Correspondance d’Orient, 1830-1831/027

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 36-50).
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LETTRE XXVII.

ABYDOS ET SESTOS.

7 Août 1830

Le consul de France a demandé pour nous au pacha un teskéré ou passeport, et nous avons quitté les Dardanelles pour rejoindre notre caïque qui nous attendait au mouillage de Niagara. La tramontane soufflait toujours ; les mariniers grecs qui devaient nous conduire, nous conseillaient d’attendre un temps plus calme. Mais notre impatience ne connaissait ni dangers, ni obstacles ; nous sommes entrés dans notre caïque, et nous avons donné nous-mêmes le signal du départ. À peine notre barque fragile est arrivée au milieu du canal, fort étroit dans cet endroit, que la tempête a redoublé, et les flots, amoncelés par l’orage, menaçaient à chaque instant de nous engloutir. Notre frêle embarcation à été plusieurs fois sur le point de chavirer, et nos bagages et nos vêtemens étaient tout trempés de l’onde amère. Il a bien fallu reconnaître que nous avions eu tort, nous avons prié nos marins de retourner au mouillage d’où nous étions partis. Une chose digne de remarque, pour des amis de l’antiquité comme nous, c’est que cette contrariété nous arrivait à l’endroit même où Xerxès fit distribuer trois cents coups de fouets à la mer, pour punir ses flots rebelles. Nous n’étions guère en mesure d’exercer une pareille justice envers les élémens, et d’infliger aux ondes courroucées la moindre correction. Aussi avons-nous pris le parti de descendre modestement à terre, et d’attendre avec patience et résignation que l’orage fut apaisé.

Comme nous avions le plus beau temps du monde malgré la tempête, nous nous sommes retirés dans une vigne située sur la rive, et notre caravane s’est assise en cercle à l’ombre d’un grand noyer. Nous avons choisi dans notre bibliothèque de voyage tous les livres qui pouvaient compléter nos études sur le pays d’Abydos et de Sestos que nous avions devant nous. Nous avons relu ]e passage d’Hérodote où le vieil historien raconte comment Xerxès fit construire un pont sur le détroit et comment l’armée du grand roi traversa la mer. Quels contrastes nous offrent ici les choses humaines ! quel spectacle que celui que nous montre un potentat d’Asie ouvrant à son armée innombrable un chemin sur les flots de l’Hellespont, et peu de temps après le grand roi repassant le détroit dans un frêle navire et débarquant presque seul sur la rive où nous sommes ! Cette partie du canal fut presque toujours le chemin des conquérans et des armées qui venaient d’Europe en Asie et d’Asie en Europe ; la Perse passait par ce chemin pour aller conquérir la Grèce ou la Thrace, et la Grèce a son tour suivait la même route pour envahir l’Asie. L’armée d’Alexandre traversa la mer sur une flotte, dans l’endroit même où Xerxès avait fait construire un pont. Les barbares qui ont passé par là, après les Perses et les Macédoniens, n’ont pas eu des historiens comme Hérodote et Quinte-Curce ; aussi le souvenir de leurs expéditions est-il resté confus et presque ignoré. Nous ne suivrons point ici les traces des Turcs, ni même celles des croisés qui, au rapport du maréchal de Champagne, s’arrêtèrent à Abydos qu’ils appelaient Avie, et prirent dans cette cité, encore florissante à cette époque, les vivres dont ils avaient besoin.

Si cette rive a ses souvenirs historiques, la poésie y retrouve aussi ses traditions qui sont plus populaires. Quel est le voyageur ou le marin qui, en passant devant la pointe dé Niagara, ne prononce les noms de deux amans célébrés par l’antiquité ? À la vue de la côte de Sestos, nous cherchons la tour on Héro se tenait autrefois, un flambeau à la main, pour guider Léandre à travers les flots ; nous mesurons des yeux le détroit retentissant de l’antique Abydos qui déplore encore aujourd’hui l’amour et le trépas de l’infortuné Léandre. Ces dernières paroles vous rappellent sans doute le charmant poème de Musée, car c’est par là que le poète grec commence son récit. Le poème de Musée, si plein de gracieuses peintures, ne doit-il pas avoir un charme et un intérêt de plus quand on le lit en présence de Sestos et d’Abydos ? Nous nous sommes donné le plaisir de cette lecture, assis sous notre grand noyer. Vous savez combien l’Iliade animait pour nous les campagnes de Troie les souvenirs littéraires appliqués aux localités ont un intérêt que je ne puis exprimer. Ce qu’on lit, ce qu’on entend n’est pas seulement de la belle poésie, c’est un tableau animé qui passe sous les yeux : les personnages revivent autour de nous, et le récit du poète devient une scène à laquelle on est présent.

