Correspondance d’Orient, 1830-1831/033

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 143-153).

LETTRE XXXIII.

PREMIER ASPECT DE CONSTANTINOPLE.

Péra, 25 août 1830.

Je vous ai dit que nous étions arrivés à Péra ; nous sommes logés dans une chambre assez propre, dont les fenêtres donnent, d’un côté, sur un terrain couvert de décombres ; de l’autre, sur une rue étroite, obscure et solitaire. Nous ne voyons autour de nous que de tristes murailles ; mais, en montant dans une espèce de belvédère, bâti sur le toit de la maison, nous pouvons nous donner le plaisir de voir à chaque heure du jour le Bosphore et ses rivages, la côte de Scutari, les murs du serail. Nous pouvons assister chaque matin au lever, du soleil y la seule merveille d’Orient, qui ne perde rien à être vue, et que je revois toujours avec un charme nouveau.

J’ai reçu une de vos lettres, datée des derniers jours de juin, qui m’annonce que vous vivez encore, et votre silence sur la politique des partis me donne un moment de sécurité. Quelques-uns de vos journaux sont parvenus jusqu’à moi ; je n’y trouve rien de plus que ce que je savais à Smirne. Le volcan sur lequel vous êtes est comme celui de l’Etna, que nous avions vu à notre passage ; celui-ci était en repos, mais son repos était effrayant.

Nous avons déjà fait plusieurs promenades dans les faubourgs de Péra et de Galata, nous avons traversé la corne d’or ou le port, et visité les principaux quartiers de Stamboul. Pour voir cette ville dans toute son étendue et d’un seul coup d’œil, nous sommes montés deux fois sur la tour du Séraskier ; cette tour, bâtie depuis la chute des janissaires, a quatre-vingts marches ; on peut voir de là Constahtinople, comme les Parisiens le voyaient naguère au Panorama.

La capitale des Osmanlis offre à peine l’aspect d’une grande cité ; il me semble voir une infinité de bourgs et de villages rapprochés les uns des autres, répandus au bord de la mer et sûr plusieurs collines ; des édifices d’une blancheur éclatante, des maisons peintes en rouge, en gris, en brun foncé, des espaces très-étendus où ne paraissent que des débris enfumés ; au milieu des quartiers les plus populeux des bouquets d’arbres des terrains incultes, de tous côtés des mosquées avec leurs dômes en forme arabesque et leurs minarets s’élançant vers le ciel comme des colonnes aériennes ; au-delà des remparts, les cyprès des cimetières qui entourent la ville d’une ceinture funèbre ; tel est le tableau qui frappe d’abord les regards. Au centre de ce tableau, vous apercevez le havre ou la Corne-d’Or, qui s’étend comme une mer au milieu de la cité. Cette mer aboutit aux principaux quartiers de la ville et sert à les rapprocher entre eux. Les flots sont couverts de barques, de nacelles qui vont d’un rivage à l’autre ; là, plusieurs vaisseaux de ligne nous montrent l’oriflamme du Croissant ; plus loin, nous voyons une forêt de mâts, où brillent les pavillons de tous les pays. Mais cette grande image de Stamboul ne se compose pas seulement de ce qui est autour de vous ; tout ce qu’on aperçoit dans l’horizon lointain en fait partie ; le Bosphore et ses bords enchantés, les campagnes désertés de la Trace, la mer de Marmara et les côtes d’Asie jusqu’au mont Olympe, tous ces points de vue semblent renfermés, pour le spectateur, dans la vaste enceinte de la ville impériale.

C’est ainsi que se présente la ville de Constantinople, lorsqu’on la voit de la tour du Seraskier. Quand on est descendu de la tour et qu’on parcourt l’intérieur de la cité, le merveilleux du tableau s’efface et disparaît ; ce ne sont plus que des rues étroites, obscures, un pavé dégradé et fangeux, des boutiques mal propres des maisons mal bâties. À l’exception des mosquées, vous trouvez rarement un édifice qui puisse attirer votre attention. C’est ici que, pour conserver ses illusions, il ne faut pas voir les choses de trop près, ni porter les yeux autour de soi. Si vous voulez récréer votre vue et contempler de magnifiques tableaux, placez-vous dans un lieu élevé et découvert ; quand vous êtes à Péra, regardez la pointe du Sérail, la rive de Scutari ; quand vous êtes sur une des sept collines, tournez vos regards vers le quartier de Galata, vers les hauteurs de Saint-Dimitri, vers le faubourg d’Eyoub, ou vers le canal si animé du Bosphore. Tous les lieux qui se présentent à quelque distance, forment d’admirables perspectives ; chacune de ces perspectives semblable à l’espérance qui fuit pour nous dans l’avenir, se dissipe à mesure que vous en approchez ; mais telle est la variété des sites et la mobilité de ce grand spectacle que les tableaux qui vous ont ravi et qui ont disparu, peuvent toujours être remplacés par d’autres, qui se montrent dans le lointain et vous enchantent également.

