Correspondance d’Orient, 1830-1831/031t

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 115-128).

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DE LA LETTRE XXXI.

ARTAKI ET SES ENVIRONS.

Août 1830

La nuit était close quand nous sommes revenus à Artaki. Le soldat turc qui nous accompagnait, nous a laissés à laporte de la maison grecque, où nous sommes logés. Le primat grec, notre hôte, est un vieillard à la figure vénérable, à la barbe blanche ; on nous a offert la pipe, puis des pastèques et du raki. Peu de temps après est venu le souper, servi sur une petite table ronde qui s’élevait à la hauteur du genou ; notre hôte était assis derrière nous, comme pour nous faire les honneurs du repas ; sa femme et sa fille sont restées debout pour nous servir. Le vin de Cisyque n’a pas été épargnée et nous ne l’avons pas trouvé inférieur à celui de Ténédos. Le primat nous a dit qu’il était hadji ou pélerin de Jérusalem, ce qui est un titre de considération parmi les Grecs et même parmi les Turcs ; notre conversation a principalement roulé sur Artaki, sur les mœurs et le gouvernement du pays. Notre hôte est un des principaux propriétaires d’Artaki ; il a une famille intéressante ; néanmoins il paraissait triste, et lorsque notre sergent lui a parlé de la Morée, des larmes ont coulé de ses yeux. Le sergent de Capo d’Istria, qui ne demandait pas mieux que de faire des prosélites à son gouvernement, a conseillé au primat de vendre ses biens à Artaki, et de se rendre avec sa famille dans la Grèce régénérée ; le pauvre primât ne semblait que trop disposé à écouter ce conseil ; j’ai cherché à l’en détourner ; — pourquoi vendriez-vous vos propriétés, dont vous ne retirerez pas la moitié de ce qu’elles valent, pour aller dans un pays que vous ne connaissez pas ? Il y a dans le monde si peu de révolutions qui aient réussi ! Que de Grecs vont quitté le pays qu’ils habitaient, où ils n’étaient pas trop malheureux, pour ne trouver dans la Grèce que la misère et le désespoir ! — Le primât trouvait quelque chose de vrai dans mes observations, mais la Morée le préoccupait toujours ; comme je lui avais parlé du cadi qui paraissait l’estimer et des réformes de sultan Mahmoud, le cadi, m’a–t-il dit, partira pour être remplacé par un autre qui ne me connaîtra point ; les cadis et même les pachas ne sont plus tout-à-fait ce qu’ils étaient autrefois, mais il faut toujours payer des impôts qui nous ruinent : quant aux reformes du sultan, elles n’ont rien changé jusqu’ici à l’humeur des Turcs ; ce n’est pas du divan que nous ayons à souffrir, mais des musulmans ; le caractère des Turcs ne saurait jamais se concilier avec le nôtre ; si j’ai envie d’aller en Morée, c’est qu’il n’y a plus de Turcs, et cela nous suffit à nous autres Grecs. — Comme les argumens devenaient pressans, j’ai cru devoir appeler à mon aide notre philhellène Franc-Comtois. — J’ai combattu pendant trois ans, a dit celui-ci, pour l’indépendance de la Grèce, et je conseille aux Grecs de Cisyque de rester chez eux. — Il est parti de là pour faire à sa manière une peinture de la Morée telle que nous l’avons vue. J’ai ajouté à tout ce qu’a pu dire notre compagnon de voyage, quelques réflexions générales. Les meilleures révolutions, si toutefois il y en a de bonnes, versent toujours un déluge de maux sur les générations contemporaines ; on n’en reçoit quelques avantages que lorsqu’elles sont terminées, et celle de la Grèce est bien loin de toucher à sa fin ; il arrive quelquefois que des orages qui ébranlent la terre purifient l’air et fécondent les campagnes ; mais est-il sage pour cela de sortir de sa maison, tant-que l’orage gronde et que les vents sont encore déchaînés ? Toutes nos raisons ont produit leur effet, et nous avons fini par persuader au bon primat de rester avec les Turcs d’Artaki et d’y attendre les événemens.

