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Correspondance d’Orient, 1830-1831/042

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Correspondance d’Orient, 1830-1831
Ducollet (p. 282-292).

LETTRE XLII.

LA MONTAGNE DU GÉANT, LA VALLÉE OU L’ÉCHELLE DU GRAND-SEIGNEUR, LES EAUX DOUCES D’ASIE, LES DEUX CHÂTEAUX ANADOLI-BISSAR ET ROUMELI-HISSAR.

À M. M……
Thérapia, septembre 1830.

Depuis ma dernière lettre, j’ai traversé plusieurs fois le Bosphore pour aller visiter la rive asiatique. La première fois que je suis passé de l’autre côté du canal, j’ai pris dans mon caïque un pauvre musulman qui depuis long-temps souffrait de la fièvre, et qui, pour obtenir sa guérison, allait en pèlerinage au tombeau du Géant. Comme il me voyait fort pâle, il a demandé à mon interprète si j’allais aussi en pèlerinage au Grand-Sépulcre ; je lui ai fait répondre que j’étais un pèlerin comme lui ; je voulais commencer par-là mes tournées sur les rivages asiatiques.

La montagne du Géant (Youka-Daghi en langue turque), est la plus haute montagne du Bosphore. Toutefois, d’après le calcul de M. le comte Andréossy, sa hauteur n’est que de cent quatre-vingt-six mètres au-dessus du niveau de la mer. Pendant que vous étiez à Thérapia, vous pouviez voir cette montagne de la fenêtre de votre chambre. Je vous félicite d’avoir renoncé au projet que vous aviez de la visiter, car elle ne vous eût rien offert qui eût pu vous dédommager de la fatigue. Nous avons débarqué auprès des fours à chaux qui sont au bas de la montagne, et nous avons vu à notre gauche, un peu plus loin que les fours, une batterie qui fait face à la batterie de la rive d’Europe. Deux chemins conduisent au tombeau du Géant, l’un du côté de la mer, est un sentier tortueux qui s’allonge sur les flancs de la montagne à travers les chênes et les arbousiers ; l’autre, du côté de l’Échelle du Grand-Seigneur, est un chemin facile et bien tracé par où peuvent monter les arabats. Nous avons pris ce dernier chemin, quoique le plus long, parce qu’il semble avoir été fait tout exprès pour les malades.

Je ne vous dis rien de la vue magnifique qu’on découvre du haut de la montagne du Géant ; l’Euxin et et le Bosphore ; Stamboul, Scutari et la Propontide sont autant de spectacles que vous connaissez. Ce qu’on appelle le tombeau du Géant est une enceinte ou plutôt un parterre entouré de murs, et couvert d’arbustes et de fleurs ; des morceaux d’étoffes pendent aux rameaux des arbres en manière d’ex voto ; l’Osmanli qui était avec moi a suspendu aux branches d’un laurier quelques chiffons verts et blancs ; après avoir versé une légère aumône entre les mains d’un derviche qui a son habitation à côté du sépulcre, il a fait sa prière dans une petite mosquée construite auprès de l’ermitage ; il n’en faut pas davantage pour être miraculeusement guéri. Je ne sais pas au juste ce que les Turcs entendent par le tombeau du Géant ; mais je serais beaucoup porté à croire que ce géant n’est autre chose qu’un Santon qui aura été enseveli sur cette montagne. Quoi qu’il en soit, les traditions de l’antiquité se mêlent ici à la superstition des Turcs ; le sommet de ce mont fut appelé autrefois le lit d’Hercule, et c’est là qu’on a placé le tombeau du roi Amycus. Le derviche qui s’est fait le gardien de cette tombe inconnue, subsiste des offrandes de la piété sans s’inquiéter de savoir le véritable nom du personnage dont il protège la poussière. Placé si près du ciel et sur le chemin des vents et des Orages, le cénobite musulman est chargé, comme Élie sur le Carmel, d’annoncer, dans les temps de sécheresse, l’apparition des nuages, précurseurs de la pluie ; il tourne ses regards du côté des flots de l’Euxin, et quand il découvre un point noir au bord de l’horizon, Stamboul en reçoit aussitôt la bonne nouvelle. Cette poétique mission qui sans doute appartient à quelque coutume antique, me donne lieu de faire une observation qui peut-être vous paraîtra assez juste ; c’est que les Turcs si barbares à nos yeux ont conservé dans leurs usages et leurs lois une foule de traditions appartenant aux âges héroïques, aux temps glorieux ; nous les regardons comme les plus mortels ennemis des siècles poétiques, et si nous connaissions à fond leur législation et leurs habitudes, nous y retrouverions d’antiques souvenirs que l’histoire et les monumens des arts n’ont pu nous conserver.

