Correspondance d’Orient, 1830-1831/028

La bibliothèque libre.
Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 51-68).
◄  XXVII
XXIX  ►

LETTRE XXVIII.

UNE JOURNÉE DANS UN TCHIFLIK

Lampsague, 9 août 1830.

Après avoir pris notre café avec les charbonniers turcs, nous avons remis à la voile ; mais la mer était très-agitée, notre pilote s’est vu bientôt dans la nécessité de chercher un abri près de la côte ; nous avions besoin d’ailleurs de faire quelques provisions ; sur la rive où nous sommes descendus, on nous a dit que nous n’étions pas loin d’un gros village ; nous avons voulu nous y rendre ; mais au lieu de trouver des habitations, nous n’avons vu qu’une région inculte et déserte. Comme notre caravane s’était dispersée sur plusieurs points, cherchant toujours des maisons, nous avons été tout à coup séparés les uns des autres, à travers des collines couvertes de bois ; imaginez-vous, non pas des Francs ou des Européens, mais des Français, des Parisiens perdus dans les bois de l’Anatolie, et répétant aux échos de la contrée des cris que lés échos n’avaient jamais entendus ; le fidèle Antoine et le prêtre arménien étaient restés avec moi ; nous marchions au hasard appelant nos compagnons de voyage qui ne répondaient point. Après une heure, de marche, nous sommes enfin arrivés dans une plaine découverte, traversée par plusieurs ruisseaux ; à notre droite, sur le penchant d’un coteau, nous apercevions au loin un village assez considérable ; à gauche, vers la mer, se montrait un tchiflik ou ferme turque ; il était près de midi et nous étions à jeun. Cependant je voulais attendre nos autres compagnons de voyage, ayant d’aller plus loin. Le prêtre arménien pensait au contraire que nous devions d’abord faire, quelque chose pour notre appétit, et ses pas se dirigeaient comme par une force irrésistible vers la ferme turque dont l’aspect nous promettait quelques ressources pour notre déjeûner. Je le suivais lentement, regardant toujours derrière moi, lorsque nous nous sommes trouvés a la porte du tchiflik. Le prêtre arménien s’est empressé de dire aux gens de la ferme que nous étions des voyageurs égarés, et que nous mourions de faim ; on est allé avertir le maître ou le régisseur, qui n’a pas tardé à venir ; il nous a fort bien accueillis, et, par son ordre, on nous a conduits dans une aire où l’on battait le blé. Nous nous sommes assis sous une tente de feuillage ; bientôt on nous a apporté sur un large plateau de cuivre du pain cuit en forme de galette avec du fromage durci et un vase de terre rempli d’eau. Tous ceux qui habitent la ferme, excepté les femmes, se sont rassemblés autour de nous ; il n’y avait là que deux Turcs, le régisseur qui s’appelle Méhémet et un autre, qui paraît diriger les travaux du tchiflik ; tous les autres étaient Grecs ; il était facile de les reconnaître à une croix noire qu’ils s’étaient imprimée sur le bras et sur la poitrine. Je désirais retrouver nos compagnons égarés dans les bois ; mais comment me faire comprendre ? Le prêtre arménien s’occupait exclusivement du déjeûner que la Providence venait de lui envoyer ; cependant quelques valets de la ferme, comprenant par nos gestes que nous attendions d’autres voyageurs, sont allés dans les environs, et ont fait des signaux auxquels personne n’a répondu ; au bout dé deux heures, nous avons vu arriver le brave Michel, monté sur un âne qu’il avait trouvé dans les bois ; bientôt sont arrivés successivement notre officier philhélène, notre sergent grec et M. Poujoulat qui n’en pouvaient plus de fatigue et de faim.

Il ne nous restait plus qu’à retrouver notre caïque ; il suffisait pour cela de suivre les côtes de la mer, et de découvrir la baye ou nous avions débarqué, Nous n’avions plus désormais d’inquiétude, et nous pouvions reconnaître avec sécurité les lieux où nous étions ; le hasard nous avait conduits dans l’ancien pays de Percotte, cité souvent par Homère ; plusieurs guerriers de Percotte, comme vous pouvez le voir dans l’Iliade, périrent en combattant sous les murs d’Ilion ; le roi Priam entretenait ses troupeaux et ses haras dans les riches campagnes de Percotte ; le fils d’Hicéteon avait soin des bœufs, et Démoocoon des chevaux. Aujourd’hui ces campagnes si riches en gras pâturages, sont la propriété d’un officier du sérail, qu’on appelle deli effendi.

