Correspondance d’Orient, 1830-1831/019

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LETTRE XIX.

BOURNARBACHI, L’EMPLACEMENT DE TROIE.

Koumkalé, 28 juillet 1830.

Le 27 juillet, à quatre heures du matin, M. Poujoulat, le philhellène Colin, notre Grec Dimitri et moi, nous étions à cheval. Antoine et Michel sont restés avec les bagages pour se rendre dans la journée, par le chemin le plus direct, au vieux château d’Asie, appelé Koumkalé. Dimitri, qui nous conduisait à Bournarbachi, y était allé plusieurs fois sans savoir qu’il y eût là un grand souvenir historique. En partant de keiklé, nous avons pris notre route du côté du nord-est. Il est impossible d’imaginer des sites plus pittoresques et plus magnifiques que ceux que nous avons vus sur notre route. Le soleil se levait sur les hauteurs de l’Ida, et inondait de ses premiers rayons les bois verdoyans dont ces montagnes sont couronnées. Les chênes étaient humides de la rosée du matin ; le sol nous offrait partout des tamarins bleus ou blancs, des fleurs de mauve épanouies, le thym odoriférant et des espaces couverts de chardons étoilés, dont la fleur bleu-de-ciel donnait à la terre l’aspect de la plaine azurée.

À une heure et demie de Keiklé, nous avons passé auprès de quelques cabanes habitées par des familles musulmanes. Ces pauvres chaumières contrastaient d’une manière frappante avec l’éclat et la magnificence de la nature qui les entourait. Nous avons laissé sur notre gauche un petit village turc, appelé Ouigé.

La vue du paysage nous préoccupait tellement que nous avons perdu le chemin, et que nous nous sommes égarés dans les bois. Heureusement que, pour retrouver notre route, nous avions devant nous les sommets de l’Ida, et que nous avons bientôt découvert, au nord-ouest, le cap Sigée, dominant au loin l’Hellespont, et le premier château d’Asie, dont les tours et les murailles blanches se montraient au bord de la mer. Tout ce que nous apercevions autour de nous, semblait nous dire que nous n’étions pas loin des lieux où fut Troie. Madame Cottin me disait un jour que, dans son voyage d’Italie, l’approche de Rome avait tellement exalté son esprit, qu’une étoffe rouge, qui couvrait un pauvre postillon, lui avait paru comme la pourpre consulaire. Mon imagination était affectée de même en approchant de la cité de Priam. Peu s’en faut que les pâtres qui gardaient leurs chèvres dans les bois, ne rappelassent à ma pensée ce berger phrygien que trois déesses prirent pour juge. Tout à coup nous avons vu paraître au loin une espèce de château en ruines ; j’ai demandé à Dimitri ce qu’étaient ces ruines : C’est la tour des Génois, m’a-t-il répondu. Cette, réponse, à laquelle je ne m’attendais pas, a fait tomber tout à coup mon enthousiasme. J’en demande pardon au peuple industrieux qui a laissé dans tout l’Orient des traces de sa gloire ; mais j’ai été tenté de lui dire, en cette occasion, comme Diogène à Alexandre : Ôte-toi de devant mon soleil.

Enfin, à sept heures du matin, nous avions dépassé l’Érinéos ou la colline des Figuiers sauvages, qui se prolonge jusqu’au chemin, et nous étions dans le village de Bournarbachi. Ce village bâti sur une colline d’une pente douce, ne se compose que d’une trentaine de maisons. Bournarbachi n’est habité que par des Turcs.

