Correspondance d’Orient, 1830-1831/029

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 69-91).
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LETTRE XXIX.

LAMPSAQUE ET SES ENVIRONS.

Lampsaque, 11 Août 1830.

Je vous ai dit dans ma précédente lettre, que nous étions établis dans un café de Lampsaque, et que nous attendions avec quelqu’impatience l’heure de notre dîner ; mais il est survenu un incident fâcheux : les habitans ont refusé de nous vendre des provisions ; il a fallu que M. Poujoulat allât chez l’aga pour lever toute difficulté. L’aga de Lampsaque habite une immense baraque de bois dont les salles sont couvertes de peintures bleues, représentant la mer et ses rivages. M. Poujoulat, arrivé auprès de l’aga, a vu un homme d’une grosseur extraordinaire, ou plutôt une énorme boule de graisse et de chair, surmontée d’un turban, et roulant sur un sopha. Toutefois, à la vue de notre passeport, il est sorti de cette énorme boule de chair une voix humaine qui nous a permis de rester à Lampsaque tant qu’il nous plairait, d’y dîner et d’y souper chaque jour à nos frais et tant que nous aurions de l’argent. Cette réponse satisfaisante nous a rendu la vie, et les préparatifs du festin n’ont pas été longs. On nous a servi des fruits, des pastèques, des melons, qui nous ont rappelé les anciens jardins de Lampsaque. Quant au vin du pays, vous savez qu’il avait quelque célébrité autrefois, et que le grand roi donna le territoire de Lampsaque à Thémistocle pour son vin, comme il lui donna Percotte pour ses draps. Ce souvenir m’a donné la curiosité de goûter la liqueur tant vantée chez les anciens, mais je vous assure qu’elle a bien dégénéré.

Les visites ne nous ont pas plus manqué à Lampsaque que dans lès autres villes où nous avons passé ; Les Grecs sont venus les premiers : ils ne sont pas en grand nombre, et se distinguent à peine dans la population de Lampsaque qui est presque toute musulmane. Nous avons parlé à un de leurs papas du grand Alexandre et du Granique ; c’était pour lui des noms nouveaux. Nous ayons parlé du dieu Priape, fils de Bacchus et de la déesse Rhée ou Cybèle, jadis adorée sur cette côte de l’Hellespont ; le papa nous a répondu qu’il arrivait tout récemment de Métetin, et qu’il ne connaissait encore personne à Lampsaki. Les Turcs de ce pays nous ont paru moins familiersavec tes étrangers que ceux de Baba et de Koumkaté. Nous avons pu reconnaître l’esprit qui règne à Lampsaque aux cris de Giaour qui se sont parfois fait entendre sur notre passage : la réforme paraît avoir fait ici peu de progrès. Nous avons vu dans la rue plusieurs jeunes effendis exciter par leur nouveau costume les murmures des vrais croyans. Les musulmans de Lampsaque, dans leur fanatisme opiniâtre, se plaisent à conserver sur leur tête l’étoffe aux contours nombreux qu’on appelle le turban. On ne les décidera pas facilement à quitter leur longue barbe, leur robe flottante, leur large pantalon, et le paquet d’armes qu’ils portent toujours pendu à leur ceinture. C’est pour rester dans cet accoutrement qu’ils sont de l’opposition. Chez eux l’opposition ne s’élève guère au-delà du costume : les Turcs n’en sont point encore à former des partis pour des idées ; il leur faut des vérités qu’ils puissent toucher du doigt et qui tombent sous leurs sens.