Assis devant le tchiflik, nous pouvions promener nos regards sur le plus beau pays du monde. Au nord et au midi, se montrent au loin des montagnes ou des collines boisées ; à l’occident, du côté de l’Hellespont, s’étendent des prairies verdoyantes ; un ruisseau les arrose, et s’avance vers la mer, couronné de joncs et de roseaux ; du nord, coule une rivière ombragée de saules et de peupliers ; c’est l’ancien Praxius, cité par Strabon ; devant nous, au midi, nous voyions le bourg de Bergassi, qui domine un riche paysage, et qui s’élève sur le penchant d’un coteau, à la place où fut sans doute l’antique Percotte.

Après vous avoir fait la description du pays où nous étions, ne dois-je pas vous donner quelques détails sur la ferme turque où nous avons trouvé l’hospitalité ? Je n’ajouterai pas beaucoup à vos connaissances agronomiques ; mais je vous dirai ce que j’ai vu, ce que j’ai remarquée, et vous saurez peut-être quelque chose d’intéressant sur les usages et les mœurs des contrées que nous parcourons. Tandis que nous étions assis sous notre tente de feuillage, on battait le blé auprès de nous ; un large plateau, hérissé de pierres à feu taillées en pointes, est traîné par deux bœufs ou deux buffles ; un homme, armé d’un aiguillon, se tient debout sur le plateau, et dirige la marche circulaire des bœufs attelés devant lui. Le plateau, en passant sur les gerbes de blé répandues à terre, brise la paille et sépare le grain des épis. Nous avons remarqué autour de nous plusieurs instrumens d’agriculture ; j’étais curieux surtout de voir la charrue et les voitures de transport dont on se sert sur les rives du Praxius ; de même qu’on peut reconnaître ici les chars tels qu’ils sont décrits par Homère, on peut retrouver aussi la charrue, telle qu’elle est sortie des mains de Triptolême ; il n’entre aucune partie de fer dans la construction des charrues, et celles que nous avons vues ne ressemblent guère à ce que dit l’un de nos poètes du soc cultivateur luisant sur nos sillons. La plupart des chariots de transport sont à deux roues ; les roues n’ont point de jantes, et ne présentent à l’œil qu’une planche arrondie, semblable au fond d’un tonneau ou bien au cible du tir. La roue est fixée à l’essieu et tourne avec lui ; j’ai vu cependant des chars comme les nôtres, des chars à quatre roues, mais de la construction la plus grossière. On ne se sert que des buffles et des bœufs pour la charrue et les voitures.

En jetant un coup-d’œil sur les champs qu’on venait de moissonner, nous avons pu nous apercevoir que les grains avaient été clairement semés, car les épisse trouvaient dispersés assez loin les uns des autres. La terre produit de l’orge, du blé, du sésame, du maïs ; on trouve en quelques endroits du coton, mais les sauterelles ont dévoré les jeunes plants ; les pâturages de Percotte sont encore ce qu’ils étaient dans l’antiquité ; aussi nourrissent-ils un grand nombre de bestiaux ; nous avons vu paître sur les bords du Praxius beaucoup de jeunes chevaux, d’où je conclus qu’on y fait des élèves, et que deli effendi a dans ce lieu ses haras comme le roi Priam. Les troupeaux vont chercher leur pâture à l’ombre des bois ou sur le bord des eaux ; les vastes prairies qui avoisinent la mer, n’ont jamais connu le tranchant de la faulx ; on ne récolte pas de foin en Orient ; le bétail et les chevaux, lorsqu’on les renferme dans l’étable, n’ont que de la paille hachée ; les étables de ce pays ne sont autre chose que des enceintes fermées par des cloisons de bois ou par des murailles, de pierre ou de terre ; dans les parcs, tous les animaux de la ferme, excepté les chèvres et les brebis, se trouvent confondus ; la manière de traire les brebis nous a paru fort curieuse ; dans le parc où elles passent la nuit, on forme une petite enceinte que les Grecs appellent mandra ; à l’entrée de cette enceinte ou de ce réduit arrangé en forme circulaire, se trouvent deux bancs sur lesquels sont assis deux bergers ; les brebis, comme si on eût fait un appel à chacune d’elles, se présentent deux à deux devant les pâtres chargés d’extraire leur lait ; puis elles se retirent pour faire place à d’autres ; cette opération se renouvelle chaque soir, et tout se passe dans le plus grand ordre. Les brebis y sont tellement accoutumées que les pasteurs n’ont qu’à paraître, et n’ont jamais besoin de donner de signal ni d’appeler à leur aide la vigilante intelligence de leurs chiens fidèles.