Après avoir donné une première vue de Constantinople, il faut que je vous fasse connaître en détail cette immense cité ; c’est là ce qui m’embarrasse le plus, car je ne sais par où commencer ; je ferai, au reste, pour mes lettres, ce que je fais pour mes courses dé chaque jour ; ces courses n’ont rien de réglé, rien de suivi, et m’entraînent tantôt dans un quartier de la ville, tantôt dans un autre. Nous irons d’abord, si vous voulez, au sérail du grand-seigneur. Le serail est le point le plus apparent de Constantinople ; c’est là que se portent tous les regards lorsqu’on arrive dans la capitale des Osmanlis ; c’est la que se dirigent toutes les pensées, lorsqu’on s’occupe de la Turquie et de l’empire ottoman.

Le sérail du sultan n’est pas seulement une demeure impériale ; on peut le regarder comme une cité au milieu de Stamboul, cité singulière, dont les habitans ont presque tous été achetés aux bazars, et qui naguère avait des îles, des provinces pour tributaires ; séjour mystérieux et terrible que le despotisme habite au milieu dé ses tristes voluptés et dans son appareil toujours menaçant. Nous venons de franchir la porte impériale ou la porte sublime ; nous voilà dans la première cour du sérail. Vous voyez me dit mon guide, tous ces édifices joints ensemble, et dont l’extérieur n’a rien de remarquable ; à notre gauche, c’est un dépôt de vieilles armes, qui fut autrefois l’église de Sainte-Irène ; près de là, est l’hôtel des Monnaies, dirigé par des Arméniens ; plus loin du côté de la mer, est la prison si redoutable du Bostangi-Baschi ; à notre droite, vous pouvez voir la boulangerie dans laquelle on fait chaque jour du pain pour les six mille habitans du Sérail ; à côté de la boulangerie, est un hospice pour les malades et pour les infirmes ; plus loin, arrêtez un moment vos regards sur cette porte qui mène à la seconde cour ; aucun visir n’a jamais passé sans effroi sous sa voûte sombre, car c’est là que les djellad ou les bourreaux, attendent les ministres que le souverain a condamnés. La cour où nous sommes est à peine pavée ; nous y voyons çà et là quelques arbres plantés sans symétrie ; la magnificence ne se montre nulle part, mais partout des souvenirs sinistres. Personne ici ne porte sur son front la sérénité et la joie, et dans cette demeure royale règne le profond silence du désert.

La seconde cour, dans laquelle nous ne pouvons pénétrer, offre, d’un côté, les cuisines du grand-seigneur, et de l’autre la salle du divan. Dans la troisième cour est la demeure du sultan ou de l’ombre de Dieu ; près de là est le palais où sont enfermés les princes de la famille impériale, tristes captifs que le despotisme immole quelquefois à sa sûreté. Par delà toutes ces cours, sont les jardins du sérail et les harems du sultan, régions inaccessibles au vulgaire, qu’habitent trois cents belles aux yeux noirs, douces images de la lunes, venues de la Circassie. Quoique les avenues de ce séjour soient gardées très-sévèrement, quelques voyageurs ont pu y pénétrer. On a visité les kiosques des nombreuses épouses du sultan ; on a décrit les parterres, les bosquets, les jets d’eau et les fontaines qui embellissent leurs demeures. On sait comment s’écoulent les nuits et les jours de ces belles captives, quelles sont leurs occupations, leurs joies, leurs chagrins ; on sait quelles passions jalouses les animent, avec quelle ardeur elles se disputent entre elles les rangs, les distinctions offertes à leur vanité. Tout le monde connaît les ruses qu’elles emploient pour échapper à la surveillance de leurs gardiens noirs ou blancs, et la chronique scandaleuse a divulgué les vices nés des contraintes de leur captivité et des précautions prises pour s’assurer de leur vertu. Enfin les harems du grand-seigneur n’ont plus de secrets pour la curiosité du public ; rien ne serait plus facile maintenant que de faire l’histoire de ce triste séjour de la volupté ; il n’en serait pas de même peut-être de l’autre moitié du sérail, où règnent des passions plus difficiles à pénétrer, et que s’est réservée la politique ténébreuse du pouvoir absolu.