Nous avons voulu voir les environs de Lampsaque. En sortant de la ville, vers le sud-est, nous avons trouvé une vallée que traverse un ruisseau limpide ; en remontant le cours de la rivière, on marche d’abord à travers des haies si hautes et si touffues qu’on ne voit plus que la voûte du ciel ; la vallée couverte de vignes et de grands noyers, s’élargit à mesure qu’elle s’étend vers te nord. Depuis mon arrivée en Orient, je n’avais pas encore vu le cerisier que l’Europe a reçu de l’Asie ; je l’ai trouvé dans la vallée de Lampsaque ; j’y ai retrouvé aussi le sorbier que des préjugés populaires ont banni de plusieurs provinces de France ; je voyais partout sur mon chemin le chèvre-feuille, l’églantier sauvage, et la ronce avec sa mûre noire. Près du ruisseau dont nous remontions la rive, on trouvait autrefois des ruines qu’on croyait être celles d’un temple de Priape ; M. Castelan, le seul voyageur qui en ait parlé, avait vu en 1797 une colonne encore debout, et beaucoup d’autres débris gisant sans ordre parmi tes herbes, à moitié ensevelis sous les sables, ou recouverts en partie par les eaux de la rivière ; la plupart de ces débris ont disparu ; deux ou trois tronçons de colonnes, quelques fragmens de marbre, voilà tout ce qui, reste ; il faut donc renoncer à l’espoir de reconnaître là l’emplacement d’un temple, et de savoir à quel dieu ce temple fut consacré. Toutefois le seul aspect du lieu me fait pencher pour l’opinion de M. Castelan.

Vous savez, mon cher ami, que lorsque nous étions naguère sur l’emplacement d’Ilion nous n’avons interrogé ni le marbre ni la pierre ; les collines, les sources, les plaines, nous servaient d’indication, pour découvrir le lieu où fut la cité des Troyens. Ne pourrions-nous pas faire de même aujourd’hui, pour retrouver la place d’un temple bâti en l’honneur de Priape ? Ces nombreux vergers, ces enclos entourés de haies vives, ces coteaux tapissés de vignes, cette rivière qui murmure à travers la mousse et les cailloux, en un mot tout ce que nous voyons dans cette riche vallée de Lampsaque ne semble-t-il pas nous dire que, dans le lieu où nous sommes, furent élevés les autels d’une divinité champêtre, et qu’on y adora le dieu des jardins ?

Nous avons traversé la vallée, et nous sommes arrivés au penchant d’une colline, où le bassin d’une fontaine montre un marbre blanc, reste de l’antiquité ; sur une hauteur couverte d’arbustes, on trouve un amas de pierres de taille, qui indique la place d’un ancien édifice. Plus haut en marchant vers le midi, on arrive sur un plateau fort étendu, couvert de vieux ceps de vigne, parmi lesquels sont dispersées quelques ruines ; plusieurs morceaux de marbre nous ont offert des inscriptions à moitié effacées, dont nous n’avons pu trouver le sens. Du haut de ce plateau, nous apercevions à l’ouest, la ville de Lampsaque et les deux rives de l’Hellespont, au nord notre horizon était borné par des collines couvertes de craie blanche, au-delà desquelles se trouve le village, de Schardark. J’aurais volontiers placé au lieu nous étions le temple de Cybèle ; mais Strabon nous dit que ce temple était bâti à quarante stades de Lampsaque, d’ il résulte qu’il faut chercher la place de ce monument dans un endroit plus éloigné de la ville.

Notre promenade qui n’avait point d’objet déterminé, nous a ramenés vers la rive de l’Hellespont ; nous avons remarqué sur un lieu élevé au bord de la mer une grande quantité de marbres ou de pierres blanches qui couvraient le sol. En nous approchant de ce lieu, nous avons reconnu le cimetière turc de Lampsaque, séparé en deux parties par un chemin : on n’aperçoit dans cette triste enceinte ni fleur ni cyprès, aucun de ces ombrages qui font le charme et l’ornement de la contrée. Nous nous sommes assis un moment sur un des tombeaux ; nous n’entendions autour de nous que le bruit monotone de la mer ; le soleil à son déclin dorait les socles des cercueils : nous avions cherché toute la journée les ruines des temples et des palais ; toutes ces ruines étaient rassemblées sous nos yeux dans ce champ des morts.

