Correspondance d’Orient, 1830-1831/018
LETTRE XVIII.
ALEXANDRIE DE LA TROADE.
En vous quittant à la fontaine où nous avons abreuvé nos chameaux, je me suis dirigé à l’ouest, suivi de notre Philhellène et de notre grec Dimitri ; nous avons marché une heure et demie à travers des terres incultes, et nous sommes arrivés sur des hauteurs couvertes d’une vaste forêt. Des chênes de différentes grandeurs dont les galles noires tranchent avec la verdure de leur feuillage, des touffes de houx, des buissons, des pâturages que le soleil a jaunis, et, çà et là, de distance en distance, quelques débris sans nom quelques, colonnes gisant sur la terre, tel est le spectacle qui s’est offert à mes regards. « Où donc est Troie ? », ai-je-demandé à mon guide, car le nom d’Alexandrie lui était inconnu ; « C’est ici », m’a répondu le guide. Il faut s’accoutumer à ces Sortes de surprises, lorsqu’on va à la recherche des antiques cités d’Orient.
C’est une triste chose pour un voyageur que d’arriver le dernier dans un pays, où tant de voyageurs ont passé, surtout quand ce pays est changé en solitude, et qu’on n’y rencontre aucune figure d’homme dont on puisse saisir les traits et le caractère à défaut de monumens. Arrivé dans l’enceinte d’Alexandria Troas, je voyais des restes d’édifices que vingt voyageurs ont observés, et je me demandais ce que j’avais à vous dire après eux ; je cherchais des ruines qui ne fussent point connues, et je ne trouvais que des débris de monumens décrits ou dessinés dans plusieurs relations. Ce qu’il me reste à faire alors, c’est de vous exposer l’état présent de cette nouvelle Troie c’est de vous dire ce qu’elle était dans les derniers, temps, et ce qu’elle est de nos jours ; vous aurez ainsi l’histoire de ces ruines qui s’en vont pièce à pièce, et que peut-être les voyageurs à venir ne retrouveront plus.
Alexandria Troas, appelée par les Turcs Eski-Stamboul (l’ancienne Constantinople) s’élevait sur un coteau qui s’incline vers la mer, en face de l’île de Ténédos. Les débris les plus remarquables de cette cité, sont les Thermes ; et l’aqueduc d’Hérode Atticus ; le premier, de ces édifices est celui que tes navigateurs appellent le Palais de Priam ; Pocoke et Chahdler l’avaient pris pour un gymnase ; M. de Choiseul, M. Lechevalier et le docteur Clarke, frappés de la ressemblance de ce monument avec les Thermes de Dioclétien et de Caracalla à Rome, lui ont rendu sa véritable origine et sa destination première. Les restes de ces Thermes consistent en trois arcades entièrement debout et construites en pierres de tailles ; l’arcade du milieu, la plus grande des trois, peut avoir trente-cinq ou quarante pieds de hauteur, la façade de l’édifice a perdu le marbre qui la décorait. Ce grand débris domine la forêt, et les marins le saluent comme un point de reconnaissance. L’aqueduc d’Hérode Atticus, en dehors de la ville, au nord-est, conserve à peine une trentaine de piliers ; cet aqueduc recevait les eaux du Scamandre, au moyen d’un canal dont on reconnaît encore des traces.
Les autres ruines de la cité ont plus ou moins disparu, il est difficile de donner un nom à ces édifices tombés qui ne ressemblent plus à rien, à tous ces décombres épars au milieu de la solitude. Ce sont des souterrains où les troupeaux et les brigands viennent tour à tour chercher une retraite, d’anciens bains à moitié renversés, des colonnes de granit étendues à travers les broussailles, ou debout et enfoncées dans la terre ; ce sont les vestiges d’un temple qui a perdu son dieu, et qui resté livré au génie de la destruction. Les murailles de la ville ont croulé sous le marteau des Turcs et sont descendues presque au niveau du sol ; on en trouve pourtant assez de traces pour qu’on puisse suivre ces murs dans leur circonférence, qui a été évaluée à 5, 8oo toises ; ce qui prouve qu’Alexandrie dut être une vaste cité. Au sud-ouest des Thermes, du côté de la mer, tous les voyageurs ont reconnu un théâtre ; le penchant de la colline se prête naturellement à la disposition— des gradins recouverts aujourd’hui de gazon et de petits arbustes. Le théâtre regarde la mer et l’île de Ténédos ; vous ne trouveriez point sur cette côte une plus heureuse situation. Deux massifs qui ont appartenu au proscenium et que j’étais étonné de trouver encore debout, avoisinent ce théâtre ; ils resteront là jusqu’au jour où les gens du pays auront besoin de pierres de construction. J’ai vu du coté de l’aqueduc, hors de la ville, des sarcophages et des couvercles répandus au pied des chênes qui peuvent indiquer la place ou fut la Nécropolis d’Alexandrie.