Ainsi, en lisant le poème de Musée, nous croyons voir les villes de Sestos et d’Abydos telles qu’elles furent autrefois ; nous assistons à la fête de Vénus et d’Adonis, où la jeunesse d’Orient avait coutume d’accourir. Ce fut a cette fête que Léandre vit pour la première fois la jeune Héro, prêtresse de Vénus ; elle brillait dans le temple semblable à l’Aurore naissante, et sa peau blanche et vermeille était comme une prairie de roses nouvelles. Le temple qui entendit les tendres aveux des deux amans, s’élevait là-bas sur cette côte jaunâtre où croissent maintenant les bruyères et l’olivier sauvage. Voilà près de nous la rive d’où l’aimable Léandre partait chaque soir, et où il revenait chaque matin. Mais le bonheur des deux amans devait finir, car il était soumis à l’inconstance des flots et des vents. Une nuit d’hiver, tandis que la tempête grondait sur l’Hellespont, le jeune homme d’Abydos voulut braver les vagues, en courroux ; mais la mer était affreuse, les vents violens, avaient éteint le flambeau de la tour, et l’amant infortuné, malgré ses prières à Vénus, à Neptune, à l’époux d’Orithie, fut englouti sous l’onde. Au lever de l’aurore, la prêtresse éplorée chercha son époux sur les rives du détroit. Ô douleur ! elle vit au pied de la tour le corps de Léandre déchiré par les pointes des rochers, et poussée par son désespoir, elle se précipita dans les flots.

Le poème de Musée, dont je vous donne à peine une faible idée, est une production pleine de grâce et de naturel, sans aucun mélange de mauvais goût et d’affectation. Les savans ont agité la question de savoir si ce poème devait être attribué à Musée, disciple d’Orphée, ou bien à un poète de ce nom, de l’école d’Alexandrie, qui vivait dans les premiers siècles de notre ère. Il suffit de connaître un peu les mœurs des temps primitifs pour se persuader que cette production élégante et polie ne leur appartient pas, et ne peut leur appartenir. Le poème de Héro et de Léandre porte évidemment le caractère d’un siècle où l’amour avait perdu les formes simples et grossières des premiers âges ; on y reconnaît facilement une époque où les poètes raffinaient déjà sur l’amour et la galanterie, où les sentimens s’unissaient à la politesse des mœurs. L’auteur du poème de Héro et de Léandre parle de l’amour comme Ovide, ce qui ne ressemble guère à l’amour des temps héroïques. Les deux épîtres d’Ovide, l’une de Héro à Léandre, l’autre de Léandre à Hero, nous rappellent les mœurs galantes de Rome sous Auguste, et de la Grèce à cette époque. La première de ces épîtres exprime avec une rare perfection les inquiétudes, les alarmes, les sentimens divers d’une femme passionnée qui attend son amant ; la seconde est fort inférieure à la première : elle ne renferme que des idées vagues et communes, et ne dit rien ni au cœur ni à l’esprit. On doit croire que Musée le grammairien a connu les deux épîtres d’Ovide : elles ont même pu lui fournir l’idée de son poème ; mais l’auteur grec a de beaucoup surpassé son modèle.