Nous sommes rentrés dans Lampsaque du côté des jardins ; ce quartier de la ville n’a point de maison qui n’offre dans ses murailles extérieures quelques débris de l’antiquité, mais la présence d’un étranger est pour les habitans un sujet d’inquiétude. L’entrée de la mosquée est ornée de quatre petites colonnes de marbre blanc ; cet édifice paraît construit sur les ruines d’une forteresse ; on voit encore des restes d’une épaisse muraille, qui devait servir de rempart à la ville ou à l’Acropolis. Plusieurs voyageurs sont persuades que la mosquée de Lampsaque renferme de précieuses antiquités ; aussi la superstition jalouse veille-t-elle sans cesse autour du temple, pour en écarter les étrangers. La population musulmane de la ville permet aà peine aux voyageurs de jeter un regard sur tout ce qui ressemble à une ruine ; les Grecs eux-mêmes n’ont pas osé nous accompagner dans nos promenades. J’ai voulu quelquefois m’expliquer cette inquiète jalousie des Turcs ; si l’ignorance ne nous comprend pas, il nous est bien plus difficile de la comprendre elle-même. Toutefois, je ne me livrerai point ici à des déclamations vulgaires contre ce qu’on appelle la barbarie des Turcs, car je suis persuadé que la multitude chez nous ne serait ni plus raisonnable ni plus tolérante qu’on ne l’est en Turquie. Que dirait, répondez-moi, le plus éclairé, le plus civilisé des peuples, que diraient nos spirituels Parisiens, s’ils voyaient des savans en costume oriental et le turban en tête, rôder autour de leurs demeures, en examiner toutes les pierres, en dessiner jusqu’aux fondations ?

Revenus à notre café, nous avons ouvert notre bibliothèque portative pour savoir quelque chose de l’ancienne Lampsaque. Cette bibliothèque consiste dans la géographie de Strabon et quelques relations de nos voyageurs modernes ; ces compagnons de voyages sont bien souvent nos seuls guides ; nous leur adressons des questions, et presque toujours ils nous répondent d’une manière plus précise que les gens du pays.

Tous les voyageurs ne sont pas d’accord sur l’emplacement de l’ancienne Lampsaque ; M. Castelan et M. Barbier du Bocage ont placé l’ancienne ville dans l’endroit où est bâti le village de Schardak. M. Castelan a vu dans ce village situé vers le nord à quatre ou cinq milles de Lampsaki, un grand nombre de colonnes et surtout les vestiges d’un mole ou d’un port considérable. Il a pensé que ces colonnes et ce port devaient appartenir à l’antique cité. La ville de Lampsaki n’a aujourd’hui, il est vrai, qu’une baye pour abriter les barques, et tout porte à croire que l’ancienne ville avait un port plus vaste et plus commode. Mais ne serait-il pas vraisemblable que Schardak eût été autrefois une dépendance de Lampsaque, et qu’on eût bâti en ce lieu et près du port dont on voit les restes, une ville comme on en avait bâti une au Pirée, située à plus de quatre milles d’Athènes ! Au reste, le nom de Lampsaki ou de Lampsaque conservé même par les Turcs, les jardins, la riche vallée que nous avons vus, les ruines dont le territoire est encore couvert, ne nous permettent guère d’adopter ici une autre opinion que celle du plus grand nombre des voyageurs.

