Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0278

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Louis Conard (Volume 2p. 287-293).

278. À SA MÈRE.
Patras, 9 février 1851.

Nous voilà arrivés au terme de notre voyage, chère vieille mère. Dans quatre jours nous nous embarquons pour Brindisi. Là, nous rentrons dans les conditions du tourisme ordinaire. C’est fini quant au vrai voyage. Nous nous ennuyons ici à crever. Patras est un exécrable séjour. La gargote où nous sommes {les autres qui, dit-on, ne valent pas mieux, sont pleines) est atroce. Arrivant jeudi dernier à 10 heures, nous avons eu bien du mal à avoir de quoi manger, et François, notre drogman, a couché, tout trempé qu’il était, sur les marches de l’escalier où, sans mon paletot, il serait crevé de froid. Du reste nous allons bien sous le rapport sanitaire, et le voyage du Péloponèse, qui en cette saison est assez pénible, ne nous a pas fatigués. Il est vrai de dire que je nous crois solides. « Je sons capables », comme disait Joseph, de faire 30 lieues au trot et de recommencer le lendemain.

C’est donc à la fin du mois prochain, pauvre mère tant aimée, que nous nous reverrons. Nous allons compter non plus maintenant par mois, mais par semaines et jours. J’ai peur que tu n’aies froid dans ton voyage. Prends-y bien garde. Crois-en mon expérience et ne te fie nullement à la chaleur des pays chauds. Fais-moi le plaisir, je te le demande en grâce, de te faire faire des ceintures de flanelle. Emporte une chancelière pour tes pieds. Tu gèleras dans la diligence de Paris à Marseille, c’est certain. Munis-toi bien de vêtements chauds, manchon, manteau, etc. Si tu étais raisonnable, tu te ferais cadeau d’une petite pelisse en fourrure. Songe qu’à bord des bateaux à vapeur il n’y a pas de feu. À la fin de mars la saison sera encore fraîche. Crois-moi, bonne vieille mère, je n’exagère rien. Suis mes conseils. La santé en voyage n’est qu’au prix de tous ces soins.

Nous sommes dans un piteux état. Nous n’avons plus de talons à nos chaussettes ; nos chemises sont en lambeaux et nos bottes rapiécées. Avec ma barbe et ma peau de bique raccommodée avec des queues de renard, j’épouvantais les populations du Péloponèse. Je la couperai à Naples, ma splendide barbe qui m’a tour à tour fait prendre pour un pacha et pour un bandit. Tu me reverras comme jadis, menton rasé. Le Péloponèse m’a reculotté la peau. J’ai sur la figure, jusqu’au milieu du front, une plaque de réglisse comme les vieux matelots. Mes cheveux repoussent un peu ; mais d’ici à deux ans j’aurai la calotte complète. Je crois que je suis engraissé.

Tout ce que tu me dis sur l’oubli des absents ne m’étonne nullement. Tel est le commun des âmes. La banalité de la vie est à faire vomir de tristesse, quand on la considère de près. Les serments, les larmes, les désespoirs, tout cela coule comme une poignée de sable dans la main. Attendez, serrez un peu, il n’y aura tout à l’heure plus rien du tout. Et puis c’est si ennuyeux de jouer toujours le même rôle, et le public nous en tient si peu compte ! Il est si lassant de porter toujours le même sentiment ! On a besoin de changement, de distractions. C’est là le grand mal. Le cœur, comme l’estomac, veut des nourritures variées. Et d’ailleurs le commun, le chétif, le bête, le mesquin n’ont-ils pas des attractions irrésistibles ? Pourquoi tant de maris couchent-ils avec leur cuisinière ? Pourquoi la France a-t-elle voulu Louis XVIII après Napoléon ? Ce qu’il y a de plus triste là dedans, c’est de s’apercevoir un jour de l’écroulement d’une ancienne amitié. Grâce à de vieilles sympathies, on avait foi en une communauté sentimentale qui n’existe plus. On se disait : Quand j’en aurai besoin, elle me viendra en aide. On l’appelle ; l’oreille amie n’entend même plus votre langue. D’un homme à un autre homme, d’une femme à une autre femme, d’un cœur à un autre cœur, quels abîmes ! La distance d’un continent à l’autre n’est rien à côté.

Est-ce que j’ai besoin que vous vous jetiez à l’eau si j’y tombe ? ou que vous me défendiez contre des assassins ? Je sais nager, et l’on n’assassine plus. Ce n’est pas de sacrifices que le cœur a faim, mais de confidences. Je vous demande à aimer comme j’aime, à pleurer comme je pleure et pour les mêmes choses, à sentir comme je sens, voilà tout. Il n’y a rien de plus inutile que ces amitiés héroïques qui demandent des circonstances pour se prouver. Le difficile, c’est de trouver quelqu’un qui ne vous agace pas les nerfs dans toutes les occurrences de la vie.