Avez-vous visité cette délicieuse vallée qu’on appelle la Vallée ou l’Echelle du Grand-Seigneur ? Je ne me souviens pas d’avoir rien vu d’aussi frais, d’aussi charmant. C’est d’abord une grande étendue de gazon couverte de platanes, arrosée par une petite rivière qui s’enfuit vers la mer ; autour de cette verte plaine où fleurissent la marguerite, la violette, l’anémone et la tubéreuse, s’élèvent des coteaux couronnés de cyprès, de sapins et de chênes, dont le penchant présente de rians bosquets formés par les lauriers, les arbousiers et les jasmins ; là les rossignols chantent toujours, les tourterelles ne vont jamais chercher d’autres demeures, et chaque saison les retrouve sur la même colline avec leurs amours et leurs roucoulemens plaintifs. Quelques maisons sont éparses le long dés coteaux ; les Osmanlis qui habitent ces douces retraites peuvent se croire sur le chemin du paradis. On rencontre, çà et là dans les bois des tombes surmontées de turbans, entourées d’ifs et de cyprès ; sous ces froides pierres reposent des Musulmans qui pendant leur vie ont prié sur le gazon de la vallée ; ils ont fumé la pipe et savouré le nectar d’Arabie au pied de ces chênes et de ces noyers qui maintenant ombragent leurs sépulcres. Sur un monticule que baigne la rivière, au milieu des noyers et des platanes, s’élève la papeterie de Sélim III. Cet établissement n’a pu réussir malgré la protection du sultan Mahmoud et la religieuse vénération des Turcs pour le papier. Des fontaines en marbre blanc se montrent à différens intervalles sur les bords de la rivière ; elles ont été construites pour faciliter aux Musulmans les moyens de faire leurs pieuses ablutions ; elles servent aussi d’ornement au paysage, car aux yeux des Turcs il n’est point de beau paysage sans quelques fontaines En avançant du côté du Tchiflik de Tokat qui donne son nom à la rivière, on trouve des bassins aux bords desquels les saules inclinent leurs rameaux. Au fond de la vallée, à l’orient, les collines se rapprochent et présentent de plus rians tableaux. Je regrette de n’être point allé jusqu’au Tchiflik de Tokat ; j’en ai entendu parler comme d’un lieu ravissant.

Autrefois les sultans fréquentaient beaucoup cette vallée ; c’est là surtout qu’ils aimaient à étaler leur Magnificence. Les tentes d’azur se mêlaient à la verdure des bois ; les riches tapis d’Ispaham étaient étendus sur la pelouse, et ce luxe impérial, cette pompe asiatique mêlée à l’appareil d’un camp, représentaient à l’imagination tout le merveilleux des contes orientaux. Maintenant l’échelle du grand seigneur ne voit plus les nombreux esclaves du Sérail, la magnificence de la cour impériale. Mahmoud se rend dans la vallée en tarbouch et en redingote, accompagné seulement de quelques garde et de quelques favoris. Assis dans un kiosque, il encourage de ses regards les régimens qu’on dresse aux manœuvres européennes ; pour ma part j’aimerais mieux voir dans la vallée la pompe d’un camp impérial, la course des chevaux tartares, les jeux belliqueux du djerid. La réforme a gâté tout ce qu’il y avait de poétique à Stamboul et dans les habitudes musulmanes ; pour peu que cela continue, il n’y aura plus rien de curieux dans ce pays. Nous ne pouvons oublier que, d’après le témoignage des vieux chroniqueurs, l’armée de Louis VII resta campée plusieurs semaines dans cette vallée, où s’élevait alors une colonne dorée. Les changeurs de monnaie de la capitale s’y étaient transportés, et leurs boutiques, dont l’aspect avait ébloui les champions de la croix, furent livrées au pillage.