Les livres que nous avons parcourus ne nous ont donné sur l’histoire de Lampsaque que des notions peu intéressantes, ou des choses que tout le monde sait. Je ne vous répéterai point comment Lampsaque se déclara pour Darius, et comment elle faillit pour cela être détruite par Alexandre ; ce qu’il y a ici de remarquable, c’est que la ville fut sauvée par un jeu de mots. Les Romains furent long-temps maîtres de Lampsaque, puis les Grecs, puis les Barbares. Je voudrais avoir quelques détails à vous donner sur l’époque où le dieu Priape obtint dans cette ville des autels, et sur l’époque où ces autels furent renversés. L’ancienne Lampsaque dut toute sa célébrité au culte du dieu des jardins, sur lequel on a dit beaucoup de choses que je crois fort exagérées. Il est difficile de penser qu’une croyance religieuse ait jamais pu être fondée sur la dépravation des mœurs, et que cette croyance se soit accréditée parmi les hommes ; le dieu des jardins fut quelquefois honoré comme le protecteur de l’industrie et de la navigation, mais jamais comme une divinité qui présidait à la débauche. Les fêtes célébrées en son nom purent dégénérer en scènes licencieuses, comme cela est arrivé en d’autres temps et dans d’autres pays, pour des institutions plus graves et plus saintes ; mais on ne doit pas conclure de là que les mœurs d’un peuple ou d’une ville soient généralement corrompues. En étudiant l’antiquité, nous voyons que l’exemple même des dieux n’était point parvenu à corrompre le cœur de l’homme, et que les sociétés humaines valurent toujours mieux que l’Olympe inventé par les poètes. Une superstition aveugle avait placé dans le ciel les passions et les vices, mais il resta toujours quelques vertus sur la terre. Relisez les discours de Cicéron contre Verrès, vous y trouverez que le proconsul romain, ayant voulu faire enlever la fille d’un des principaux citoyens de Lampsaque, une pareille violence irrita tellement les habitans, que toute la population se souleva ; ce soulèvement, qui fut réprimé par les licteurs et les bourreaux, fit couler des torrens de sang ; ainsi la cause de la vertu eut alors à Lampsaque un grand nombre de martyrs, ce qui n’annonce pas une corruption générale et l’oubli de toute décence chez un peuple.

Nous attendions avec impatience notre caïque, que nous avions laissé près de l’embouchure du Praxius ; le vent du nord soufflait toujours ; nos mariniers n’ont pu atteindre le mouillage de Lampsaque que ce matin au lever du jour. Nous nous sommes disposés à nous embarquer de nouveau avec l’intention de visiter les ruines de Parium, de Priapus et de Cisique. Mais il s’est élevé entre nous et le pilote une querelle dont l’issue peut changer tout notre itinéraire. Comme les barques qui vont à Constantinople suivent ordinairement la côte d’Europe, nos mariniers refusent, de nous conduire vers les côtes d’Asie. C’est en vain que nous réclamons l’exécution du marché conclu avec le pilote grec avant notre départ des Dardanelles ; celui-ci ne consent à nous mener où nous voulons descendre, qu’à la seule condition que nous lui donnerons pour cela trois cents piastres de plus. Lampsaque n’a point d’autorité dont nous puissions réclamer la justice et l’appui ; j’ai demandé à descendre à Gallipoli, espérant trouver un agent consulaire de France, qui fasse exécuter notre marché le nom d’un consul ou agent consulaire inspire toujours quelque respect aux Grecs de ce pays qui ont souvent besoin de la protection des Francs.

VILLE DE GALLIPOLI.

Gallipoli, août 18300.

Nous avons traversé le détroit qui n’a pas la largeur de deux milles, et nous sommes venus mouiller devant Gallipoli. À peine débarqué, j’ai demandé s’il n’y avait pas de consuls francs dans la ville. On nous a conduits d’abord chez l’agent consulaire de Sardaigne ; le consul sarde à Gallipoli est un juif issu d’une famille venue d’Espagne ; il nous a très-bien accueillis, mais sans nous offrir la pipe et le café, parce que nous étions au jour du sabbat. On s’est borné à nous offrir de l’eau-de-vie, ce qui n’exige ni soin ni travail, et ce qui dans l’opinion des Juifs, ne saurait porter atteinte au repos sacré du samedi. Le consul nous a présenté ses deux filles dont la plus âgée n’a que douze ans et doit bientôt se marier ; un portrait de sa majesté sarde était suspendu au-dessus du divan ; voilà, nous a dit le consul, le bienfaiteur et le protecteur de ma famille ; il a prononcé ces paroles d’un ton fort pénétré. Après une conversation d’un quart-d’heure, et voyant, que nous paraissions contens de sa réception, notre hôte nous a présenté un livret, espèce d’album, couvert de certificats et de témoignages d’estime qu’il avait reçus de plusieurs voyageurs venus chez lui. Il nous a lu tout haut les éloges donnés à son humanité, à sa générosité, à sa politesse, et j’ai remarque qu’à chacun de ces éloges, il se tournait vers moi comme pour m’inviter à suivre un si bon exemple. Je suis toujours fort aise de retrouver si loin quelque chose de mon pays, ne fût-ce qu’un ridicule. Cette vanité d’un habitant de Gallipoli m’a charmé, parce que je lui ai trouvé un caractère tout à fait parisien ; aussi n’ai-je point refusé de payer mon tribut de louange au plus humain, au plus généreux, au plus poli des consuls de l’Hellespont.