Après le souper, les femmes de la maison ont étendu des matelas sur le plancher ; C’étaient nos, lits pour la nuit ; jusque-là, nous avions couché sous un arbre, sur l’estrade d’un café ou dans notre caïque. La nuit que nous devions passer sur des matelas devait être délicieuse. Nous nous sommes couchés avec l’intention de nous lever de très-grand matin, pour faire une nouvelle promenade aux ruines de Cisyque. Dès que le jour a paru, M. Poujoulat et nos autres compagnons de voyage sont montés à cheval ; pour moi, fatigué de notre course de la veille, je suis resté dans mon lit. Quand le soleil à été tout-à-fait sur l’horizon, et que ses rayons sont venus jusqu’à moi, j’ai parcouru des yeux la chambre où j’avais passé la nuit : rien n’était plus simple que son ameublement ; sur le côte que n’occupait point le divan, étaient placés à droite et à gauche, deux coffres de bois renfermant les robes et le linge des, femmes de la maison ; à côté des coffres était une escabelle vermoulue, puis une vieille armoire. La porte donnait dans un angle ; au-dessus de la-porte brillait une image de la Vierge, couronnée de rayons, d’argent, et devant laquelle une lampe était allumée. Quand je me suis levé, la fille du primat, suivie de sa mère, est venue me présenter deux vases, dont l’un renfermait de l’eau, l’autre des confitures ; elle m’a offert ensuite des fruits, portant chaque fois la main gauche à son front. Je n’ai jamais tant regretté qu’en cette occasion, de ne pas parler la langue du pays. J’ai échangé avec les deux femmes qui étaient devant moi, des paroles que personne ne pouvait traduire ; cependant, tout ce que j’ai dit, quoique en langue française, a été fort bien compris ; j’ai, entendu de même ce qu’on m’a dit en grec moderne, car il y a dans le cœur humain des sentimens qui ont reçu de Dieu le don des langues, et dont les accens pour être entendus, ont rarement besoin d’interprètes.

Bientôt je suis resté seul, livré à mes réflexions ; une foule de voix confuses se faisaient entendre dans le voisinage ; j’ai regardé par la fenêtre, et j’ai reconnu que ces voix partaient d’une école d’enfans grecs. Tous les élèves lisaient à la fois dans le même livre et prononçaient ensemble les mêmes mots ; c’est le mode d’enseignement adopté dans toutes les écoles primaires, soit parmi les Grecs, soit parmi les Turcs. De la fenêtre où j’étais, je pouvais voir la principale mosquée d’Artaki et l’église des Grecs. Le minaret qui s’élance dans les airs, et le toit modeste de l’église chrétienne, représentent très-bien, d’un côté, l’esprit dominateur du Coran et de l’autre, l’humilité de l’Évangile. La présence des deux cultes donne à la piété une sorte d’émulation, et soutient de part et d’autre la ferveur des fidèles. Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de remarquer que dans presque tous les pays d’Orient, la religion est comme une sorte de patrie, et la dévotion comme un patriotisme toujours prêt à s’exalter.

J’ai voulu parcourir la ville d’Artaki et ses environs. Dans les rues que j’ai visitées, il ne se fait guère plus de bruit et de mouvement que dans la vieille Cisyque que j’avais visitée la veille. La population qui ne s’élève pas à trois mille âmes, subsiste des produits de l’agriculture, tels que le vin et la soie. La ville n’a point de commerce, et le port, comme je crois vous l’avoir dit, n’est fréquenté que par de petites barques. On voit, à l’orient de la ville, un rocher où un îlot couvert des restes d’une forteresse. Le nom de la cité musulmane vient, sans doute d’Artacé, l’ancien nom de la fontaine aux Grands-Arbres ; ou d’Artaco, qui suivant Strabon était le nom d’une montagne voisine de Cisyque. Les campagnes qui avoisinent la ville, paraissent d’une grande fertilité, plusieurs ruisseaux limpides les arrosent ; on y trouve partout de frais ombrages, des terres couvertes de vignes et des pâturages verdoyans.

En revenant de notre promenade, nous avons retrouvé chez le primat nos compagnons qui revenaient des ruines de Cisyque. Ils n’ont rien découvert qui puisse être ajouté à la relation que j’ai déjà faite. M. Poujoulat a voulu visiter les souterrains de Cisyque dans toute leur étendue ; il a trouvé la fièvre dans la grotte humide où les gens du pays placent le mauvais génie. Toutefois, il a fallu songer à se remettre en route. Nous sommes allés prendre congé du cadi, qui lui-même allait partir pour tenir les assises à Penkertak, à cinq ou six lieues d’Artaki, sur la côte de la mer de Marmara. Nous avons vu emballer les tapis, les sophas, les coussins, les larges plats étamés, une nombreuse collection de chiboucs, des tasses et des vases de cuivre et d’argent. Tout cela est porté sur des mulets et voyage avec le cadi. Une multitude d’esclaves et de serviteurs doivent former le cortége du juge musulman. Il nous a reçus au milieu des préparatifs de son départ : je lui ai rappelé la note qu’il m’avait donnée la veille pour l’ambassadeur de France, et qui était d’abord destinée à l’ambassadeur d’Angleterre. Il à persisté à croire qu’il importait peu qu’elle fut remise à l’un ou à l’autre. J’ai cru devoir ajouter que le ministre français n’était peut-être pas auprès du divan une bonne recommandation pour obtenir la magistrature de Jérusalem, car la France est chargée de défendre les intérêts des chrétiens latins dans la ville-sainte, et le divan ne verrait pas sans quelque défiance que l’ambassade française voulut y faire nommer un cadi. « Hé bien, m’a-t-il répliqué que l’Angleterre me fasse nommer cadi de Jérusalem, si elle le peut, ou que la France obtienne pour moi la place de cadi, de Sainte-Sophie, car cette place me convient aussi ; il me tarde de retourner à Stamboul, et de me reposer dans la jolie maison que j’ai à Scutari. » Après m’avoir parlé de la sorte, le cadi m’a demandé si je connaissais M. de Ribaupierre ; j’ai cru d’abord, qu’il voulait solliciter la protection de l’ambassade moscovite pour être nommé au moins grand juge de la Romélie ou de l’Anatolie, mais il ne m’a plus rien dit.

