation à droite et à gauche adressée à ses deux anges gardiens, qui sont censés être présens à la cérémonie. Telle est la prière que les Turcs appellent le Namaz. c’est une véritable pantomime religieuse. Dans l’espace d’une demi-heure, nous avons vu plus de quarante musulmans arriver à la file devant la mosquée : ils prenaient tous la même attitude, et s’inclinaient de la même manière. Les cimes des arbres et les épis de la moisson s’abaissent avec moins d’uniformité devant le souffle, des vents. Les femmes ne vont pas à la mosquée et prient dans leurs maisons. Nous avons remarqué que les musulmans, pendant leur oraison ne regardent jamais le ciel, et tiennent toujours leurs yeux baissés vers la terre. Vous savez que les Turcs, en priant, sont obligés de se tourner du côté de la kiabé de la Mecque. L’esprit de recueillement que les musulmans apportent à ces actes de dévotion pourrait servir de modèle à d’autres, croyances que la leur : la moindre distraction, un geste, une pensée, profane suffiraient, dans leur opinion, pour rendre la prière stérile et vaine devant Dieu. Il ne leur est pas même permis de bailler, en priant, car on leur a persuadé que le démon pourrait profiter de cette occasion pour entrer dans leur corps. Je ne vous parle pas de la nécessité des ablutions ; si la prière, aux yeux des musulmans, est la clé du paradis, la propreté est aussi la clé de la prière.

Après avoir assisté à ce spectacle, qui m’a beaucoup intéressé, nous sommes entrés dans notre logement pour souper. Un coq, qui avait chanté le même soir avec le muézim de la mosquée, a fait tous les frais d’un humble festin apprêté par Michel. Après le souper, M. Poujoulat et moi nous nous sommes couchés sur une natte étendue au pied d’un figuier. Le reste de la caravane s’est répandu à côté de nous dans le jardin, et nous nous sommes endormis en répétant le nom de Priam et d’Hector, et l’esprit tout préoccupé des ruines de la vieille Ilion.