Après avoir écrit quelques lignes sur son album, j’ai prié le consul sarde de nous conduire chez le consul de France, qui est son oncle ; les puissances chrétiennes n’ont guère dans ce pays que des Israélites pour les représenter. Le consul de France a la physionomie la plus vénérable que j’aie rencontrée jusqu’ici en Orient ; ses cheveux blancs, son front couvert de nobles rides, m’ont fait songer dès l’abord à l’âge miraculeux et à la sagesse de Melchisédec. Après les civilités d’usage, j’ai parlé au vieil Israélite de l’affaire qui m’amenait auprès de lui. Aussitôt il a mandé nos mariniers de Maîta qui n’ont pas tardé à venir. J’ai chargé notre sous-officier grec d’être notre drogman et de plaider notre cause. Le consul de France s’est assis sur une estrade avec son neveu le consul sarde. On a plaidé dans la langue turque : le patron du caïque a donné pour motif de ses prétentions la coutume où sont les marins de longer la côte d’Europe, puis il a allégué les vents qui avaient toujours été contraires, et qui lui avaient fait perdre beaucoup de temps. Le sous-officier de Capo d’Istria a pris la parole, et s’est étendu fort longuement sur l’obligation d’exécuter les contrats et les traités en dépit des vents contraires. Quant à l’objection tirée de la coutume qu’ont les marins de côtoyer les rivages d’Europe, notre avocat ne s’est point montré embarrassé et son éloquence, aidée d’un peu d’érudition, n’a pas craint de remonter jusqu’aux Argonautes pour prouver que, chez les anciens, les navires passaient du côté de l’Asie. Je ne répondrais pas que cette partie de son discours ait été comprise ni par nos mariniers, ni par nos juges d’Israël. Enfin, quand les plaidoiries ont été terminées, les deux consuls ont prononcé leur sentence. Cette sentence a condamné les mariniers grecs à nous faire passer vers les côtes de l’Asie. Le jugement portait qu’ils devaient nous conduire à Camarès, l’ancienne Parium, et à la presqu’île d’Artaki, autrefois Cisyque. Néanmoins, en considération des vents du nord et de la difficulté qu’il y avait alors de remonter la Propontide, nous étions invites à donner au pilote une gratification de cinquante ou soixante piastres.

Que pensez-vous, mon cher ami, de la justice de Gallipoli ? croyez-vous que Salomon eût jugé autrement ? J’ai remercié notre magistrat israélite de sa décision. Il m’a remercié à son tour de lui avoir donné une occasion d’exercer son ministère. « Voila près de quarante ans ; m’a-t-il dit, que je n’ai fait acte de consul. » Il ajoutait que, dans sa jeunesse, on ne voyait dans l’Hellespont que des navires de France ou de Venise. Le pavillon vénitien avait été remplacé par le pavillon d’Autriche, qui se montrait encore quelquefois ; mais le pavillon français ne paraissait presque plus dans le Levant.