Nous avons pu visiter à notre aise la cour et le jardin du tchiflik ; la cour d’une ferme turque n’a point l’aspect animé de nos fermes de la Brie et de la Beauce ; un colombier, quelques poules, un troupeau d’oies, voilà tout ce que nous avons vu dans la basse cour ; je dois vous dire toutefois qu’on ne trouve point autour d’un tchiflik ces tas de fumier et ces eaux croupissantes qu’on a coutume de voir autour de nos fermes et de nos chaumières. Un jardin dans ce pays, n’est autre chose qu’un petit enclos où croissent quelques citrouilles, quelques pastèques, des choux, des figuiers, des amandiers ; les légumes, les fleurs, les arbres, tout y est confondu, et jeté pêle-mêle avec des herbes sauvages et des chardons étoilés que personne ne s’occupe jamais d’extirper. Une tête de cheval montre ses ossemens blanchis sur les haies du jardin ; rien n’est plus commun dans ces contrées que de voir la tête d’un cheval mort, plantée sur un pieu ou suspendue à un arbuste ; cette espèce de dieu therme marque les limites de la propriété, en même temps qu’il devient un épouvantail pour les oiseaux et les animaux malfaisans.

Le tchiflik ou la ferme turque offre, en général, un aspect triste et quoiqu’il soit habité, il laisse dans l’esprit les impressions que nous donne la solitude. On n’y voit qu’un maître qui commande, et des esclaves qui obéissent en silence. Ce qui manque surtout à ces fermes d’Orient, c’est une fermière qui veille au soin de la basse-cour, au soin de l’étable, une fermière qui soit comme la Providence des foyers domestiques, et qui fasse régner autour d’elle l’ordre, la propreté et l’économie ; l’agriculture et la vie des champs exigent des soins et des travaux qui sont le partage naturel des femmes ; or, ces soins et ces travaux des champs ne sont pas toujours compatibles avec la vie solitaire et inactive des harems. Les femmes musulmanes, retirées dans un coin du tchiflik, ne s’occupent de rien, et sont là comme des recluses ou des étrangères dont la présence n’anime jamais les travaux de la moisson ni les autres occupations champêtres. On est obligé d’employer des femmes grecques, des femmes mercenaires qui ne prennent qu’un faible intérêt à la surveillance de la maison, et ne portent qu’une attention indifférente sur tout ce qui les environne. Ce que j’ai vu dans le tchiflik de Bergassi a confirmé une remarque que j’avais déjà faite, c’est que la religion musulmane n’encourage point l’agriculture ; le prophète de la Mecke n’avait fait des lois que pour des hordes nomades, et non pour les paisibles habitans des campagnes, il avait réservé ses encouragemens pour ceux qui ravagent la terre, et n’avait guère songé à ceux qui la cultivent. Le coran, qui est là règle de tout chez les Musulmans, s’est contenté de dire aux laboureurs que le ciel récompenserait leurs travaux, ce que la nature leur avait dit avant lui et mieux que lui.

Depuis que nous sommes en Asie, nous admirons à chaque pas tout ce que la nature a fait pour la prospérité du pays, et nous déplorons tout ce que font de leur coté l’ignorance et la barbarie pour détruire ou neutraliser les bienfaits du ciel. Le tchiflik qui nous a reçus à des terres d’une immense étendue, les champs, et les domaines qui en dépendent suffiraient, avec une médiocre culture, à l’approvisionnement et aux besoins d’une cité ; mais la plus grande partie du territoire est inculte, le reste est négligé et mal cultivé. Une population active et industrieuse manque partout à cette terre féconde ; les Turcs ont une répugnance presque invincible pour toute espèce de travail, et particulièrement pour tout ce qui a rapport à l’agriculture. Parmi les autres peuples qui habitent ces contrée, il en est deux auxquels les travaux et les mœurs agricoles sont encore plus étrangers qu’aux Musulmans ; je ne crois pas qu’un Israélite ait manié une pioche ou conduit une charrue, depuis que le peuple d’Israël a perdu les riches vallées d’Éphrahim et les fertiles plaines de Saron et d’Esdrélon. D’un autre coté, les Arméniens, qui se livrent à toutes sortes de métiers dans les villes, ne s’occupent point des soins de la culture et des travaux de la campagne ; ainsi, les Grecs sont les seuls par qui la terre soit remuée et fertilisée ; tous les pays que nous venons de voir sur les côtes de l’Hellespont ne sont cultivés que par des Grecs sous l’indolente surveillance des Turcs.

