Correspondance d’Orient, 1830-1831/041s

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 273-281).

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DE LA LETTRE XLI.

PHYSIONOMIE DE STAMBOUL APRÈS LA CHUTE DES JANISSAIRES.

Péra, septembre 1830

Vous savez comment les janissaires sont tombés ; mais chaque révolution a toujours son lendemain souvent plus effroyable que la veille ; elle a son espèce de justice, qui marche à sa suite, et qu’elle charge de justifier ses triomphes. Il faut d’abord des victimes au parti victorieux, et ce sont ordinairement les bourreaux qui viennent achever l’œuvre de la Victoire.

Les victimes n’ont pas manqué à la révolution du 16 juin ; après avoir visité les lieux qui furent le théâtre de la révolte, j’ai voulu voir les lieux où la victoire avait établi sa justice. Mon interprète Arménien m’a d’abord conduit à la place de l’ancien Hippodrome et dans la cour de la mosquée d’Achmed ; c’est dans cette mosquée qu’on avait donné le signal de la guerre ; c’est là aussi que les vaincus ont été jugés ; une salle attenante au sanctuaire musulman avait reçu le tribunal extraordinaire du grand-visir ; dans une salle au-dessous, on exécutait les sentences ; les coupables étaient conduits l’un après l’autre en présence du lieutenant de sa Hautesse ; on leur reprochait leurs crimes, sans trop les interroger ; le plus grand de leurs attentats était toujours d’avoir désobéi à Dieu et au Sultan qui est l’ombre de Dieu ; on disait aux uns : Les docteurs de la loi ont quelque chose à vous dire, aux autres, allez consulter le mouphti ; puis on les entraînait dans la salle basse, où des tchiaoux leur passaient au cou un lacet de peau de serpent. Les cadavres étaient jetés au pied d’un grand platane qu’on m’a montré ; ce platane auquel on avait suspendu en d’autres temps les corps des proscrits, et qui vit alors plusieurs centaines de janissaires étendus sous son ombre, est encore aujourd’hui un objet d’effroi pour les Osmanlis ; l’imagination de leurs poètes le représente comme un arbre qui avait porté autrefois des cadavres humains et qui dans les derniers temps a couvert la terre de ses fruits ensanglantés.

Tandis que le grand-visir jugeait ainsi les janissaires à la mosquée d’Achmed, Hussein-Pacha avait aussi son tribunal dans l’hôtel du janissaire Aga, aujourd’hui l’hôtel du mouphti. C’est M Desgranges, premier drogman de l’ambassade française, qui m’a montré l’endroit où siégeait ce tribunal, non moins redoutable que le premier ; la justice du pacha se rendait dans un vestibule, situé entre les deux cours de l’hôtel. Les prisonniers étaient amenés à la file devant quelques officiers ; on leur demandait leur nom, le lieu de leur naissance, leur profession ; on ouvrait, ensuite un grand livre, où la conduite de chacun se trouvait notée exactement. Après ces courtes formalités, les uns recevaient leur liberté, les autres passaient dans la seconde cour pour y être étranglés. Cet étroit vestibule, placé ainsi entre les deux cours, c’est-à-dire entre la vie et le trépas, devait rappeler aux malheureux janissaires, ce pont si redouté, que tout Musulman traverse en sortant de ce monde, et que le Coran place sur les abimes de l’éternité. Tous ceux qu’on amenait dans la terrible enceinte, avaient sur leur visage la pâleur de la mort ; les malheureux s’inclinaient devant leurs juges qu’ils regardaient sans les voir, et leur baisaient machinalement le bas de la robe ; la crainte avait ôté à plusieurs l’usage de la voix. M. Desgranges était venu réclamer deux janissaires, arrêtés au palais de France ; il attendit pendant plusieurs heures dans le vestibule ; assis sur le même banc que les juges, il put voir à son aise la justice de cette époque. Hussein-Pacha venait de recevoir de la part du sultan le sorbet des braves (c’est une eau amassée en avril sur les toits du sérail, à laquelle on mêle des sirops et des parfums). Le vainqueur des janissaires était tout fier de cette marque de distinction, et rien ne lui paraissait plus beau que la révolution qu’on venait de faire à Stamboul. Combien de temps, disait-il à M. Desgranges, a duré la révolution française ? — Vingt-cinq ou trente ans, et elle n’est pas finie. — Eh bien ! écrivez à Paris que nous venons d’en faire une en vingt-trois minutes. — Ainsi les gens qui remuent les sociétés dans quelque sens que ce soit, ont tous les, mêmes illusions. Mais une révolution est-elle terminée, lorsque le sang coule encore en son nom, et que les bourreaux sont toujours là ?

Le pacha avait donné des ordres pour rechercher les deux janissaires, réclamés par l’ambassade de France ; il se trouva que les deux janissaires étaient dans les prisons du grand-visir ; il fallait s’adresser au-lieutenant de sa Hautesse, qui venait de quitter la mosquée d’Achmed, et de s’établir dans la première cour du sérail. Lorsque M. Desgranges se remit en chemin pour achever de remplir son honorable mission, la nuit était close ; il fut obligé de traverser un grand, nombre de rues fermées par des portes ou des grilles. La cité offrait partout un aspect lugubre ; les rayons de la lune ne laissaient voir que des figures pâles et consternées ; tout le monde veillait, tout le monde était debout, mais il ne se faisait pas plus de bruit sur les places publiques qu’au champ des morts. Lorsque M. Desgranges eut franchi la porte impériale et qu’il entra dans la première cour du sérail, il put voir un autre spectacle, c’était le gouvernement des Osmanlis, campé comme sur un champ de bataille ; le grand-visir avait fait dresser un pavillon au fond de la cour ; les autres membres du Divan avaient imité le grand-visir ; le sultan habitait un kiosque au-dessus de la seconde porte ; le mouphti et les principaux ulémas, les grands officiers étaient logés près de là comme des soldats en campagne ; enfin on ne gouvernait plus que dans un camp et tout l’empire était sous la tente. C’est de là que partaient les foudres qui allaient écraser les restes de la rébellion dans les provinces ; c’est au milieu de ce désordre tumultueux qu’on préparait les lois nouvelles, et qu’on méditait des projets de réforme.

