Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0261

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Louis Conard (Volume 2p. 216-220).

261. À LOUIS BOUILHET.
Le Caire, 27 juin 1850.

Nous voilà revenus au Caire. Je n’ai que cela de nouveau à te dire, cher et bon vieux, car depuis ma dernière lettre il n’y a rien d’intéressant à te narrer sur notre voyage. Dans quelques jours, nous partons pour Alexandrie et à la fin du mois prochain, si d’ici là ne surgit quelque obstacle, nous ne serons pas loin de Jérusalem.

J’ai quitté notre pauvre barque avec une mélancolie navrante. Rentré à l’hôtel au Caire, j’avais la tête bruissante comme après un long voyage en diligence. La ville m’a semblé vide et silencieuse, quoiqu’elle fût pleine de monde et agitée. La première nuit de mon arrivée ici, j’ai entendu tout le temps ce bruit doux des avirons dans l’eau, qui depuis trois grands mois cadençait nos longues journées rêveuses.

Bizarre phénomène psychologique, Monsieur ! Revenu au Caire (et après avoir lu ta bonne lettre), je me suis senti éclater d’intensité intellectuelle. La marmite s’est mise à bouillir tout à coup, j’ai éprouvé des besoins d’écrire cuisants. J’étais monté. Tu me parles du plaisir que te font mes lettres ; j’y crois sans peine, à la joie que les tiennes me causent. Je les lis ordinairement trois fois de suite, je m’en bourre. Ce que tu me dis sur tes visites à Croisset m’a remué le ventre. Je me suis senti toi. Merci, cher vieux, des visites que tu fais à ma mère. Merci, merci. Elle n’a que toi à qui parler de moi dans ses idées, et que toi qui me connaisse, après tout. Cela se flaire par le cœur. Mais ne te crois pas obligé à dépenser à Croisset tous tes dimanches, pauvre vieux. Ne t’ennuie pas par dévouement. Quant à elle, je crois qu’elle paierait bien tes visites cent francs le cachet. Il serait gars de lui en faire la proposition. Vois-tu le mémoire que fourbirait le « Garçon » en cette occasion : « Tant pour la société d’un homme comme moi. Frais extraordinaires : avoir dit un mot spirituel, avoir été charmant et plein de bon ton, etc. »

Tu t’ennuies ! T’ennuieras-tu moins quand je serai revenu ? Qui sait ? L’âge des tristesses continues nous arrive. Au moins nous nous embêterons ensemble.

Un plan de conte chinois me paraît fort comme idée générale. Peux-tu m’envoyer le scénario ? Quand tu auras comme couleur locale tes jalons principaux, laisse là les livres et mets-toi à la composition ; ne nous perdons pas dans l’archéologie, tendance générale et funeste, je crois, de la génération qui vient. La résolution de Mulot est belle et m’a énormément fait de plaisir comme moralité artistique ; mais est-elle aussi intelligente et sympathique qu’elle est consciencieuse ? Un maître eût été causer avec un prévôt pendant vingt minutes ou huit jours, aurait compris et se serait mis à la besogne. Et le temps perdu ! Misérables que nous sommes, nous avons, je crois, beaucoup de goût parce que nous sommes profondément historiques, que nous admettons tout et nous plaçons au point de vue de la chose pour la juger. Mais avons-nous autant d’innéité que de compréhensivité ? Une originalité féroce est-elle compatible même avec tant de largeur ? Voilà mon doute sur l’esprit artistique de l’époque, c’est-à-dire du peu d’artistes qu’il y a. Du moins, si nous ne faisons rien de bon, aurons-nous, peut-être, préparé et amené une génération qui aura l’audace (je cherche un autre mot) de nos pères avec notre éclectisme à nous. Ça m’étonnerait : le monde va devenir bougrement bête. D’ici à longtemps ce sera bien ennuyeux. Nous faisons bien de vivre maintenant. Tu ne croirais pas que nous causons beaucoup de l’avenir de la société. Il est pour moi presque certain qu’elle sera, dans un temps plus ou moins éloigné, régie comme un collège. Les pions feront la loi. Tout sera en uniforme. L’humanité ne fera plus de barbarismes dans son thème insipide ; mais quel foutu style, quelle absence de tournure, de rythme et d’élan ! Ô Magniers de l’avenir, où seront vos enthousiasmes ?

Qu’importe, le bon Dieu sera toujours là après tout ! Espérons qu’il sera toujours le plus fort et que ce vieux soldat ne périra point. Hier soir (ou hier au soir) j’ai relu l’engueulade de Paulus à Vénus[1] et ce matin j’ai soutenu comme à dix-huit ans la doctrine de l’Art pour l’Art contre un utilitaire (homme fort du reste) ; je résiste au torrent. Nous entraînera-t-il ? Non, cassons-nous plutôt la gueule avec le pied de nos tables. Soyons forts, soyons beaux, essuyons sur l’herbe la poussière qui salit nos brodequins d’or, ou ne l’essuyons même pas. Pourvu qu’il y ait de l’or en dessous, qu’importe la poussière en dessus ! J’ai lu (toujours à propos de cette vieille bougresse de littérature à laquelle il faut tâcher d’ingurgiter du mercure et des pilules), j’ai lu la critique de Vacquerie sur Gabrielle[2]. C’est bon, très bon même. Ça m’a fort estonné, il l’a bien empoigné par son faible ; j’en ai été content.

Je viens de passer une partie de ma nuit à lire un roman de Scribe, la Maîtresse anonyme. C’est complet. Procure-toi cette œuvre ; l’immondicité ne va pas plus loin, rien n’y manque. Ô public ! public ! Il y a des moments où, quand j’y songe, j’éprouve pour lui de ces haines immenses et impuissantes, comme lorsque Marie-Antoinette a vu envahir les Tuileries. Mais causons d’autre chose.

La pièce à propos du volume de Musset est bonne, insolente, troussée, un peu longue seulement, surtout (et rien que là) vers la fin. Si tu pouvais la condenser un peu (chose facile à toi qui n’es pas un prime-sautier), ce serait parfait. Mais quelque chose de bien beau, cher vieux, c’est la pièce À un monsieur[3] ; c’est fort. Ce n’est pas pour te dire une malhonnêteté, comme on m’en a dit toute ma vie, sur ma figure, en me trouvant des ressemblances avec tout le monde, mais c’est étrange comme ça m’a rappelé Alfred. Ne trouves-tu pas ?


  1. Dans Melaenis.
  2. Par Émile Augier.
  3. À un jeune homme, dans Festons et Astragales.