Tous ceux qui travaillent au tchiflik de Bergassi y ont un logement ou un abri ; je vous ai dit plus haut qu’il n’y avait dans la ferme que deux Turcs ; et que tout le reste était Grec ; les deux Turcs ont chacun leurs harems ; plusieurs des Grecs sont mariés, et leurs femmes sont employées au service de la maison. Chaque serviteur peut avoir son petit jardin, élever quelques poules, même quelques brebis ; tous les Grecs que nous ayons vus se plaignent d’être mal nourris et condamnés à un travail souvent au-dessus de leurs forces. Ils confiaient leurs peines à ceux d’entre nous qui entendent le grec moderne ; ils en parlaient même assez haut en présence des Turcs qui ne les entendaient pas, car ceux-ci dédaignent d’apprendre la langue d’un peuple esclave ; le régisseur Mehemet était surtout l’objet de leurs plaintes. « C’est un chien, disaient-ils, il s’enrichit par notre travail ; il ne nous paie pas et nous laisse manquer de tout. Aussi, la première fois qu’il passera un navire grec sur l’Hellespont, nous trouverons bien les moyens de nous embarquer pour aller en Morée. »

Ainsi, la Morée est la grande préoccupation de tous les Grecs, dans quelque condition qu’ils se trouvent, et quel que soit le lieu qu’ils habitent. S’ils souffrent quelque injustice, ou si le joug leur paraît trop dur, c’est vers la Morée que se portent toutes leurs espérances ; lors même qu’ils ne manquent de rien et que leur sort n’est pas à plaindre, le souvenir de la Grèce vient encore s’offrir à leur pensée ; je ne crois pas que Méhémet, le régisseur du tchiflik, soit un maître dur et méchant, mais tout est tyrannie pour des gens qui rêvent une liberté chimérique. Depuis que les pauvres Grecs de ce pays ont jeté leurs regard sur la Morée affranchie, l’eau du Praxius leur parait amère, le beau ciel de l’Anatolie leur parait triste et sombre ; cette contrée où ils ont passé leur vie est pour eux comme un lieu d’exil ; une espérance aussi incertaine est un véritable malheur pour eux, car elle tend à détruire l’esprit de résignation qui leur est si nécessaire : plus d’une fois même cette perspective trompeuse, qu’ils ont toujours devant les yeux, les a précipités dans des tentatives imprudentes qui n’ont fait qu’accroître leurs misères. Que de Grecs d’ailleurs ont trouvé dans cette terre promise de la Morée un sort pire que celui qu’ils avaient chez les Turcs !

Pendant, que toute notre attention se portait ainsi sur le tchiflik et ses habitans, Antoine et Michel avaient été prendre dans notre caïque quelques pièces grossières de jouaillerie que nous avions apportées de Paris. Je pensais que ces bijoux pourraient nous aider à payer l’hospitalité que nous avions reçue dans la ferme. C’étaient des bagues, des bracelets, des croix, des colliers en verres de couleurs. Quand la boîte qui les renfermait nous est arrivée, tout le monde s’est rassemblé autour de nous ; il fallait voir la physionomie des Turcs et des Grecs à la vue de ces merveilles achetées au boulevard des Italiens à trente sous la douzaine. Nous avons d’abord distribué quelques-unes de nos véroteries aux deux régisseurs turcs, puis aux Grecs qui travaillaient dans l’aire. Nous leur aurions donné les plus beaux diamans du Mogol ou du Brésil, qu’ils ne les auraient pas reçus avec plus de joie. Les, distinctions qu’on jette quelquefois aux amours-propres dé nos sociétés civilisées, ne font pas tant de sensation. Tous ceux qui avaient eu part notre distribution se hâtaient de porter ces trésors à leurs femmes ; plusieurs femmes grecques n’ont pu s’empêcher, d’accourir pour obtenir quelques-uns de nos magnifiques présens. L’une d’elles est venue nous offrir quatre œufs frais ; elle nous aurait donne la poule qui les avait pondus pour avoir un collier de verre bleu. Une petite fille, qui souffrait d’un violent mal d’oreilles, s’est trouvee tout-à coup guérie en recevant un petit miroir, et sa mère s’est écriée, à la vue du miracle, que la Panagia n’aurait pas mieux fait. Les femmes turques n’osaient sortir du harem ; mais elles envoyaient leurs petits enfans qui passaient et repassaient devant nous, ne perdant pas des yeux le billant étalage de notre bijouterie. Tout ce qu’il y avait à craindre dans cette occasion, c’est que la discorde ne s’introduisit au tchiflik ; et ce que je craignais est arrivé : on est venu nous dire qu’une vive querelle s’était allumée entre une femme grecque et une femme turque ; le mari de la femme musulmane était accouru au secours de sa moitié, arme d’une grosse pierre semblable à celles que se lançaient les héros et les dieux dans la guerre de Troie. J’ai trouvé un moyen assez simple de rétablir la paix : nous nous sommes mis à distribuer nos largesses avec tant de profusion, que toutes les ambitions on été satisfaites, et que les passions jalouses ont été réduites au silence. Ce moyen, si naturel et si peu dispendieux, ne pourrait-il pas réussir ailleurs que dans un tchiflik ?