Telle est cette magistrature turque, qui a conservé quelque chose de son origine nomade, et qui change de juridiction et de pays comme nos régimens changent de garnison. Tous les moyens lui sont bons pour parvenir à ses fins. Toutefois cette justice, courant le monde et ne s’arrêtant nulle part, s’adressant à tous ceux qui passent, et même à des infidèles, tient l’opinion des peuples dans sa main. Il suffit qu’elle soit l’organe de la loi religieuse, l’arbitre suprême de toutes les affaires, pour régner sur l’esprit des osmanlis. De quelque manière qu’elle agisse et qu’elle se montre, c’est encore ce qu’on respecte le plus dans l’empire ottoman. Je ne conseillerais pas néanmoins au cadi d’Artaki de se vanter auprès de certains vrais croyans d’avoir quelque crédit à l’ambassade de France ou à celle d’Angleterre.

Nous avons quitté le cadi, et nous avons fait nos adieux au bon primat qui nous avait si bien reçus. Notre caïque nous attendait, et tout était prêt pour notre départ, lorsqu’Antoine et Michel sont venus nous annoncer qu’ils avaient trouvé d’antiques ruines. Nous avons voulu les voir : on nous a conduits à l’église grecque, nous avons vu d’abord sur le seuil de la porte une pierre tumulaire, sur laquelle étaient représentées quatre têtes de béliers avec des bandelettes. On lit sur ta même pierre cette inscription parfaitement conservée :


V. C. Servilius. C. P. vel. Rufus. Cecinia. L. Fabii
prima uxor. XL. XXIII.


La même inscription se trouve répétée en grec. Nous sommes entrés dans un petit jardin attenant à l’église : les murailles de ce jardin sont construites avec des débris d’anciens édifices. Nous avons pu y reconnaître plusieurs fragmens de statues, deux têtes de femmes, et une main en marbre qui paraissent avoir appartenu à des chefs-d’œuvre de l’art. Il est probable que tous ces restes précieux de l’antiquité viennent de Cisyque, et que la ville d’Artaki en renferme beaucoup d’autres.

Nous avons demandé à voir l’église grecque. Son enceinte est petite et peut à peine contenir deux cents personnes. L’autel est décoré de fleurs artificielles, d’images de saints, de candelabres bien dorés ; du reste, l’église n’a rien d’antique ni dans sa forme ni dans les matériaux qui ont servi a sa construction. Je n’ai jamais vu dans une église grecque ni colonnes ni marbres appartenant à un temple ancien. On a souvent reproché aux Grecs d’avoir détruit les monumens de l’antiquité, mais on ne les accusera pas du moins d’avoir brisé les autels des faux dieux pour décorer les sanctuaires de la Panagia.

Pendant que nous étions dans l’église grecque, l’archevêque, de Cisyque, qui demeure tout près de là, nous a fait prier, par un papa, de venir nous reposer chez lui. Nous nous sommes rendus à son invitation. Le prélat grec est beaucoup mieux logé que le cadi ; il nous a reçus dans une grande salle ; il était assis sur un divan entouré de plusieurs papas qui restaient debout dans une attitude respectueuse. Après le cérémonial d’usage, la conversation s’est portée sur les ruines de Cisyque. L’archevêque nous a dit d’abord qu’il s’occupait d’une histoire de son diocèse, mais qu’il n’avait pu savoir, après beaucoup de recherches, à quelle époque Cisyque avait cessé d’être habité. Le dernier géographe grec qui avait parlé de ce pays, ne lui donnait sur cette question aucune lumière satisfaisante.