À peine sommes-nous descendus de cheval, que nous avons voulu voir les sources du Scamandre ; car c’est delà qu’il faut partir pour reconnaître la position de l’ancienne Troie et celle des lieux décrits ou indiqués par Homère. Comme Dimitri ne connaissait pas le Scamandre, et que les Turcs du pays n’ont jamais entendu prononcer ce nom, nous nous sommes mis à parcourir la campagne pour chercher un fleuve maintenant oubliée, autrefois si connu des Dieux et des héros. Le hasard a fait, qu’au lieu de marcher directement vers la source, nous avons pris une route tout opposée. Après avoir traversé le cimetière de Bournarbachi, nous marchions dans la direction du cap Sigée, lorsque des champs couverts de fleurs bleuâtres nous ont montré de loin une surface azurée qui ressemblait à une nappe d’eau ; nous avons cru voir un lac ou un étang, qui paraissait nous indiquer le voisinage d’une source ou d’une rivière. Nous nous sommes précipités du côté de ce champ d’azur, mais nous n’avons pas tardé à reconnaitre notre erreur. Revenant sur nos pas jusqu’au village de Bournarbachi, nous avons pris le parti plus simple de suivre des paysans qui portaient des urnes sur leur dos, et qui allaient puiser de l’eau à une fontaine. Bientôt la première source du Scamandre s’est découverte à nos yeux.

Une onde limpide est renfermée dans un petit bassin entouré de pierres de taille et de colonnes de granit. De grands saules ombragent la fontaine, la terre voisine de la source est couverte d’arbustes verdoyans, tapissée de mauves et d’herbes odoriférantes. Une écorce de citrouille flottait sur l’eau comme une tasse offerte aux passans. Mon premier mouvement a été de saisir cette tasse propice et de goûter l’eau du Scamandre. Cette source se trouve au bas de la colline de Bournarbachi. Du côté du midi, sont des rochers assez élevés, du pied desquels s’échappe une seconde source, aussi considérable, mais beaucoup moins visitée que la première. Au reste, de quelque côté qu’on s’avance dans ce vallon couvert de roseaux et de plantes marécageuses, on voit l’eau sortir de la terre, et couler à travers le gazon et l’herbe épaisse. Nous avons compté plus de douze sources qui se réunissent à quelques pas de là, et forment la civière si poétique du Scamandre.

Après nous être reposés un moment sous les saules, nous sommes revenus à Boumarbachi. Le chemin que nous avons suivi est creusé assez profondément dans le sol, d’où on peut conclure qu’il est fort ancien. Je ne serais pas étonné qu’il remontât aux temps homériques, et que ce fut là le chemin par lequel les dames troyennes venaient à la fontaine pour y laver leurs robes et leurs précieux vétemens portés sur des chars d’osier. Au milieu de ce chemin, à droite, en montant vers Bournarbachi, s’élève la mosquée du village. En face de la mosquée, on nous a montré une table de marbre blanc sur laquelle les Turcs déposent leurs morts avant de les ensevelir. Près de là, sur le penchant du coteau est le cimetière de Bournarbachi, dans lequel se trouvent quelques marbres qui paraissent appartenir, à d’anciennes ruines. Il est probable qu’on pourrait découvrir aussi de précieux débris dans l’intérieur de la mosquée, mais les étrangers ne peuvent y pénétrer. En visitant les ruines de l’Orient, on a souvent à gémir sur cette difficulté d’entrer dans les mosquées. Que d’inscriptions, que de trésors de l’antiquité, restent ignorés, et ensevelis dans ces sanctuaires qui ne s’ouvrent qu’à la superstition et à la barbarie jalouse des Musulmans.

Au-dessus du cimetière et du village, on aperçoit une hauteur couverte de ruines. Nous y avons trouvé des escaliers de marbre blanc et des pans de murailles encore debout. C’est là ce que notre interprète grec appelle e château des Génois. D’autres disent que cette vieille masure fut autrefois la demeure d’un aga. Il a bien fallu nous contenter de cette explication, toute simple qu’elle est. D’ici à quelques siècles, les savans verront peut-être dans le château des Génois ou dans la maison de l’aga, les nobles vestiges de la magnificence de Priam.