Comme la tramontane grondait toujours, et que nous n’avions guère que nos livres pour passe-temps, nous n’avons eu rien de mieux à faire que de lire la Fiancée d’Abydos, de lord Byron ; il était naturel de chercher à comparer le poème anglais avec le poème de Héro et de Léandre. Je me garderai bien de vous donner ici une analyse de l’ouvrage de lord Byron, beaucoup plus connu aujourd’hui que le poème grec de Musée. Je me contenterai de faire passer devant vous les trois figures que le poète anglais nous montre sur la scène. On ne trouverait pas dans les harems de la Turquie beaucoup de jeunes filles comme Zuleika ; toutefois, le caractère de la fiancée est une charmante création. Byron nous la représente belle comme la première femme souriant au serpent, douce comme la mémoire d’une amante au tombeau, pure comme la prière que l’enfance exhale ; le caractère de Zuleika, par l’innocence et la candeur, appartient à tous les temps et à tous les pays. Les couleurs du poète sont moins naturelles et moins vraies, lorsqu’il nous peint le jeune Sélm. On voit d’abord dans l’amant de Zuleika un enfant timide et soumis, un jeune homme, plein d’innocence et d’ingénuité, qu’on laisse pénétrer dans le harem, puis un personnage mystérieux qui médite des complots et qui s’est mis à la tête d’une bande de pirates ; un pareil caractère n’est vrai dans aucun pays, encore moins en Turquie qu’ailleurs. Quant à Giafir, c’est un véritable tyran de mélodrame ; c’est un pacha au front sévère, aux paroles menaçantes, pour qui rien n’est sacré, dont rien ne peut retenir l’ambition, qui a empoi sonné son frère pour avoir un pachalik et qui finit par tuer son neveu Sélim, l’amant de sa fille Zuleika. Le pacha de la fiancée d’Abydos n’est point dans les mœurs des Turcs de l’Anatolie ; il ne ressemble en rien au pacha des Dardanelles que nous venons de voir à notre passage ; Byron ne connaissait guère que les Turcs de Janina ; le féroce Ali était pour lui le type des pachas, et cet odieux caractère, qui est une exception parmi les Osmanlis, à poursuivi le poète dans toutes ses compositions où il fait figurer des Turcs.

Les trois personnages dont je viens de parler, peuvent faire juger de la marche du poème anglais. Tandis que tout est simple et facile à suivre dans le poème de Musée, l’ouvrage de lord Byron n’est qu’une grande image où tout est compliqué, tout est confus ; dans l’idylle où l’élégie grecque, l’amour se montre seul ; on ne voit là que le ciel et la mer, on n’entend que les vents et les flots, dans la fiancée d’Albydos, toutes les passions, tous les crimes du sérail servent de cortége à l’amour, et font perdre de vue jusqu’au sujet du poème. C’est un frais paysage, une scène champêtre au milieu d’un orage épouvantable et dans un tremblement de terre ; après que toutes les passions se sont déchaînées, quand le monde s’est ébranlé, que voit-on ? comment finit un drame aussi noir ? une balle meurtrière qui siffle dans les ténèbres, se charge du dénoûment, il ne reste plus qu’une rosé blanche, un cyprès mélancolique, un marbre sépulcral appelé l’oreiller du fantôme du pirate..

J’ose à peine le dire, mais après avoir lu tout cela, on n’aura nulle envie de chercher les traces de Zuleika et de Sélim sur les rives de Sestos et d’Abydos. Le poème de la Fiancée d’Abydos renferme pourtant des beautés du premier ordre ; Musée avait à peindre la simplicité des mœurs antiques ; il y a parfaitement réussi ; les mœurs d’un autre siècle et d’un autre peuple se présentaient à la muse du poète anglais. S’il n’a pas retracé fidèlement les mœurs des Turcs, s’il a méconnu leur histoire, il nous a montré du moins, avec une énergique vérité, les passions et les crimes de l’ambition ; dans ses peintures sombres, on reconnaît quelquefois en frémissant la physionomie du remords, de la rage et du désespoir. C’est l’expression, de ces sentimens violens qui a fait la gloire de lord Byron. Heureux le poète qui a connu quelque chose du cœur de l’homme, et qui nous l’a montré dans une poésie brillante et harmonieuse ! Celui qui a connu les passions humaines, n’a pas toujours besoin d’ouvrir de poudreuses annales, et d’étudier au loin le globe et ses habitans.