Après le jugement rendu, nous sommes venus nous établir dans un kioske charmant, bâti sur la mer. C’est le plus beau café de Gallipoli et peut-être de l’Hellespont. Nous y avons déjeûné avec des provisions fraîches, qu’on trouve plus abondamment dans cette ville que dans les cités de la côte d’Asie. Les Turcs que nous avons vus au café, n’ont eu pour nous que des paroles bienveillantes, des procédés polis et presque affectueux. Quoique Gallipoli et Lampsaque ne soient séparés que par la largeur du canal, on remarque au premier aspect une très-grande différence entre les deux cités. D’un côté, on ne voit qu’une population silencieuse et désœuvrée ; de l’autre, on aperçoit partout le mouvement du commerce et de l’industrie. À Lampsaque nous n’ayons vu que de tristes figures où se peignent la défiance et le soupçon, des hommes que la présence d’un étranger importune, auxquels tout ce qui est nouveau déplaît, et qui se feraient pendre ou étrangler pour le vieux costume. Sur la côte d’Europe c’est tout le contraire. Plusieurs osmanlis ont quitté leur vieil accoutrement pour endosser le costume nouveau de la réforme. L’ancien fanatisme n’est pas éteint sans doute, mais il se montre moins. Quelques musulmans nous ont adressé des questions qui ne sentent point du tout la barbarie. On voit même parmi eux certains esprits forts qui ne ménagent plus rien, et ne gardent point de mesure, comme cela arrive dans un pays où quelque grande nouveauté s’accrédite.

Un effendi de fort bonne mine, et vêtu presque à la manière des Francs, est venu nous faire une visite : il voulait absolument que nous lui apprissions à lire le français. Il a fallu même nous prêter à lui donner une leçon. Le jeune osmanli était persuadé que notre langue le mènerait à tout, et ferait de lui un grand visir, ou tout au moins un pacha à trois queues. Tout en balbutiant avec peine quelques mots français, tels que chapeau, patrie, turban, liberté, il s’est mis à boire avec nous de l’eau-de-vie qu’on appelle raki ; il en a bu à si forte dose, qu’il s’est enivré tout-à-fait. Les habitués du café n’ont pas été trop scandalisés du spectacle, et notre cuisinier Michel, qui a reconduit chez lui le fashionable musulman, paraissait émerveillé des progrès qu’on faisait en Turquie.

Après notre déjeûner, nous avons eu la visite de nos deux consuls ; ils nous ont proposé de nous montrer ce qu’il y a de curieux dans la ville. Nous avons été à la fois remplis de surprise et de reconnaissance ; ils nous avaient déjà jugés le matin, ils s’offraient de passer le reste de la journée à nous montrer Gallipoli : deux corvées à ta fois dans le jour du sabbat ! Que le Dieu d’Israël veuille leur pardonner ! Les consuls israélites nous ont d’abord conduits aux bazars ; chaque espèce de marchandise, chaque métier ou profession à son quartier particulier ; des vases d’argent étalés sur les boutiques, vous annoncent la rue des orfèvres ; l’odeur de l’eau de rose du sérail vous avertit que vous êtes dans le quartier des parfumeurs ; les draps, les soieries, les toiles ont aussi leur place privilégiée. Les boutiques de Gallipoli nous ont paru plus élégantes que celles de Smyrne ; mais ce qu’il y a de plus remarquable dans cette ville, c’est le bazar des babouches ou des chaussures. Figurez-vous un long passage où se montrent sur chaque devanture des pantoufles et des bottines jaunes, vertes ou brunes ; les unes simples et grossières, les autres d’un goût recherché ; quelques-unes brodées en soie, en or et en argent, ornées de pierreries. Toutes ces chaussures, qui mêlent leurs couleurs et qu’on étale dans un ordre et dans une symétrie admirables, ressemblent à certaines merveilles décrites dans les Mille et une Nuits. Les rues marchandes ou les bazars de Gallipoli sont défendus contre la pluie, et surtout contre les rayons du soleil : les toits du second étage se rapprochent, et les grandes nattes, les branches de figuiers et de palmiers qui les recouvrent, forment comme une longue voûte qui abrite les marchands, les acheteurs et les curieux. On voit circuler dans les bazars des hommes de toutes les nations ; on y rencontre tous les costumes, on y entend parler toutes les langues ; la foule y est grande pendant toute la journée : dès que le soleil se couche, il n’y a plus personne ; chaque rue est alors fermée par des chaînes ; il n’y reste que des gardiens : tous les marchands se retirent dans d’autres quartiers où sont leurs habitations et leurs familles. Ainsi une partie de la ville est peuplée pendant le jour, et l’autre pendant la nuit.