Autour de ces masures, sont gisantes à terre des colonnes de granit qui n’appartiennent pas à des temps très-anciens, et qui m’ont paru avoir été apportées là de quelques villes bâties et ruinées après la destruction de Troie. C’est un spectacle curieux que ce mélange et cette confusion de ruines de tous les âges, mêlées ensemble et venues de plusieurs lieux différens. Les plaines de Troie ont vu dans des siècles divers plusieurs villes tomber et périr ; d’autres villes s’élever et disparaître à leur tour. Leurs débris ont été dispersés de tous côtés comme les ossemens d’un cimetière que les instrumens du mineur ont fouillé, ou qu’a profané la charrue. Si, à la résurrection universelle, les cités sortent comme les humains de la poussière de leurs tombeaux, quel sera l’embarras de toutes ces villes grecques et troyennes pour rassembler leurs propres ruines, et retrouver, je ne dis pas leur splendeur, mais seulement les pierres dont elles étàient construites.

Nous sommes restés fort long-temps sur la hauteur dont je viens de parler et que je soupçonne être le tombeau de Myrinne ou la colline de Battieia. Du haut de cette colline, on voit à l’occident les sources du Scamandre, au midi, l’Erinéos ou la colline des Figuiers sauvages qui s’étend de l’est à l’ouest ; au nord-ouest, le lieu où s’élevait le chêne cité par Homère, sur lequel les dieux de l’Olympe venaient se percher comme les oiseaux du ciel. À la place qu’occupait le chêne, on aperçoit encore un bouquet d’arbres, que des yeux prévenus pourraient prendre pour des rejetons de l’arbre sacré. Vers l’orient, nos regards se portaient sur un grand plateau qui domine le cours du Simoïs. C’est là qu’était placé l’Acropolis de l’antique Ilon.

Nous nous sommes dirigés dû coté de ce grand plateau. On entre d’abord dans une vallée profonde, remplie de ronces et de chardons, qui nous permettaient à peine de marcher. On monte ensuite sur la hauteur de l’Acropolis ; je n’ai pas besoin de vous dire, quelles impressions éprouvent en ce lieu les voyageurs nourris des souvenirs d’Homère et de Virgile. Je vous ferai connaître en peu de mots ce que nous avons remarqué dans notre première promenade ; nous y reviendrons demain, après-demain, pendant plusieurs jours ; nous viendrons lire sur les débris de la citadelle troyenne le second livre de l’Énéide et plusieurs chants de l’Iliade ; c’est alors que vous pourrez nous suivre plus facilement, et partager notre enthousiasme poétique.

Le premier objet qui a frappé notre attention en montant sur ce terrain élevé, est un tumulus qu’on appelle le tombeau d’Hector ; ce tombeau est formé de pierres entassées et présente comme un plateau circulaire sur le grand plateau de l’Acropolis. La pyramide ou le sommet du tumulus a été rasé ou démoli ; il n’en reste que la base dont le diamètre est d’environ soixante-dix pieds, et cette base peut avoir neuf à dix pieds d’élévation ; on remarque sur un des côtés une large ouverture qui atteste des fouilles antiques. Pausanias nous apprend que les Thébains, avertis par l’oracle, vinrent chercher dans la Troade les restes du héros qu’on regardait avec raison comme le modèle du patriotisme ; on peut croire que l’excavation faite au tumulus remonte à cette époque. Le tombeau d’Hector a subi sans doute des profanations moins honorables ; il a dû fournir des pierres à des villages voisins, et la cupidité n’a pu manquer d’y venir chercher de l’or ; mais ce n’est pas une raison pour le dépouiller de sa véritable gloire. M. de Choiseul et le docteur Clarke contestent à ce tumulus. l’honneur d’avoir renfermé les cendres d’Hector ; ces deux voyageurs prétendent que l’infortuné rival d’Achille fut enseveli hors de l’Acropolis et même hors de la ville d’Ilion ; je ne puis partager leur avis par deux raisons ; la première, c’est que le tumulus dont il est question répond tout à fait à ce qu’Homère en a dit ; la seconde, c’est que je ne puis croire que les Troyens aient exposé les restes d’Hector aux outrages des Grecs, en leur donnant une sépulture hors de la cité. Nous lisons dans l’Iliade qu’on avait mis partout des gardes pour que la cérémonie funéraire ne fût point troublée par la présence de l’ennemi ; cette cérémonie devait donc être célébrée dans l’intérieur des murailles. Comment imaginer d’ailleurs que le vieux Priam, qui venait de braver la colère d’Achille et de prodiguer tous ses trésors pour racheter le corps de son fils, eût permis qu’on ensevelît d’aussi précieuses dépouilles loin de son palais et de sa capitale ?