La lecture que nous venons de faire sous notre grand noyer, me rappelle une époque où toute notre littérature française semblait avoir les regards tournés vers Abydos ; c’était à qui célébrerait les amours de Héro et de Léandre. Vous ne vous souvenez plus du poème de Phrosine et Mélidor, diffuse et froide imitation du poème de Musée, ni du poème des Quatre partie du jour, où la muse d’un cardinal ne dédaignait pas de chanter les mystères de la tour de Sestos. Ce fut à peu près à la même époque que l’illustre traducteur de Virgile fit le voyage de Constantinople, et passa par l’Hellespont ; les lieux que nous voyons maintenant avaient enflammé son imagination de poète ; il m’a dit plusieurs fois qu’il avait aussi cherché la tour où la jeune Héro attendait son amant. L’aimable chantre des Jardins se plaisait à raconter à ses amis ce qui lui était arrivé non loin d’Abydos. L’ambassadeur de France, qu’il accompagnait, lui avait permis, ainsi qu’à quelques officiers de marine, de descendre à terre ; mais comme la peste ravageait la contrée, on leur avait défendu de communiquer avec les habitans ; à peine eurent-ils mis le pied sur la rive qu’ils oublièrent la consigne, et se rendirent chez un aga qui les invita à déjeuner ; à leur retour, on refusa de les recevoir dans le vaisseau de l’ambassadeur ; ce ne fut qu’après beaucoup de supplications qu’on leur permit de rentrer à bord, à condition néanmoins qu’ils se laveraient de la tête aux pieds, et qu’ils jetteraient à la mer leur vêtement et tout ce qu’ils portaient sur eux ; il fallut obéir. Le vent du nord soufflait, l’eau était froide. M. Delille, en rentrant dans le vaisseau, paraissait transi ; on le salua comme le beau Léandre sortant de la mer ; il avait juré sur les lieux même de traduire un jour le poème de Musée ; mais bientôt arriva la révolution française, qui fit oublier les fables riantes des anciens et toutes les illusions des jours heureux.

Lord Byron se glorifiait beaucoup d’avoir traversé à la nage cette partie de l’Hellespont. « Les flots de cette mer au bleu foncé dit-il quelque part, ont porté mes membres fatigués. Il est probable que l’auteur de la Fiancée d’Abydos n’avait point traversé le détroit pendant la nuit comme Léandre, et qu’il avait choisi un temps calme ce qui diminuerait beaucoup le merveilleux de son entreprise. L’Hellespont, en cet endroit, n’a guère plus d’un mille de largeur. Il n’y a pas long-temps qu’un jeune Grec des Dardanelles a traversé le détroit parce que sa fiancée avait mis pour condition à son hymen qu’il ferait le trajet de Léandre ; on nous a cité d’autres exemples qui prouveraient que le souvenir des deux amans d’Abydos s’est conservé parmi les jeunes filles du pays.

Après être restés assez long-temps sous l’ombrage du grand noyer, nous nous sommes dirigés vers la langue de terre où s’élevait la cité d’Abydos. Cette langue de terre s’avance dans la mer en forme de triangle ; une forteresse turque est bâtie à l’extrémité. L’emplacement d’Abydos a gardé pour toute ruine un pan de mur en brique, encore debout sur la rive du côté du Niagara. Je ne vous parle pas de plusieurs amas de pierres, ni des fragmens de marbre et de poterie dont la terre est couverte. En portant les yeux sur la côte d’Europe, on distingue l’emplacement de Sestos et les restes d’une citadelle bâtie par Justinien ; plusieurs voyageurs ont remarqué sur cette cote un tumulus assez élevé qu’on appelle le Tombeau d’Hécube ; à deux milles au-dessous de Sestos au fond d’une petite baie, se montre le village de Maïta, habité par des Grecs, tous laboureurs ou marins ; plus loin est un château turc qui fait le pendant de celui des Dardanelles.