Cependant M. Desgranges parvint jusqu’au grand-visir, et ce qui formait un contraste frappant avec tout ce qu’il venait de voir, il trouva dans ce ministre ottoman, qui faisait tout trembler, un homme doux et poli ; ses manières avaient quelque chose de noble, de prévenant, et dans sa conversation on aurait pu le prendre pour le ministre chef de la monarchie la plus civilisée. Le visir promit de faire juger les deux janissaires qu’on réclamait, et de les renvoyer s’ils n’étaient pas coupables. Le lendemain, les deux janissaires étaient rendus à la liberté.

Je suis entré dans ces détails, parce que je veux vous apprendre ce que c’est qu’une révolution chez les Turcs ; pour savoir d’ailleurs ce qu’une révolution bonne où mauvaise peut devenir, il faut connaître quels sont les hommes qui l’ont dirigée et comment elle a été faite ; je ne suis pas de l’avis, d’Hussein Pacha, et je ne crois pas que la révolution ottomane soit finies ; ce que je vous dis sur les événement passés, vous servira peut-être un jour pour juger d’autres événemens qui peuvent arriver encore.

Toutes les révolutions du monde se ressemblent sous certains rapports ; je ne remarque dans celle des Turcs que ce qui est nouveau pour nous ; ce qui m’a le plus frappé dans tout ce qu’on m’a dit, c’est le silence qui règne au milieu des plus grandes agitations ; chez les Turcs, le trouble des esprits est souvent porté à son comble, sans que le pays paraisse agité ; dans nos villes de France, des factions ne font jamais rien sans bruit, et le char des révolutions ne roule qu’au milieu des clameurs populaires. Ici c’est la colère qui n’a point envie de se montrer, et qui ne sent pas le besoin de se répandre au dehors pour se satisfaire. Chez nous c’est la fureur qui s’encourage elle-même par ses discours, et qui semble craindre d’expirer, si elle ne s’échauffe par des imprécations et des menaces. On a vu quelquefois les Turcs que j’appellerai, si vous le voulez, les révolutionnaires de la Barbarie, s’égorger entr’eux, piller, brûler tout un quartier, sans faire entendre une plainte, une menace, sans proférer une parole ; véritable phénomène qui étonnerait nos révolutionnaires civilisés. La capitale des Osmanlis n’entend jamais battre le rappel ni la générale au moment d’une sédition ou d’une émeute ; je n’ai pas besoin de vous dire qu’on n’y a jamais entendu le tocsin ni les cloches ; seulement quelques crieurs publics parcourent les rues, et proclament les intentions et les volontés du gouvernement ou de la multitude, au risque d’être étranglés par les mécontens ou les hommes du parti contraire. Pour faire une révolution à Paris, il vous faut des tribunes et des orateurs, des journaux, des pamphlets, des élections ; tout cela ferait trop, de bruit et serait du temps perdu chez les Turcs. Quelques habitans de Péra qui, dans la matinée du 16 juin, avaient braqué leurs lunettes d’approche sur le palais du grand-visir, crurent s’apercevoir qu’on jetait les meubles par les fenêtres ; on sut dès-lors qu’il y avait une révolution à Stamboul ; on put s’en assurer plus tard au bruit du canon qui retentissait vers la caserne des janissaires. Le lendemain on put en savoir davantage à la vue des maisons brûlées, aux têtes exposées au sérail, aux cadavres étendus dans, les rues ou jetés à la mer.

Il faut ajouter que tout cela se passe entre les Osmanlis ; les autres nations de Stamboul nevfont que regarder ; tout se fait au nom du Coran, et jamais le nom de liberté n’a été prononcé dans une sédition turque. On ne s’agite pas ici comme chez nous pour ce qu’on espère, pour ce qui n’est pas encore, mais pour ce qui fut autrefois, et qu’il s’agit pour les uns de modifier, pour les autres de conserver religieusement ; aussi le divan, dans la dernière révolution, fut-il obligé de revenir aux anciennes habitudes des camps, et de s’appuyer sur le vieux fanatisme pour combattre ceux qui l’accusaient d’introduire de profanes nouveautés ; il alla même jusqu’à se faire un moment nomade et barbare, afin de reprendre son ascendant sur une multitude aux yeux de laquelle les tribus errantes, et la loi du sabre sont encore le modèle des sociétés.

On pourrait examiner toutefois si les moyens qu’employa le gouvernement du sultan pour triompher, ne devaient pas l’arrêter plus tard, dans sa politique ; les souvenirs qu’ils rappelaient et qui ne réussissaient que trop dans l’esprit du peuple, ne devaient-ils pas contrarier ses projets de civilisation, et l’empêcher de suivre les exemples de l’Europe policée ? En appelant à son aide tous les préjugés religieux, ne se mettait-il pas a la discrétion des ennemis naturels d’une véritable réforme, et lorsqu’il échappait ainsi à la domination du peuple et des janissaires, n’avait-il pas à craindre de tomber entre les mains des Ulémas ? Telles sont les questions qui se présentent, lorsqu’on se rappelle la révolution du 16 juin, et qu’on voit ce qui se passe maintenant.