Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0155

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 1p. 365-368).

155. À LA MÊME.
Samedi [Croisset, 10 octobre 1846.]

Je viens d’écrire à notre ami Phidias relativement au buste. Les membres sont encore en vacances. S’ils pouvaient me faire le plaisir de se dépêcher de rentrer ! Il faut donc patienter. Je croyais que ce serait la semaine prochaine. À ce qu’il paraît que ce ne sera que pour l’autre, et encore ! Que le tonnerre de Dieu les écrase, ou plutôt les ramène !

J’ai été tantôt chez le secrétaire, qui prend vraiment cette affaire à cœur. Il est très obligeant, mais le pauvre garçon ne compose pas la commission à lui tout seul. Parmi les membres, il y a, comme on dit, de gros bonnets qu’il faut attendre.

Phidias se flatte quand il dit qu’il a fait une bassesse en demandant cet ouvrage. Il ne sera pas du tout fâché de le faire ; qu’en dis-tu ?

Je pense comme toi au sujet de l’institutrice ; ton hypothèse est naturelle. Il faudra que j’en arrache quelque chose et qu’il me fasse des aveux. Ça lui est plus commode : il l’a sous la main la nuit ; et le jour, elle élève son enfant. Je te plains d’avoir vu encore une fois M. Durasko que tu détestes. Cet enfant de l’héroïque Pologne (style du National) n’a ps pour moi non plus un grand attrait. Et quand on songe qu’un être comme ça a pu être aimé ! qu’il l’est peut-être !…

Ne te semble-t-il pas quelquefois, qu’il y a des vues si tristement grotesques, qu’on voudrait mourir pour n’en pas garder la mémoire ? chose étrange chez moi !

Est-ce un effet de l’original, est-ce un résultat de l’isolement de plus en plus grand au milieu duquel je vis ? Mais parfois, en regardant un homme, je me demande s’il est bien vrai que ce soit là mon semblable. Et quand je m’interroge, que je cherche entre lui et moi les points de ressemblance possibles, je trouve entre nous une différence plus grande que si nous habitions deux planètes séparées.

À l’heure qu’il sera quand tu recevras ma lettre, tu dois avoir vu Du Camp. Il arrive demain matin à Paris. Il trouvera ton mot, à moins qu’il n’ait retardé son départ de Bernay. Comment le trouves-tu ? Quel effet sa visite t’a-t-elle causé ? Franchement, j’aurais voulu être là ; je suis sûr que vous étiez aussi embarrassés l’un que l’autre.

Fuir, dis-tu ! Aller habiter Rhodes ou Smyrne. Ah ! ces rêves-là rendent malheureux. J’en ai trop fait, j’ai connu comme un autre des aspirations désordonnées de voyages lointains. J’ai voulu une mer bleue, un caïque avec ses caïkdjis, une tente au désert ; j’ai passé des jours entiers, au coin de mon feu, à faire la chasse au tigre, et j’entendais le bruit des bambous que cassaient les pieds de mon éléphant, qui hennissait (sic) de terreur en flairant les bêtes féroces. Avec toi, vivre là-bas ? Oui, mais est-ce qu’on oublie ? Notre nature est si misérable qu’arrivés là-bas nous voudrions être ici. J’ai vécu plusieurs années comblé de tous les éléments de bonheur possible, et je me trouvais l’homme le plus à plaindre du monde. Pourquoi ? Dieu le sait. J’ai un ami qui a vécu huit ans dans l’Inde. Il revenait de temps à autre en France. Quand il était à Calcutta, il passait sa journée couché à plat sur une carte de Paris, et rentré à Paris il se mourait d’ennui et regrettait Calcutta. L’homme est ainsi : il va alternativement du Midi au Nord et du Nord au Midi, du chaud au froid, se fatigue de l’un, demande l’autre et regrette le premier.

Je te remercie, ma pauvre bonne, de ton offre de café ; il me serait tout à fait inutile. Tu m’aimes tant que tu voudrais me nourrir et me vêtir ! Que je t’aime de toutes ces idées drôles et si naturelles pourtant ! Tu me combles de prévenances, de soins. Il n’y a que les femmes pour tout cela, et eut-être parmi les femmes il n’y a que toi. Tiens, j’ai maintenant une envie démesurée d’embrasser ta figure, et tes yeux qui me regardent avec tant d’amour.

Mais, pour en revenir au café, j’en ai pris autrefois pour toute ma vie. Pendant que j’habitais à Paris, c’était une espèce de rage. J’en buvais bien la valeur d’une grande carafe par jour. L’excès m’a toujours attiré, quel qu’il soit. Maintenant, je n’en prends plus du tout et d’aucune façon ; il y a bientôt trois ans que je n’en ai goûté une cuillerée. Dispose donc de ma portion pour quelque autre ; si dans quelque temps tu es contente de Du Camp, donne-la-lui.

Parle-moi de ton drame. C’est moi qui viendrai à la première représentation ! Comme le cœur me battra au lever du rideau ! Oui, je serai là pour te consoler du public s’il t’outrage, ma pauvre chère aimée, ou pour te serrer dans mes bras, toute triomphante, s’il t’applaudit. As-tu déjà pensé à cela ? Moi, j’y rêve depuis longtemps. Oui, déjà un mois ; depuis Mantes, un mois, et il me semble qu’il y a un an. Chacun de nous a dans le cœur un calendrier particulier d’après lequel il mesure le temps ; il y a des minutes qui sont des années, des jours qui marquent comme des siècles […]. Je ne me guinde pas vers un faux idéal de stoïcisme, mais, comme Panurge fuyait les loups « lesquels il craignait naturellement », j’évite les occasions de souffrance et les attractions dangereuses, d’où l’on ne revient plus. Adieu, cher amour. Mille tendresses pour ton cœur, mille baisers sur ton corps.