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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0260

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Louis Conard (Volume 2p. 212-216).

260. À SA MÈRE.
6 lieues avant Beni-Souëf, 24 juin 1850.

Quand je t’ai envoyé ma dernière lettre, de Siout, chère pauvre vieille, je croyais bien qu’à la date présente nous serions au Caire depuis plusieurs jours. Mais je comptais sans le vent ; il nous a été constamment défavorable. Depuis quinze jours nous avons fait soixante lieues ; il y a des journées où nous faisons un quart de lieue, et en se donnant un mal de chien. Comme le Nil est maintenant à son plus bas, nous engravons souvent, ce qui n’accélère pas notre voyage. Bref, désespérant d’arriver au Caire avant une huitaine au moins (de Beni-Souëf au Caire il y a 25 lieues juste) et ayant peur que tu ne passes par-dessus un courrier sans avoir de lettres, à tout hasard je vais envoyer celle-ci au Caire dès que nous aurons touché Beni-Souëf. Mais j’ai bien peur que la malle des Indes ne soit déjà arrivée et le courrier de la fin juin parti. En conséquence, ça te fera un mois sans avoir de mes nouvelles. Pauvre mère, je fais tout ce que je peux pour que tu en reçoives le plus souvent possible. Mais je ne commande ni au vent, ni aux bateaux, ni à la poste, ni à la bonne volonté des gens par lesquels passent mes lettres. En Syrie, il est probable qu’il y aura dans ma correspondance de grandes irrégularités ; je t’en préviens d’avance. Fais-toi à cette idée. C’est beaucoup plus mal administré que l’Égypte qui se sent un peu de l’influence de Méhémet-Ali, quoique tout aille en se détraquant et redevenant Turc de plus belle.

Nos matelots sont maigris de fatigue ; notre raïs est jaune d’impatience. Joseph désire être arrivé pour envoyer de l’argent à sa femme et Sassetti crève d’envie d’être de retour au Caire, sans savoir pourquoi et par esprit d’imitation. Quant à Maxime et moi, nous ne nous sommes jamais ennuyés à bord, quoique nous n’ayons plus rien à faire ni à voir. Nous avons des livres et nous ne lisons pas. Nous n’écrivons rien non plus. Nous passons à peu près tout notre temps à faire les scheiks, c’est-à-dire les vieux. Le scheik est le vieux monsieur inepte, rentier, considéré, très établi, hors d’âge et nous faisant des questions sur notre voyage, dans le goût de celles-ci :

— Et dans les villes où vous passiez, y a-t-il un peu de société ? Aviez-vous quelque cercle où on lise les journaux ?

— Le mouvement des chemins de fer se fait-il sentir un peu ? Y a-t-il quelque grande ligne ?

— Et les doctrines socialistes, Dieu merci, j’espère, n’ont pas encore pénétré dans ces parages ?

— Y a-t-il au moins du bon vin ? Avez-vous quelques crus célèbres ? etc., etc.

— Les dames sont-elles aimables ?

— Y a-t-il au moins quelques beaux cafés ? Les dames de comptoir affichent-elles un luxe somptueux ?

Tout cela d’une voix tremblée et d’un air imbécile. Du scheik simple nous sommes arrivés au scheik double, c’est-à-dire au dialogue. Alors, dialogues sur tout ce qui se passe dans le monde et avec de bonnes opinions encroûtées. Puis le scheik a vieilli et est devenu le vieux tremblotant, cousu d’infirmités, et parlant sans cesse de ses repas et de ses digestions. Ici, il s’est développé chez Maxime un grand talent de mimique. Il a un neveu qui est substitut, une bonne qui s’appelle Marianne, etc. Il s’appelle père Étienne. Moi il m’appelle Quarafon ; le nom de Quarafon est sublime ! Nous nous promenons en nous soutenant réciproquement et en bavachant. Il me dit cent fois par jour d’écrire à son neveu le substitut, pour lui dire de venir parce qu’il ne se sent pas bien et, comme nous sommes excédés de poulet, toutes les fois que je me plains, il me dit : « Allons, Quarafon, consolez-vous, vous aurez pour dîner un bon poulet ; j’ai dit à Marianne de vous en faire un. » Le soir, pour nous coucher, ça dure une demi-heure. Nous beuglons en geignant et en nous retournant pesamment comme des gens abimés de rhumatismes. « Al-lons-bon-soir-mon-a-mi, bonsoir ! » Il y a quelques jours je commençais à dormir quand j’ai senti un poids qui me pesait sur le dos. C’était le père Étienne qui venait coucher avec moi, parce qu’il avait peur tout seul dans son lit. Quelquefois aussi, il y a des disputes aigres où le père Étienne abuse de la supériorité de son âge et où Quarafon déclare qu’il prendra la diligence la semaine prochaine.

Je t’envoie toutes ces bêtises, chère mère, parce que c’est toi. Je sais que tout ce qui t’initie un peu à notre vie intérieure te fait plaisir. Tu vois que nous passons le temps assez gaiement et que nous avons beau changer de pays, nous ne changeons pas d’humeur. N’importe, ça ne me fera pas de peine non plus d’être arrivé au Caire pour avoir de tes lettres. J’ai reçu les dernières à Keneh le 17 mai, il y a bientôt six semaines.

Nous avons été accueillis à Siout par le médecin[1] du lieu, un Français, et accueillis d’une façon remarquable. Pendant deux jours, nous nous sommes empiffrés chez cet excellent garçon ; ça nous a remis le torse en état et délassés un moment du poulet, du riz et du pain moisi. On rencontre ainsi de braves gens auxquels on n’est nullement recommandé et qui sont enchantés de vous recevoir. Cela tient à l’ennui où ils vivent, à la disette de nouvelles, et au regret du pays dont on leur apporte quelque chose.

Nous avons vu, près de Manfalout, les grottes de Samoun[2]. C’est un cimetière souterrain où il faut ramper pendant trois quarts d’heure sur la poitrine et sur le ventre. Cette expédition est aussi éreintante que curieuse. On en sort exténué. Tout suinte le bitume des embaumements ; la poussière des momies vous prend à la gorge et vous fait tousser, les chauves-souris voltigent autour de votre lanterne. C’est une jolie promenade à faire avec une dame. Nous en avons rapporté des momies de crocodiles, des pieds et des mains humaines dorées, choses à appendre dans nos locaux. L’entassement qu’il y a là est inouï. C’est une des choses les plus singulières que l’on puisse voir. Si on y allait tout seul, je crois qu’on serait pris de panique. Maxime a tué hier trois pélicans d’une seule balle. Leurs têtes sont à sécher au gouvernail. La collection de pattes d’oiseaux s’augmente. Il y a quelques jours, on nous a apporté tout vivant un énorme lézard du Nil qui ressemblait à un petit crocodile, que nous avons immédiatement tué et dépiauté. Pour 60 paras (7 sous ½) j’ai acheté une belle carapace de tortue.

Dans quelques jours va finir notre voyage sur le Nil. Nous quitterons, je suis sûr, notre pauvre cange avec tristesse. Mais la pensée que je me rapproche de toi, mère chérie, efface tout regret du temps qui s’écoule.

Quoique je n’aime guère les sentimentalités de cheveux, de fleurs et de médaillons, pour ne pas faire l’homme fort, je t’envoie une fleur de coton que j’ai cueillie hier à Fechnah[3] à ton intention.


  1. Dr Cuny.
  2. La grotte des crocodiles, près de Ma’abdeh.
  3. Fechn.