On m’assure que le sultan a déjà fait quelques réformes dans le sérail ; le nombre des ikoglans est beaucoup réduit ; les jeunes esclaves qu’on élevait pour le service du palais impérial, sont placés maintenant dans l’armée régulière. Des charges dont les fonctions sont tombées en désuétude, ont été supprimées. On fait ainsi pour le sérail ce qu’on fait quelquefois pour une ville assiégée, on se débarrasse d’abord des bouches inutiles ; depuis que cette demeure impériale a perdu une grande partie des tributs qui lui étaient assignés, le trésor du sultan se trouve obligé de subvenir à toutes les dépenses. L’entretien du sérail et de ses nombreux habitans, lui coûte plus que celui d’une armée ; avec ce qu’il dépense pour un oda de son harem, ou pour une compagnie d’eunuques noirs, il pourrait avoir un régiment. Il faudra bien à la fin, dépeupler ces jardins mystérieux, ce séjour d’un luxe vain et des tristes amours, pour remplir les casernes et compléter les garnisons des places fortes. On a déjà remarqué que sa hautesse commençait à se lasser des délices du sérail et qu’elle cherchait ailleurs sa gloire, quelquefois même ses plaisirs.

Nous sommes entrés dans l’hôtel des Monnaies ; c’est là qu’on fabrique ou plutôt qu’on altère la monnaie sur laquelle est toujours écrit le nom glorieux du sultan. Cette direction des monnaies a déjà fait tomber bien des têtes, mais telle est l’administration turque, que les têtes tombent, et que les abus restent. Nous n’avons pu pénétrer dans la prison du Bostangi-bachi qu’on appelle le Four ; on dit que cette prison ne reçoit presque plus de victimes dans ses cachots ténébreux, depuis, qu’on, ne confisque plus les biens des condamnés. Si on voulait faire l’histoire des justices du sérail, le Bostangi-bachi serait un homme bon à consulter, et les instrumens qu’on employait pour la torture seraient de véritables archives. En sortant de la première cour du sérail, j’ai remarqué avec plaisir que l’herbe croissait dans le terrein réservé à l’exposition des têtes ; on n’a point fait d’exécution depuis plusieurs mois ; il faut en louer la modération du sultan Mahmoud ; malheureusement la modération n’est pas ce qui réussit le plus eh Turquie ; vous serez fâché sans doute d’apprendre que les rigueurs du despotisme sont encore ce qu’il y a de plus populaire chez les Turcs. On est ici pour le despotisme, ce qu’on est chez nous pour la liberté ; on le veut avec toutes ses conditions, on le veut avec tous ses excès. Les sévérités du pouvoir sont d’ailleurs provoquées très-souvent par les passions de la multitude ; plus d’une tête exposée à la porte du sérail fut comme une victime ou un holocauste, offert au génie des révoltes populaires ; le peuple se trouve par là associé au gouvernement absolu, et ne se soucie pas que les bourreaux se reposent.

Quand je suis revenu à Péra, les souvenirs qui m’avaient préoccupé dans la première cour du palais impérial, m’ont suivi dans mon modeste logement, et mes regards se sont encore portés vers les cyprès qui ombragent la demeure du sultan. Il m’est venu dans la pensée de comparer le sérail avec le quartier que j’habite. Ces deux quartiers de Stamboul sont en face l’un de l’autre, assis sur deux collines, séparés par la Corne-d’Or, tous deux regardait la mer et la rive de Scutari. Que d’événemens se préparent sur ces deux collines ! Sur celle du sérail, le vieil empire des Osmanlis médite des réformes pour retrouver ses forces et rappeler les jours de sa gloire. Sur la colline de Péra, la politique européenne s’est établie avec tous ses pavillons, comme pour épier la décadence de la puissance ottomane, et voir passer les Turcs lorsqu’ils décamperont pour retourner en Asie. Au temps de l’empire Grec, vous savez que les empereurs furent long-temps dominés par une colonie de marchands génois établis à Galata ; ce n’est plus ici une colonie de marchands ; c’est un congrès des puissances chrétiennes ; ce sont les ambassadeurs des grands monarques, qui menacent sans cesse la sublime Porte des armées et des flottes de l’Occident ; naguère, tandis qu’on exposait au sérail les têtes et les oreilles de quelques misérables Grecs, tués par les Osmanlis, on proclamait à Péra l’indépendance et l’affranchissement de la Morée. Dans la dernière guerre contre les Russes, le sérail assemblait encore des armées, et se disposait à leur montrer l’étendard du prophète ; mais à mesure que les Russes s’avançaient vers la capitale, l’influence de Péra semblait s’accroître, et c’est devant les menaces de Péra que les Moscovites se sont arrêtés. La colline où croissait jadis le figuier sauvage a conclu la paix, et n’a laissé au sérail que le soin de faite des proclamations, et de comprimer les Osmanlis qui s’indignaient du traité.

J’arrête un moment votre attention sur ces souvenirs récens, parce qu’ils donnent à la ville de Stamboul une physionomie nouvelle ; jusqu’ici, pour connaître l’empire ottoman et sa capitale, on s’est contenté de porter ses regards vers le sérail ; il faudra désormais se placer aussi dans le point de vue de Péra, et regarder de ce côté, non-seulement pour connaître la grande cité des Osmanlis, mais pour voir venir les révolutions qui peuvent changer la face de l’Orient.