Vous n’ayez pas oublié, sans doute ce qui nous est arrivé à Koumkalé, lorsqu’on nous a pris pour des médecins : on ne nous a pas fait le même honneur dans la ferme de Bergassi ; toutefois, nous avons pu y prendre une leçon de médecine. Voici le fait : nous étions étendus sur des gerbes de blé avec le régisseur Méhémet ; celui-ci a tout-à-coup interrompu la conversation qui roulait sur la culture du pays, pour se plaindre d’une crampe d’estomac ; nous lui avons indiqué quelques remèdes, mais, sans même daigner nous écouter, il a fait venir un des valets les plus vigoureux de la ferme, il s’est couché à terre sur le dos, et le valet docile aux ordres de son maître, s’est mis à lui danser sur le ventre et sur l’estomac, comme il aurait fait sur un sac dé blé. Le spectacle d’un meurtre ou d’un suicide ne nous aurait pas causé plus de frayeur, mais bientôt le malade s’est relevé en nous disant qu’il était soulagé, et qu’il ne sentait plus son mal. Je pense bien que notre académie de médecine ne connaît pas encore ce remède-là.

Ainsi s’est passé notre journée dans le tchiflik. À l’approche du soir, je me suis occupé d’avoir un gîte pour la nuit : la plupart de nos compagnons avaient déjà pris le parti de coucher sur l’aire et de se faire un lit avec des gerbes de blé. Les chiens de la ferme devaient veiller pour écarter les chacals et les loups qui ne manquent pas dans un pays couvert de bois. Comme le vent du nord soufflait violemment et que la nuit était froide, Méhémet m’a fait les honneurs d’une chambre du tchiflik. On m’a conduit dans une grande salle dont la porte donnait sur la cour, cette salle avait une cheminée, ce qui est assez rare dans ce pays, et j’y ai trouvé un grand feu allumé ; la lueur du foyer ne m’a montré dans ma chambre à coucher que les quatre murailles. Point de tapis, point de divan ; on avait étendu par terre une natte grossière ; j’ai compris que ce devait être la mon lit : comme je n’avais rien pour reposer ma tête, j’ai recommandé à Antoine de m’apporter la plus grosse pierre qu’il pourrait trouver dans la cour. Méhémet, envoyant qu’on m’apportait ce dur oreiller, a pris pitié de moi, et m’a envoyé un vieux coussin tiré du harem. À peine avais-je pris ainsi mes arrangemens, que le prêtre arménien est venu partager ma natte et s’étendre à mes côtés ; il n’a pas tardé à ronfler, d’une telle force, que j’entendais à peine la tramontane qui ébranlait les toits du tchiflik. Pour comble de disgrâce, la multitude de petits animaux que mon camarade de lit avait apportés d’Égypte, et qui, pendant le jour, avaient coutume de se retrancher dans ses haillons, ont profité des ténèbres de la nuit pour faire de nombreuses excursions dans le voisinage. Il est sorti aussi un bon nombre de ces petits animaux des flancs poudreux du coussin que Méhémet m’avait fait donner : je n’ai pu fermer l’œil ni trouver un moment de, repos. C’est ainsi que j’ai passé la nuit du 8 août 1830. Vous voyez, mon cher ami, que j’en reviens toujours a des choses personnelles, mais au moins ces choses-là n’irriteront pas l’envie. Pardonnez à la misère son égoïsme, et souffrez que je vous parle de moi de temps à autre ; j’aime tant à vous voir parler de vous dans vos lettres, que j’ai le droit de compter sur un peu de réciprocité.

