Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 1/0156
Eh bien, Du Camp, qu’est-ce que nous en disons ? T’a-t-il convenu ? Avez-vous bien parlé de moi ? Êtes-vous convenus de vos arrangements ? J’attends de toi tout à l’heure une bonne et longue lettre moins boudeuse que la précédente, où tu me racontes tout cela. Je suis sûr que s’il est arrivé dimanche matin à Paris, il se sera rendu dimanche soir à ton invitation. Pourquoi donc me fais-tu toujours des reproches et incessamment, ma chérie ? Qu’est-ce que je t’ai donc fait pour que tu pleures toujours ?
Quand je suis auprès de toi, je peux, d’une caresse, effacer tes larmes ; mais à trente lieues de distance, le baiser que je t’envoie se glace dans l’air, et tu ne l’aperçois pas sur mes lettres quand il arrive.
Depuis trois jours il pleut sans relâche, le ciel est tout gris, les chemins bourbeux, les feuilles s’envolent au vent ; voilà l’hiver, c’est le temps des longs après-midi silencieux et des grands soirs passés au coin de la cheminée. Mais qu’il est vide mon pauvre foyer jadis si plein ! On sent mieux que dans l’été, maintenant, les places qui n’y sont pas remplies. Depuis trois jours, quoique je travaille beaucoup, environ 10 heures par jour de suite, je suis d’une tristesse que rien n’égale. J’ai dans l’âme des coliques d’amertume à en mourir. Je ne le dis à personne parce que je n’ai personne à qui le dire. Les autres sont pires que moi, et d’ailleurs je n’ai pas l’habitude de montrer mes larmes aux autres. Je trouve cela sot et indécent comme de gratter son cautère en société. Je m’ennuie. J’avais compté aller ces jours-ci à Paris, y passer au moins une bonne semaine, me retremper dans ton amour et y prendre assez de soleil pour me réchauffer pendant mon hiver. J’attends donc avec impatience et je me tourmente.
Tu m’as dit dernièrement que tu avais été voir Don Gusman. J’en connais l’auteur[1] ; c’est un ex-ami de Du Camp qui l’a mis un jour à la porte de chez lui, parce qu’il trouvait qu’il n’y a rien de bien beau à avoir fait le Misanthrope. C’est un homme d’esprit vulgaire, la pire espèce de toutes pour les arts, où ce qu’on appelle l’esprit ne sert pas beaucoup. Hier soir j’ai lu du La Bruyère en me couchant. Il est bon de se retremper de temps à autre dans ces grands styles-là. Comme c’est écrit ! Quelles phrases ! Quel relief et quels nerfs ! Nous n’avons plus l’idée de tout ça, nous autres. On lit même ces bouquins-là une fois ; puis tout est dit. On devrait les savoir par cœur. Il y a une chose que tu ferais bien, dans laquelle tu réussirais, j’en suis sûr — après ton drame, il faudra t’en occuper — c’est d’écrire un grand roman tout simple mêlé d’ironie et de sentiment, c’est-à-dire vrai. En laissant aller ton esprit de lui-même, tu réussiras à exécuter une bonne œuvre. Une fois le plan bien mûri, il faut s’y mettre et
........ d’une aile forte
Laisser la plume aller où la verve l’emporte.
comme dit ce vieux Régnier. Nous recauserons de tout ça. Qu’il me semble qu’il y a longtemps que je n’ai vu ton pauvre petit boudoir où tu travailles ! Je me figure t’y voir, chère amie, triste, rêveuse, penchée sur ton guéridon et songeant à moi. Comme les étincelles du feu font songer ! n’est-ce pas ? Je voudrais savoir le costume de chambre que tu as l’hiver chez toi. Si tu me laissais faire, c’est moi qui t’arrangerais une belle robe de chambre !
Les ceintures sont arrivées. Veux-tu que je dise à Du Camp de t’en envoyer une, ou m’attendre pour que je te la donne moi-même ? Adieu, mon pauvre amour, mille doux baisers. Quel bonheur ce serait maintenant d’être seuls ! seuls dans une bonne chambre bien close, rideaux tirés, porte fermée au verrou, d’avoir un feu flambant, et d’être dans le lit, côte à côte, l’un contre l’autre, de nous étreindre, de nous sentir, les cuisses entrelacées, les bras passés autour de la taille, bouche sur bouche et poitrine contre poitrine…
Encore adieu, à toi mon cœur.
- ↑ Adrien de Courcelle.