Gallipoli est aujourd’hui la plus considérable des villes de l’HeIlespont. Sa population est de seize à dix-huit mille habitans. Turcs, Grecs, Arméniens et Juifs. Elle est située sur un banc de rochers, minés en partie par les eaux de la mer ; elle a deux ports très-fréquentés par les petits navires. Les monumens turcs de Gallipoli se réduisent comme partout ailleurs des mosquées et à des fontaines ; on y remarque plusieurs fontaines construites dans le style arabesque, soutenues par des colonnes de marbre, avec des inscriptions en langue turque. La ville a plusieurs mosquées ; aucune de ces mosquées, au moins pour leurs formes extérieures, ne mérite l’attention des voyageurs.

Nous avons vu dans notre promenade un grand nombre de turbés ou chapelles sépulcrales ; nous nous sommes arrêtés devant un de ces monumens. Dans l’intérieur était placé un cercueil recouvert d’un drap violet et d’un turban. On lisait sur les murs quelques inscriptions funèbres ; des nattes d’Égypte couvraient le pavé : au fond de la chapelle une toile encadrée offrait aux regards la figure d’un paon. Une lampe allumée était suspendue à la voûte ; près de la porte dans une ouverture grillée, on avait placé un tronc ; auprès de ce tronc était un chat qui restait immobile. L’attitude de ce gardien singulier et sa présence dans un lieu saint, nous ont rappelé les expressions familières au bon Lafontaine : Un saint homme de chat, un chat dévot ermite. On nous a dit qu’il n’était pas rare de trouver des chats dans les mosquées et les turbés, par la raison que ces animaux font la guerre aux rats et aux souris qui dévorent les tapis et les étoffes précieuses dont les sanctuaires musulmans sont ornés.

Il ne manque pas de ruines dans la ville et hors de là ville. La plupart des maisons ont dans leur construction, comme à Lampsaque, quelques débris d’anciens monumens. M. Castellan, que j’ai déjà cité, a décrit en détail et dessine avec soin les restes assez bien conservés d’une forteresse, ceux d’un édifice qui paraît avoir été un grenier d’abondance ; il a décrit aussi les remises pour les galères. Dans ce qui reste de ces constructions anciennes, on reconnaît à la fois l’architecture des Grecs, celle des Romains et des Barbares. Quelques murailles de la citadelle sont encore debout : nous y avons remarqué un très-grand mur carré, bâti presque tout entier en marbre, sur lequel on lit en grosses lettres une inscription turque. Nous avons trouvé, autour de la ville, beaucoup d’autres ruines qui n’ont point d’histoire, et qui ne se rattachent à aucun souvenir. On ne voit autour de Gallipoli qu’une campagne aride : ce ne sont partout que des rochers et des pierres, et çà et là quelques arbres croissant avec peine sur un sol jauni. Quelle différence entre les environs de Gallipoli et ceux de Lampsaque ! Mais si le paysage de la côte d’Europe est moins riant, l’air y est plus salubre et le climat plus, sain. La fièvre et les maladies n’y promènent pas leurs ravages comme sur la rive opposée. Pierre Belon avait remarqué autour de Gallipoli plusieurs tumulus semblables à ceux de la Troade. Il y en avait, dit-il, une si grande quantité que la terre en paraissait toute bossuée. Nous avons distingué en effet un assez grand nombre de ces monticules, que des savans ont pris pour les tombeaux des anciens rois de Thrace. Il est probable que ces tertres sont l’ouvrage des Turcs qui, dans leurs courses militaires, avaient coutume d’élever de semblables trophées.