Sur le rivage de la mer, dans la direction de la cité, on trouve deux bassins comblés par le sable, et séparés l’un de l’autre par une jetée ; ces deux bassins, d’une médiocre étendue, formaient l’ancien port de la ville ; ce port ne devait guères recevoir que de petites galères, et les navires restaient sans doute dans la rade abritée par un grand plateau. Les vagues viennent se briser sur des colonnes de granit, couchées dans les sables de la rive au milieu des algues marines et d’un vaste amas de coquillages.
Tel est l’état présent d’Alexandria Troas ; le désert a pris la place de la cité, des chênes croissent sur les débris des temples et des palais et les chacal, les loups et les renards ont envahi cette antique demeure de l’homme. Quelqu’un qui traverserait la forêt sans connaître les choses des temps passés, ne se douterait point que la s’élevait jadis une ville, car c’est à peine si on trouve quelques traces du peuple qui dort sous le gazon de ces collines, et le jour n’est pas loin où le voyageur pourra dire aussi d’Alexandria Troas : Etiam periere ruinæ, les ruines ont péri.
Vous savez que, depuis plusieurs siècles, les ruines de cette ville ont été pour les Turcs comme une carrière inépuisable. Il n’est pas un monument à Constantinople et sur les bords de l’Hellespont, qui n’ait eu sa part des dépouilles d’Alexandrie. La mosquée d’Achmet, la plus belle de Stamboul, a été construite presque tout entière avec des pierres ou des colonnes de la cité. Au milieu de ce bouleversement successif, les voyageurs n’ont jamais pu retrouver, à différens intervalles, les mêmes monumens, les mêmes débris ; la destruction prenait à chaque époque une autre face, et le spectacle des ruines changeait sans cesse. Le premier avait laisse des monumens que le temps n’avait pas trop frappés, le second en retrouvait à peine des traces ; l’un avait découvert des statues ou des inscriptions, un autre revenait et cherchait en vain les inscriptions et les statues. Pour donner à mon récit quelque chose de plus complet, je dois vous rappeler les principaux voyageurs qui ont visité Alexandria Troas ; cette récapitulation rapide sera elle même comme une histoire de ces ruines.
Vous connaissez Pierre Belon du Mans, un des premiers voyageurs qui ait exploré les rives de la Troade ; il parcourut, en 1554, les restes d’Alexandrie qu’il croyait être l’ancienne Troie. Les murailles de la cité étaient encore debout, et Belon nous apprend qu’il lui fallut quatre heures pour en faire le tour. Frappé des grands débris qu’il avait sous les yeux, le voyageur du Mans s’écrie que ces ruines sont si admirables à regarder, que bonnement on ne pourrait exprimer leur grandeur sinon par beaucoup de langage. Belon trouva des statues colossales couchées sur la terre, des églises, des croix en bas-relief, des portes entières, plusieurs édifices conservés, entr’autres deux grands monumens au sud-est de la ville ; sur un de ces monumens on lisait Julio, sur l’autre magistratus. Pierre Belon ne parle pas de l’aqueduc ; il crut voir le Simoïs et le Scamandre dans deux petits ruisseaux qui coulent dans la vallée, à l’orient d’Alexandrie ; il s’étonne que la poésie ait pu donner tant d’importance à ces ruisselets, toujours à sec pendant l’été, et qui, en hiver, auraient à peine assez d’eau pour qu’une oie pût y nager.
George Sandys descendit sur cette, côte, un demi-siècle après, et le voyageur anglais reconnut à peu près les mêmes ruines.