Comme le vent était toujours contraire et que nous ne pouvions nous embarquer, M. Poujoulat a fait une excursion dans le voisinage ; il a poussé sa course jusqu’à la rive du Silléis qui coule à deux lieues d’Abydos, vers le sud-est. Une vallée que les Turcs appellent Ophdagné, traversée par un ruisseau, des troupeaux de chèvres noires errant sur les collines, une fontaine construite en pierres, dont l’eau limpide attire les voyageurs, un pauvre village nommé Karajoa, voilà tout ce qu’il a rencontré sur sa route. À une lieue de Karajoa, au sud-est, la petite rivière de Silléis roule son léger filet d’eau qui ne s’enfle guère que dans la saison des pluies. C’est là que campa l’armée d’Alexandre, tandis que le héros macédonien était allé visiter le pays d’Ilion et le tombeau d’Achille ; le Silléis nous sert aujourd’hui à la position d’Arisba, dont on ne trouve plus aucune trace. Nous ne pouvons oublier qu’Arisba fut la patrie de ce bon Taxile dont Homère a célébré les vertus hospitalières. La maison de Taxile était toujours ouverte aux voyageurs et aux malheureux ; tous ceux qui souffraient avaient leur place autour de ses foyers. « Mais au jour du péril, dit le poète, lorsque dans les champs troyens le glaive ennemi trancha sa vie, aucun de ceux qu’il avait comblés de biens ne se présenta pour le défendre. »

Il y avait dix heures que nous étions redescendus à terre, et que nous attendions le moment favorable pour nous embarquer, lorsqu’enfin la mer s’est un peu calmée ; nous sommes remontés dans notre caïque qui est venu nous prendre sur la rive septentrionale d’Abydos ; notre bateau avait sept rameurs, tous habitans de Maïta ; nous avons pris à notre bord un pauvre prêtre arménien qui revient d’Égypte, et que le consul de France aux Dardanelles avait recommandé à notre charité. Notre caravane s’était accrue en même temps d’un sous-officier de l’armée grecque qui voyage avec l’uniforme de son grade, et un passeport de Capo d’Istria. Le prêtre arménien n’est point allé sur les bords du Nil pour voir les Pyramides, ni pour étudier les ruines de Thèbes et de Memphis ; il ne rapporte du pays de Sésostris que des haillons et beaucoup de misère ; il ne sait que sa langue maternelle et un peu de turc, ce qui rend assez difficiles nos rapports avec lui. Quoiqu’il ait voyage par mer, et qu’il n’ait rien à regretter dans ce monde, lorsqu’il est dans le caïque, il craint toujours qu’une vague n’engloutisse sa triste vie ; rien n’est plus divertissant pour nous que ses terreurs. L’officier des Hellènes qui parle le turc, le grec moderne, un peu d’italien, peut nous servir d’interprète avec nos marins ; c’est un beau parleur comme la plupart des héros d’Homère ; lorsqu’il rencontre des Grecs, il ne manque pas de leur vanter la liberté dont on jouit en Morée ; il s’exprime assez librement sur le malheur qu’il y a de vivre sous le joug des Turcs ; les Turcs prennent à peine garde à lui, et son uniforme grec n’attire pas plus leur attention que son prosélytisme qu’il ne cherche point à dissimuler. Je ne vous parle pas de notre cuisinier Michel, ni, du sergent franc-comtois, qui ne doivent nous quitter que sur les rives du Bosphore, où l’un et l’autre ont donné rendez-vous à la fortune.

À peine avions-nous fait deux lieues de chemin, que le soleil s’est caché derrière les montagnes de la côte d’Europe ; bientôt la nuit nous a dérobé le spectacle des deux rives. Autour de nous, nous ne voyions plus que la mer brune et sombre, dont les vagues agitées montaient quelquefois dans notre caïque. À onze heures du soir, notre barque s’est abritée dans une anse, semblable à un petit port. Descendus à terre, nous nous sommes fait des lits avec des bruyères et des rameaux d’arbres, et nous avons couché ainsi à la belle étoile. Le lendemain, au lever du jour, nous avons reconnu que nous étions dans un pays couvert de bois ; des huttes enfumées, à la porte desquelles nous apparaissaient des figures noires, nous ont appris que nous étions au milieu d’une petite colonie de charbonniers. Nous avons été d’abord un grand sujet de surprise les uns pour les autres ; enfin, après l’échange de quelques paroles, on s’est rapproché ; nous avons trouvé dans ces bois déserts un café dans lequel nous sommes entrés ; le nectar arabique y est aussi bien préparé, aussi savoureux que dans les grandes cités ; ce qui nous prouverait, qu’il n’y a point de mauvais café en Turquie. La préparation du café est chez les Musulmans un soin presque religieux ; aussi en est-il de la liqueur de moka comme de la prière qui a quelque chose de plus suave et de plus pur dans le désert.