Ma dernière promenade m’a conduit aux eaux douces d’Asie et aux deux châteaux qui font face à
 cette vallée. J’ai descendu le canal sur un de ces 
caïques qui glissent et volent sur les flots comme 
des hirondelles, et mon bateau m’a laissé à peu de
 distance du village turc de Kandeli, bâti sur l’emplacement de Nicopolis. Le plus beau spectacle se
 montrait à mes yeux sur les deux rives du détroit.
 Au loin, devant moi, cette multitude de villages qui
 bordent le canal, paraissait comme une longue cité
 baignée par un grand fleuve. À droite et à gauche, 
 ce sont tantôt des kiosques entourés de verdure, 
des cafés, des cabanes, des masures au milieu des
 bois ; tantôt des, cimetières avec leurs blanches
 tombes et leur noirs cyprès, des saules, des platanes, des frênes et des noyers, qui s’étendent le
 long des eaux et couvrent d’ombre tout le rivage. 
Une chose à remarquer sur ces côtes, c’est la diversité des paysages ; chaque lieu, chaque site forme
 un tableau à part, chaque point se distingue par
 quelque chose qui lui est propre, et tous ces paysages qui semblent se détacher et qui apparaissent
comme chacun dans un cadre, font de ces deux
 rives une immense galerie, de tableaux charmans.

Ce qu’on appelle les eaux douces d’Asie (guiok-
sou, eaux bleues), ce sont deux vallées arrosées chacune par un ruisseau qui se jette dans le Bosphore ; les peupliers, les ormes, les, frênes, les cyprès et
 les sycomores croissent dans ces vallées. De ce
 côté-là, le rivage est fort élevé ; c’est un terrain montueux et couvert de bois, et les inégalités du terrain donnent de la variété aux tableaux. Les prairies des eaux douces sont aussi fréquentées que l’échelle du grand-seigneur ; des danses voluptueuses, quelques spectacles grossiers y attirent parfois le sultan. On remarque sur le rivage, près de Kandeli, un kiosque impérial et une belle fontaine en marbre blanc. D’autres kiosques et d’autres fontaines se trouvent dans les deux vallées ; beaucoup d’habitations musulmanes s’élèvent aux bords des eaux vertes ; partout des cafés offrent aux passans leurs nattes, leur ombrage et leur eau limpide. Les groupes de femmes, les jeux des enfans, les cavaliers qui passent, les Osmanlis qui fument ou qui prient, les costumes musulmans, grecs et juifs, mêlés ensemble à travers les paysages, forment autant de scènes qui animent ces lieux. Vous avez beaucoup de livres qui vous décrivent les eaux douces d’Asie, et je ne veux point répéter d’inutiles descriptions ; j’aime mieux jeter un coup-d’œil sur les deux châteaux voisins, dont l’histoire se mêle aux plus grandes révolutions humaines. Disons d’abord que c’est ici l’endroit où les rives d’Europe et d’Asie se rapprochent le plus. Au dire des anciens, on peut entendre sûr la côte d’Europe les oiseaux de l’Asie, et deux hommes, peuvent se parler d’un rivage à l’autre ; il y a là, sans doute, un peu d’exagération, ou bien il faut croire que les hommes et les oiseaux avaient, dans l’antiquité, la voix beaucoup plus forte qu’ils ne l’ont aujourd’hui. C’est dans ce lieu que Darius traversa le Bosphore avec son armée, et qu’il fit bâtir un pont comme Xerxès entre Sestos et Abydos ; c’est là aussi, sur la côte d’Europe, qu’aborda Xénophon avec les dix mille qu’il avait ramenés des bords de l’Euphrate ; il est probable que les Croisés, les Goths et les Sarrasins passèrent aussi par cet endroit du canal.