Stochove de Bruges, voyageur peu connu, et pourtant conteur assez ingénieux, visita Alexandrie en 1633. Stochove, suivant l’erreur commune, se croyait sur l’emplacement de la ville de Priam. Le port de la cité était alors couvert de belles colonnes, dont plusieurs avaient trente ou trente-cinq pieds de longueur, et de grandes tables de marbre chargées d’inscriptions étalent gisantes sur le rivage. Le voyageur de Bruges trouva des arcades, des portiques, la moitié d’un temple, beaucoup de statues de marbre ; à peu de distance de la mer, il découvrit un petit temple qui lui parut de construction plus ancienne que les autres monumens ; il remarqua sur les murs de cet édifice des inscriptions romaines que le temps avait usées, et ne put y déchiffrer que ces mots : Antonio principi. Comme Belon, Stochove ne vit point l’aqueduc d’Hérode dont je vous ai parlé. Le voyageur de Bruges termine son récit en disant que journellement deux galères de Constantinople vont et viennent pour enlever des colonnes et des matériaux de tout genre. Plus tard, Lamotraye Pocoke, Vood et autres, n’ont point revu tous les monumens que Belon, Sandys et Stochove avaient mentionnés, ils ont rencontré sur le rivage des colonnes et des marbres destinés à être embarqués, et la plupart des édifices qu’ils ont retrouvés dans l’enceinte d’Alexandrie n’existent plus maintenant. Chandler, qui voyageait dans ces parages, en 1764, parle des murailles d’Alexandrie comme étant dans un assez bon état. Vers la fin du siècle dernier, M. de Choiseul et M. Lechevalier ont parcouru ces ruines. M. Lechevalier raconte qu’il voyait à chaque pas des Turcs occupés à briser des sarcophages de marbre blanc, ornés de figures et d’inscriptions, pour en faire des boulets ou pour décorer des sépultures ; à cette époque, l’aqueduc d’Atticus était encore dans une belle conservation, mais les quarante dernières années qui ont passé sur ce monument lui ont été bien funestes. Olivier est le dernier voyageur du XVIIIe siècle qui ait visité les ruines d’Alexandrie ; il ne s’est point attaché à décrire ce qui avait survécu à la destruction, et se contente de renvoyer aux relations de Pocoke, de Chandler et de M. Lechevalier. Dans notre siècle, quelques voyageurs, entr’autres le docteur Clarke, ont recherché ce qui restait de la ville d’Alexandre, et leurs travaux n’ont guères servi qu’à constater l’état misérable de ces ruines.
En parcourant les bords du plateau de la cité, j’ai vu des centaines de boulets de marbres rangés par piles, provenant des débris d’Alexandrie. Vous savez qu’au siècle dernier, pendant la guerre des Russes, le fameux Hussan-Pacha ordonna qu’on fit des boulets avec les marbres de cette côte, et c’est ainsi que furent munis les forts de l’Hellespont. Nous devons dire toutefois qu’on n’a jamais pu faire un grand usage de ces boulets ; il paraît même qu’ils sont maintenant entièrement dédaignés, car on les a trouvé répandus dans les camps comme des pierres, et ces boulets qui furent d’abord destinés à détruire, sont employés aujourd’hui dans différentes constructions.
Vous ayez lu dans le Voyage pittoresque de M. de Choiseul et dans le Voyage de la Troade de M. Lechevalier, les principaux traits de l’histoire d’Alexandria Troas ; cette histoire est d’ailleurs liée à celle d’Ilium Recens dont nous irons bientôt visiter les reste. Le fils de Philippe, dont le cœur battait au seul souvenir des héros grecs et troyens, ne pouvant mêler son nom aux grands noms de l’Iliade, voulu au moins laisser des traces de son passage dans la Troade, et cet autre Ilion fût bâti. Alexandre, qui avait surtout voué un culte au grand Achille, le destructeur des cités, mettait sa gloire à bâtir des villes ; mais toutes ces villes qui devaient nous transmettre sa mémoire, que sont-elles devenues ? Il avait bien raison d’envier au fils de Pelée le bonheur d’avoir eu un Homère, car les chants consacrés à la gloire d’Achille seront redits jusqu’au dernier âge, et le voyageur ne trouve plus que des chênes à la place des marbres qui portaient le nom d’Alexandrie.
On a prétendu que Virgile, comme certains écrivains de l’antiquité, avait placé la ville de Priam au lieu où s’élevait la ville d’Alexandre ; on n’a qu’a lire avec attention le second livre dé l’Énéide pour se convaincre que le poète romain, ne mérite point un tel reproche il suit fidèlement Homère, ses vers ne sont quelquefois qu’une traduction des vers de l’Iliade, et puisque son modèle a si bien décrit les lieux, comment le chantre d’Énée eût-il pu s’égarer ainsi pour l’emplacement de Troie ? Si, dans le récit de Virgile, quelque chose pouvait donner lieu à ce reproche, ce serait l’épisode des deux serpens de Ténédos, qui semble supposer la ville de Priam sur le rivage de la mer ; toutefois le poète fait passer les serpens à travers les campagnes avant d’arriver à Laocoon, jamque arva tenebant, et ces mots affaiblissent beaucoup l’objection qu’on pourrait tirer de ce passage. D’ailleurs, la poésie à des priviléges qu’il ne faut point lui disputer, et nous devons l’affranchir quelquefois d’une trop sévère exactitude.