À quatre heures du matin, nos mariniers sont venus nous avertir que le caïque nous attendait. Comme le vent était toujours contraire et qu’on ne pouvait faire que très-peu de chemin sur mer, nous avons formé le projet d’aller par terre jusqu’à Lampsaki ou Lampsaque. Lampsaque n’est qu’à deux lieues au nord de Bergassi. Nous avons fait cette route à pied, accompagnés de Méhémet qui allait vendre à Lampsaque une partie du blé de sa récolte. Il était cinq heures du matin quand nous avons quitté le tchiflik ; Méhémet, monté sur un cheval, précédait la caravane. En traversant le fleuve, nous avons effrayé plusieurs femmes qui lavaient leur linge : elles se sont enfuies à travers les roseaux, mettant surtout le plus grand soin à cacher leur visage comme si elles eussent eu peur d’être reconnues. Les voyageurs sont obligés de passer à gué le Praxius ; près de là est un pont qui tombe en ruines, et qu’on relèvera quand il plaira a Dieu et à son prophète. Avant de quitter le Praxius, nous avons voulu voir l’embouchure du fleuve qui n’est guère qu’à un mille au-dessous du pont ; à mesure qu’il s’approche de la mer, son lit s’élargit et devient plus profond : il s’avance à travers une forêt de platanes, de peupliers et de saules ; ses deux rives, sont couvertes de frais gazons et d’arbustes verdoyans ; avant de se jeter dans l’Hellespont, il se partage en deux branches dont l’une parait avoir cinquante ou soixante pieds de largeur. Je dois vous dire pour compléter ce chapitre géographique, que le fleuve Praxius n’est appelé ainsi que par ceux qui ont lu Strabon, at que les Turcs du pays ne le connaissent que sous le nom de Bergas Mendere, ribière de Bergassi..

Nous avons repris la route de Lampsaque qui n’offre rien de remarquable. Le pays est couvert de bois taillis ; les chemins y sont mieux entretenus que dans les autres parties de l’Anatolie. Nous avons rencontré plusieurs chariots à quatre roues, chargés de grains et d’autres denrées. Méhémet nous à proposé de faire une halte auprès d’une belle fontaine et nous a offert de partager avec nous son déjeuner, ce que nous avons accepté. Notre pauvre compagnon de voyage, en se remettant en route, s’est retrouvé aux prises avec ses coliques de ma veille ; il a appelé son charretier dont il s’est fait accompagner, et celui-ci lui a dansé de nouveau sur le ventre et sur l’estomac. Le malade a reçu cette fois peu de soulagement de son remède accoutumé. Il a voulu remonter à cheval et n’a u se tenir sur sa selle : il s’arrêtait à toutes les fontaines, à tous les puits qui se trouvaient sur notre chemin. Sa figure blême, son air abattu, nous faisait pitié : il s’est couché à l’ombre d’un chêne touffu, et c’est là que nous l’avons laissé avec son médecin. Si jamais nous repassons par le tchiflik de Bergassi, nous nous arrêterons pour demander des nouvelles du pauvre Méhémet. On nous dira sans doute qu’il a bu le sorbet du trépas. Que Dieu le récompense de l’hospitalité qu’il nous a donnée !

Bientôt les minarets de Lampsaque ont paru devant nous. Avant d’arriver à la ville, située sur une hauteur, nous avons traversé une petite rivière qui fait tourner plusieurs moulins. La cité est mal bâtie, des rues mal-propres et non pavées, la plupart des maisons en bois, peu de mouvement, un silence égal à celui des lieux solitaires, aucune apparence d’industrie, un, peuple qui a l’air misérable au milieu d’un pays fertile : voilà ce que présente au voyageur le premier aspect d’une ville consacrée autrefois aux fêtes de l’amour, et aux joies des festins.

Nous sommes établis depuis quelques heures dans un café de Lampsaque : notre caravane est étendue sur une estrade spacieuse, en attendant le dîner qui se prépare chez notre voisin le boulanger. C’est de là que je vous écris au milieu de la fumée des chiboucs, et en savourant goutte à goutte le divin nectar de l’hospitalité.