Après le tombeau d’Hector vient un autre tumulus qu’on appelle le tombeau de Priam ; je n’ai pas la même confiance dans l’authencité de celui-ci. L’antiquité ne nous apprend rien à ce sujet, et parmi les infortunes du dernier roi d’Ilion, je crois qu’il faut compter celle de n’avoir point reçu les honneurs de la sépulture. Le tumulus qui porte le nom de tombeau de Paris et qui se trouve à une centaine de pas de celui de Priam, ne peut guère appartenir non plus au ravisseur d’Hélène ; car, si nous en croyons Quintus de Smyrne, Paris, après avoir été blessé mortellement, se retira sur le mont Ida et fut enseveli par des bergers dans le lieu même où il avait jugé les trois déesses. Ce troisième monticule est ombragé par un groupe de petits chênes, et nous avons vu les chèvres du capitan-pacha brouter l’herbe qui croît sur cette grande tombe inconnue. Je ne vous parlerai pas d’un quatrième tumulus dont quelques savants ont fait les honneurs à Assaracus, tant ils craignaient que les personnages cités dans Homère ou dans Virgile manquassent de sépulture.

Vous n’avez pas oublié la charmante description que fait Virgile dans le septième livre de l’Énéide, de la montagne qui formait le royaume rustique d’Évandre, et qui devint ensuite la ville éternelle. On aime ce contraste qui nous fait passer de la simplicité à la magnificence, de la vie pastorale à la vie tumultueuse des grandes cités. La colline où brilla la splendeur d’Ilion, nous offre un autre contraste qui produit sur notre esprit un effet bien différent ; c’est la capitale d’un empire qui s’est changée en une solitude triste et aride ; Lucain est fort exact lorsqu’il nous dit etiam periere ruinæ, les ruines même ont péri ; mais il manque d’exactitude quand il ajoute que les forêts et les moissons s’élèvent à la place des temples et des palais. La vérité est que la charrue n’a pas même fait l’honneur à l’Acropolis de passer sur ses ruines, et que le plateau de la citadelle n’est maintenant qu’une surface couverte d’herbes sèches, de ronces, de bruyères, de petites pierres et de fragmens de poterie.

À l’extrémité du plateau qui s’élève à pic au-dessus du lit de Simoïs, on trouve à droite et à gauche un sentier qui descend jusqu’au fleuve ;. autour de ces sentiers rapides et pierreux, croissent l’amandier piquant, le palimus et ie jasmin jaune ; le figuier sauvage et le conisa candida sortent à travers les fentes des rochers. Le sommet du plateau qu’entourent des roches grisâtres, est généralement regardé comme l’emplacement de la citadelle des Troyens ; Turrim in præcipiti stantem, dit Virgile ; et ailleurs le même, poète appelle la forteresse troyenne arx alta. Homère fait allusion à ce haut sommet quand il place les tours d’Ilion en un lieu battu par les vents.