La cité de Gallipoli, tout ancienne qu’elle est, a laissé peu de traces dans l’histoire. Tout ce que nous savons de ses temps anciens, c’est que Caligula la fit réparer, et lui accorda des privilèges. Quelques auteurs ont pensé qu’elle avait pris son nom de cet empereur, ce qui n’a point de fondement. D’autres pensent que le nom de Gallipoli pouvait venir du nom latin des Gaulois, qui passèrent l’Hellespont en cet endroit, pour aller ravager l’Asie-Mineure. Mais des hordes barbares qui vont ravager des pays lointains, ne songent guère à fonder des cités, et les villes ne naissent pas d’ordinaire sur leurs traces. L’histoire du Bas-Empire et les Chroniques du moyen-âge font souvent mention de Gallipoli. À l’époque de la troisième croisade, Frédéric Barberousse traversa le détroit de Gallipoli avec son armée, et débarqua à Lampsaque pour prendre le chemin d’Iconium.

Dans le quatorzième siècle, les aventuriers catalans, après avoir tourné leurs armes contre l’empereur grec qui les avait pris à sa solde, vinrent s’établir à Gallipoli. Ils portaient leurs excursions tantôt sur le territoire d’Andrinople, tantôt du côte de Rodosto ou de Selivrée : leurs bandes victorieuses s’étendaient, quelquefois jusqu’aux portes de Bysance. Ils ne laissaient quelquefois dans la piace que les femmes et les enfans. Muntamer, leur historien, et l’un de leurs chefs, nous apprend qu’il était resté dans Gallipoli avec deux cents soldats seulement, lorsque Doria, amiral génois, vint, défier cette petite troupe, et signifia aux Catalans de sortir du Jardin de Gênes, c’est-à-dire des domaines de l’empire grec. Muntamer refusa de rendre la ville. Les Génois sortirent de leurs galères pour livrer un assaut : le chef des Catalans fit à la hâte armer toutes les femmes, et les plaça sur les remparts, avec quelques soldats pour les commander. Le combat fut très-vif ; une grêle de pierres pleuvait sur les assaillans : les femmes se signalèrent par des prodiges de bravoure ; plusieurs étaient blessées au visage, aucune n’abandonna le champ de bataille. À la fin, dit Muntamer, l’ennemi lâcha le pied, et nous ne lui vîmes que les épaules. Tout tremblait à l’aspect de ces Catalans, que l’esprit de rapine et je ne sais quel amour de la gloire poussaient dans les combats. Cette troupe de héros et de brigands avait plusieurs fois vaincu les Grecs et les Turcs. Ils désolèrent tous les rivages de l’Hellespont et portèrent la terreur de leurs armes jusque dans l’Anatolie. Le tableau de ces héroïques brigandages est résumé avec une rare précision dans ces paroles naïves de leur historien : « Lorsque nous vînmes dans le pays (ce sont les expressions dé Muntamer), il y avait beaucoup de bonnes villes et de bons châteaux ; mais tout
 a été détruit et ravagé par nous, à cause des
 torts de l’empereur et de notre bon droit. »

Sous le second prince de la famille d’Otman, les
 Turcs entrèrent pour la première fois en Europe et 
s’emparèrent de Gallipoli, qu’ils gardèrent quelque
 temps. Lorsque Amurath II sortit de sa retraite
 de Magnésie pour marcher contre l’armée de Ladislas et d’Huniades, ce fut à Gallipoli qu’il passa
 le détroit avec son armée. Le premier arsenal des
 Ottomans fut établi à Gallipoli. C’est là que Ma
homet II rassembla la flotte qui devait seconder
 son armée au siège de Constantinople.