Sa sainteté a voulu nous montrer la géographie de Mélétius : elle a chargé un papa d’aller prendre l’ouvrage dans sa bibliothèque ; malheureusement pour lui, le papa s’est trompe de volume ; le prélat qui ne pouvait nous montrer le livre dont il nous avait parlé, a traité fort durement le serviteur maladroit ; je profite de cette occasion pour vous dire que les papas, attachés au service des évêques grecs, sont dans un véritable état de domesticité. Nous avons demandé à l’archevêque s’il avait visité les ruines de Cisyque ; il nous a répondu que les brigands s’y retiraient quelquefois et qu’il n’avait pas osé y rester assez long-temps pour faire d’utiles découvertes. Nous avons jugé par là que le prélat historien n’est pas homme à exposer sa vie pour accroître son savoir, et qu’il est peu disposé à se faire le martyr de la vérité historique. Comme sa sainteté se plaignait de n’avoir trouvé dans le pays aucune inscription, nous lui avons fait part de celle que nous venions de découvrir devant la porte de son église.

Nous en sommes venus à une question qu’il est bien difficile de résoudre : dans quel temps a fini Cisyque ? Sans préciser une époque, nous avons pensé l’un et l’autre que la gloire de Cisyque avait dû finir quand celle de Constantinople avait commencé. Il en fut ainsi de toutes les villes de la côte d’Asie, qui s’effacèrent de la terre à mesure que s’agrandissait la cité impériale ; comme dans la fable d’Agrippa, ce n’était point les membres qui se révoltaient contre l’estomac, mais l’estomac qui laissait tomber en paralysie toutes les autres parties du corps. Quand l’Orient n’eut plus qu’une seule cité, on ne vit partout que des ruines, cette centralisation acheva de tout perdre, de tout anéantir. Ce qui arriva sous l’empire grec arrive encore aujourd’hui, et l’histoire dira un jour de Stamboul ce qu’elle dit aujourd’hui de Bysance. Cette idée, que j’ai développée dans notre conversation, a paru frapper l’archevêque de Cisyque ; il m’a promis de la développer à son tour dans l’histoire de son diocèse, et de l’appuyer de tous les faits que pourraient-lui fournir les annales de l’Orient.

J’ai interrogé le prélat sur l’origine d’Artaki. « Il est aussi difficile, m’a-t-il dit, de savoir à quelle époque le lieu où nous sommes a commencé à être habité, que de savoir quand Cisyque a cessé de l’être. Artaki dut naître des ruines de Cisyque. » J’ai demandé au prélat s’il savait quelque chose du séjour des Catalans à Artaki ; comme il n’en savait rien, je lui ai répété ce que j’avais lu dans Muntaner. « Une troupe d’aventuriers venus, de la Catalogne, pays de l’occident, avaient étté appelés par l’empereur grec. Après avoir séjourné quelque temps à Constantinople, ils vinrent à Artaki. Il y avait alors dans l’emplacement de Cisyque une muraille qui traversait l’étendue de l’isthme, et défendait la presqu’île de l’invasion des Turcs. » L’historien des Catalans nous apprend qu’à cette époque le pays était couvert de fermes, de métairies et de misons de campagne ; à leur arrivée, les guerriers francs eurent à combattre les Turcs qui cherchaient à détruire la muraille qu’on avait opposée à leurs attaques ; l’armée ou plutôt tout le peuple des Barbares campait sur les rives du Tartius et de l’Esépus ; il se livra en ce lieu une grande bataille dans laquelle les Turcs furent presque tous tués ou faits prisonniers, et le pays fut délivré de leur domination et de leurs brigandages.

L’archevêque de Cisyque écoutait ce récit avec surprise. C’est un singulier spectacle, m’a-t-il dit, que de voir des guerriers venir les uns du fond de l’Asie, les autres de l’Occident, pour se faire la guerre dans le pays de Cisyque ; — Il y a une chose, lui ai-je répondu, qui me surprend davantage, c’est qu’un pays ait été le théâtre des plus grands événemens, sans qu’il en sache rien ; pourquoi faut-il que, sous votre beau ciel d’Orient, tant de nobles contrées n’aient de monumens, n’aient de souvenirs historiques que pour les gens qui passent ? De même qu’autrefois, des conquérans arrivaient de toutes les parties du monde, pour se disputer la possession d’une terre qui restait neutre, de même aujourd’hui, des voyageurs viennent de tous les royaumes de l’Europe pour étudier un pays qui demeure indiffèrent à leurs recherches. Pour adoucir l’amertume de ces paroles, j’ai beaucoup encouragé le prélat grec à terminer l’histoire qu’il a commencée ; il m’a promis de m’écrire, s’il faisait quelques découvertes sur Cisyque ; je lui ai promis de mon côté, de lui faire part de tout ce qui a été dit sur son diocèse dans nos livres d’Occident.