Le voyageur ne regarde qu’avec effroi le château de Roumeli-Hissar, appelé dans ces derniers temps la tour de l’Oubli, parce qu’on n’en sortait plus lorsqu’on y était une fois enfermé. Les chevaliers de Malte, tombés au pouvoir des Musulmans, furent les premiers hôtes de cette triste demeure. On y enferma, dans la suite, les janissaires dévoués au dernier supplice. Un coup de canon annonçait, du haut des tours, qu’une tête était tombée. Les deux forts sont maintenant en ruines ; celui d’Asie (Ana doli Hissar.), donne son nom à un village bâti à peu de distance de ses murs crénelés, et celui d’Europe, dominé par un cimetière pittoresque, semble n’être resté là que pour ajouter à la variété du paysage. Le château de la rive asiatique fut l’ouvrage de l’aïeul de Mahomet II ; le château d’Europe fut bâti par ce dernier, dans l’année même où il s’empara de Bysance. Quelques mois suffirent pour élever cette forteresse. Les grands de l’empire portèrent eux-mêmes les matériaux ; on démolit une église dédiée à saint Michel, pour en prendre, les
 pierres et les colonnes. On passa au fil de l’épée tous les Grées qui fesaient mine de résistance. Ce
 château, ainsi bâti aux portes de la capitale, était 
une véritable déclaration de guerre. Vainement, 
Constantin proposa de repousser les barbares ; il fut 
retenu par le sénat et le clergé, et personne ne 
voulut le suivre. Mahomet II avait appelé ce château Bash-Kesee (coupe tête).

Quand on étudie les événement humains, on y
 découvre souvent un caractère qui leur donne une
 certaine conformité. Ne pourrions-nous pas rapprocher ici deux grandes époques de décadence ou
 plutôt deux hommes qui résument à eux seuls leur
 époque, le dernier des Constantins et le sultan
 Mahmoud ? Quel plus beau spectacle dans l’histoire
 que celui de Constantin, armé seul pour son vieil
 empire, appelant en vain à son secours un peuple
 qui ne le comprenait point, et succombant enfin
 glorieusement sous les débris de sa capitale ! C’était
 peut-être la première fois dans le monde qu’un
 empire tombait avec un chef qui avait tout fait
 pour le conserver ou le défendre, car presque toujours les trônes ne se brisent que par la faute des rois.
 Mais il était réservé au dernier César de faire inutilement de grandes choses, sans doute pour qu’une 
page héroïque fût mêlée à cette honteuse histoire
 de la chute de Bysance, et qu’un dernier rayon de
 gloire planât sur les ruines de l’empire. Le trône du sultan Mahmoud est aussi vermoulu que l’était celui de Constantin. Ce grand colosse ottoman, après avoir foulé la terre, ne pèse pas plus qu’une ombre dans la balance des pouvoirs humains. Mahmoud, pour rajeunir son vieil empire, trouve presque les mêmes obstacles que Constantin pour sauver Bysance ; les Turcs ne comprennent pas plus les projets de réforme de leur sultan que les Grecs ne comprenaient le patriotisme de leur empereur. Le prince des croyans n’a point à se défendre contre des hordes étrangères, mais contre un reste de barbarie qui refuse de marcher avec lui dans les voies de la civilisation : les ulémas et les superstitions musulmanes ont remplacé sur les sept collines le clergé du Bas-Empire et la superstition grecque. Si des haines ou des ambitions nées au sein de l’empire, si les éventualités de la politique européenne venaient à menacer le trône des sultans, que deviendrait Mahmoud qui, pour toute défense, n’a plus que l’ancien prestige de sa race et ces murailles délabrées qui virent les derniers exploits de Constantin ?

P…