Vous m’accuserez peut-être, mon cher ami, de manquer à la religion des souvenirs, et d’être indifférent pour l’antiquité, si je vous dis que je n’ai pas vu une seule fondation, ou même quelque chose qui ait l’apparence d’un vieux mur ; toute illusion à part, je suis forcé de vous avouer que ce que j’ai vu au-dessus de l’Acropolis ne saurait fixer votre attention ni la mienne ; à trente ou quarante pas du pic de ce plateau, nous avons reconnu une citerne à demi comblée par des pierres ; cette citerne pourrait bien être de la plus haute antiquité, et pour peu que cela vous plaise, je vous la désignerai comme la ruine la plus apparente de la vieille Troie. Parmi les voyageurs qui nous ont précédés, les uns ont vu à l’extrémité du Pergama deux assises de pierres taillées et posées les unes sur les autres ; d’autres ont remarqué au-dessous du plateau, au côté oriental, des traces de murailles, des restes d’un escalier. À notre avis, la seule ruine qui parle aujourd’hui de l’antique Ilion, c’est ce grand pic qui portait les hautes tours troyennes, ce sont ces rochers qui défendaient l’Acropolis comme des remparts inaccessibles, ces ravins profonds creusés par le fleuve orageux, qui offraient à l’ennemi comme autant de fossés que nul ne pouvait franchir. Voilà tout ce qui reste de la ville battue par les vents de la citadelle élevée sur des abîmes ; je voudrais que sur quelque rocher de cette colline solitaire, on gravât ces paroles si souvent répétées : campos ubi Troja fuit ; ces quatre mots latins seraient comme une inscription funèbre placée sur le tombeau de la cité. Chez les anciens, un lieu frappé de la foudre était comme une enceinte sacrée, personne ne l’habitait ; aucun arbre ne pouvait y croître ; c’était un lieu stérile et désert ; tel est aujourd’hui l’emplacement de la vieille Ilion, ou plutôt de son Acropolis.

Nous étions revenus à Bournarbachi vers les deux heures après midi. C’est à Bournarbachi qu’on place les portes Scées ou les portes du couchant. Les portes Scées sont restées aussi célèbres que Troie elle-même, car Homère y a placé les scènes les plus intéressantes de l’Iliade. C’est par là que les Troyens sortaient pour combattre les Grecs ; c’est là que s’élevaient les hautes tours où les vieillards de Troie racontaient les merveilles des temps passés, semblables aux cigales oisives qui perchées sur les arbres, remplissent l’air de leur chants harmonieux. On ne peut prononcer le nom des portes Scées, sans se rappeler les adieux d’Andromaque et d’Hector, et ce combat héroïque, la plus grande scène de l’Iliade, dans laquelle nous voyons triompher la colère d’Achille, et tomber le dernier appui de la ville et du royaume de Priam. Quelques auteurs disent qu’on voyait sur la porte Dardanienne l’image d’un cheval sculpté en bois ; ce qui avait donné lieu à la fable du cheval de bois, d’Epeus. Il paraît que les tours qui s’élevaient aux portes Scëes étaient très-fortes, car jamais on n’attaqua les murailles de ce côté de la ville. Patrocle osa porter la main sur les murs bâtis par Apollon, mais le dieu défendit lui-même son ouvrage. Il faut ajouter aussi qu’Homère ne parle pas d’un seul assaut livré à la cité d’Ilion, ce qui prouve que l’art des sièges était alors bien peu avancé. Il y avait une autre porte que les portes Scées, et qu’on appelait porte Idéenne ; elle était placée entre l’Érineos et le Simoïs et regardait le mont Ida dont elle avait pris le nom.

Je ne quitterai point ce lieu sans remercier les savans qui ont retrouvé pour nous l’Acropolis, les portes Scées et les sources du Scamandre. Nous avons avec nous le Voyage de M. Lechevalier[1], que nous relisons souvent. Les explications qu’il nous donne sur la topographie homérique de la Troade, sont si nettes et si claires, qu’on ne peut s’égarer en le prenant pour guide. C’est à lui qu’appartient l’honneur d’avoir reconnu le premier les champs où fut Troie, ce qui ne l’empêche pas de vivre aujourd’hui presque ignoré sur sa montagne de Sainte Geneviève, tant le public est prompt à oublier les pauvres voyageurs. Mais la gloire de M. Lechevalier vit toujours sur les bords du Simoïs et du Xante, et tous ceux qui visitent les lieux illustrés par l’Iliade, se plaisent à répéter son nom.

Vers les quatre heures du soir, nous sommes remontés a cheval pour nous rendre à Kounkalé, où nous voulions prendre, un logement. Nous sommes partis des sources du Scamandre, et nous avons suivi d’assez près la rive gauche du fleuve. Les champs qu’arrose le Scamandre sont couverts de pâturages où paissent les troupeaux des villages voisins. Nous avons vu des bergers qui jouaient d’une flûte semblable aux rustiques pipeaux des anciens, et répétaient des airs simples et mélancoliques qu’on pourrait regarder comme de poétiques traditions des vieux âges. À peu de distance des sources du Scamandre, on trouve un moulin avec une écluse et tout ce qu’il faut pour rassembler un volume d’eau qui puisse faire tourner un moulin. Le lit du fleuve est tranquille ; le murmure de l’onde qui roule sur le sable et les cailloux s’y fait à peine entendre. Le Scamandre qui tient tant de place dans l’Iliade, a tout au plus la largeur de la rivière des Gobelins. Un platane, un saule jeté d’une rive à l’autre, suffit pour y faire un pont. Vous savez que l’armée de Xercès ne put y trouver assez d’eau pour se désaltérer ; les canards, les poules d’eau, les plongeons, se jouent dans les roseaux du Scamandre ; l’anguille et le barbot habitent son courant limpide ; l’aspect de ses rives a quelque chose d’agreste et de riant.

En descendant du côté de la mer, nous sommes arrivés au village d’Erkessi-keui. Près de là est le fameux tosmos sur lequel les chefs troyens tenaient conseil après la première attaque du camp des Grecs. Le trosmos est un plateau élevé qui domine la plaine, et se trouve placé entre les villages d’Erkessi-Keui et d’Udjek-Keui. On remarque dans le voisinage le tombeau d’Ilus, si souvent cité dans l’Iliade ; il a perdu la colonne derrière laquelle Paris se tenait caché, pour lancer son javelot contre Diomède. Ce tumulus a soixante pieds de haut ; il est couvert de gazon. En voyant le tombeau d’Ilus, je me suis rappelé le voyage de Priam au camp d’Achille, et j’ai reconnu avec une certaine joie que pour nous rendre à Kounkalé, nous prenions le même chemin que le vieux roi d’Ilion.

On sait que le Scamandre se réunissait autrefois au Simoïs mais, dans le siècle dernier, on lui a ouvert un canal qui a changé son nom et son embouchure : il se jette maintenant dans la mer Egée, au-dessus du cap de Troie, à deux heures environ, au sud, du promontoire Sigée. Le nouveau canal est l’ouvrage d’un capitan-pacha, qui détourna ainsi les eaux du fleuve pour faire tourner des moulins, et pour arroser les terres d’un tchifflik, sans trop s’inquiéter de savoir si le Scamandre était le fils de Jupiter, et si un pareil changement dans le cours des fleuves de la Troade ne jetterait pas un peu de confusion dans la science et les recherches futures des géographes et des érudits. Une des singularités historiques de ce pays, c’est que les rives du Xante sont devenues l’apanage des capitans-pachas, et qu’un ministre de la Porte possède aujourd’hui une grande partie des domaines de Priam.

Nous avons traversé le nouveau canal sur un pont de pierres ; et, laissant bientôt le cap Sigée à notre droite, nous sommes arrivés à Kounkalé vers les sept heures du soir.


  1. Nous connaissons le Voyage pittoresque de M. de Choiseul, mais son format ne nous avait point permis de l’emporter avec nous à Bournarhachi ; on trouve dans la partie de ce voyage qui concerne la Troade, une foule de détails curieux et instructifs ; les cartes de M. de Choiseul nous ont beaucoup servi pour retrouver les différentes positions qui tiennent la géographie de l’Iliade n’existe rien de plus complet sur la Troade.