Ne trouves-tu pas, chère vieille, que je deviens diablement moraliste en voyage ? J’ai beaucoup pratiqué l’humanité depuis dix-huit mois. Voyager développe le mépris qu’on a pour elle. Depuis celui qui vous demande du poison pour expédier son papa, jusqu’à la mère qui vous vend sa fille, on en voit de toutes couleurs. Je n’aurais jamais soupçonné ce côté au voyage. On se dérange pour voir des ruines et des arbres : mais entre la ruine et l’arbre c’est tout autre chose que l’on rencontre ; et de tout cela, paysages et canailleries, résulte en vous une pitié tranquille et indifférente, sérénité rêveuse qui promène son regard sans l’attacher sur rien (parce que tout vous est égal et qu’on se sent aimer autant les bêtes que les hommes, et les galets de la mer autant que les maisons des villes). Pleine de couchers de soleil, de bruits de flots et de feuillages et de senteurs de bois et de troupeaux, avec des souvenirs de figures humaines dans toutes les postures et les grimaces du monde, l’âme recueillie sur elle-même sourit silencieusement en sa digestion, comme une bayadère engourdie d’opium.

L’égoïsme aussi se développe raide, à force de voir tant de gens qui vous sont aussi étrangers que le bouquet de lentisques du bord de la route. On ne pense qu’à soi, on ne s’intéresse qu’à soi et l’on donnerait la vie d’un régiment pour s’épargner un rhume. Il y a un proverbe oriental qui dit : « Méfie-toi du hadji (pèlerin). » Ce proverbe est bon. À force d’être hadji, on devient un gredin, à ce que je crois du moins.

Une des plus jolies choses que j’ai vues en Grèce, ce sont les musiciens ambulants. Souvent vous rencontrez dans les villages deux hommes qui vont ensemble. Ils sont couverts de grands manteaux de grosse laine blanche. Les chiens hurlent après eux d’une façon formidable et les poursuivent jusqu’à ce qu’ils se soient réfugiés sous le hangar d’une maison. Coiffés d’une sorte de petit turban noir très large, dont les deux bouts leur pendent sur les oreilles (l’un d’eux repasse sous le menton comme dans les chaperons du moyen Âge), vêtus de guenilles, chaussés de sandales de toile, le plus grand souffle dans une vessie et le plus jeune porte au flanc un grand bissac. Après qu’ils ont fait leur collecte, ils s’en vont et les chiens se remettent à aboyer. J’en ai vu qui étaient noirs de boue et de crasse ; et là-dessous des figures charmantes, avec des airs de prince ou de galérien.

D’Athènes à Sparte nous avons eu de la pluie ; de Sparte ici, des torrents et des rivières à passer. Nous les passions à cheval ; quelquefois, le fleuve n’ayant plus de gué, notre cheval y nageait et nous avions de l’eau jusqu’au haut des cuisses. Quant au bagage, on le déchargeait complètement ; nos hommes se mettaient à l’eau et le transbordaient sur leur dos. Le soir nous couchions dans des écuries avec les Ânes et les chevaux, enveloppés de nos pelisses, autour d’un grand feu dont la fumée vernissait en noir les poutres du plafond. D’autres fois c’était dans une maison, chez quelque papas grec. La pièce commune, où couchait toute la famille et nous-mêmes, était pleine d’outres de vin, de tas de blé, de fromages secs, d’oignons enfilés à des cordes, etc. Dans un coin, une femme berçait un enfant dans un tronc d’arbre creusé. Ces sortes d’auges servent à la fois de berceau, de pétrin et de vase à faire la lessive. Juge de la quantité de puces qu’il devait y avoir dans de semblables gîtes !

Nous avons eu du beau temps à partir de Sparte. La Messénie est une belle chose, mais rien n’égale la route de Mégare à Corinthe. Le paysage de Sparte est des plus étranges et ne s’efface pas de la tête une fois qu’on l’a vu. Il n’y a pas une seule route en Grèce, pays bien plus sauvage et mille fois plus inconfortable que toutes les Turquies et toutes les Syries. Mais ce qui vaudrait à lui seul tout le voyage, c’est l’Acropole d’Athènes.

À Athènes, nous avons fait une visite À Canaris. Je lui ai promis de lui envoyer les poésies d’Hugo qui le concernent. Il ne savait seulement pas que Hugo existât ! Ô vanité de la gloire.

François, notre drogman, est un ancien renégat fait prisonnier par les Turcs dans la guerre d’indépendance. Chemin faisant il nous contait de bonnes histoires de guerre et d’évasion. Nous avons été contents de ce garçon. Je pioche maintenant à faire le derviche hurleur. François, à cheval, me donne des leçons. Maxime en est assommé ; je ne continue pas moins. Un soir, littéralement, j’en avais la poitrine défoncée et, dans la maison où nous couchions, tout le monde était venu à la porte pour voir ce qu’il y avait. Le scheik continue toujours, c’est une forte création que le temps n’entame pas.

Les kiques d’ici sont à côté, ou mieux, au milieu d’un poulailler qui occupe une chambre. On est obligé de se battre avec les dindes pour arriver jusqu’à la lunette. Quelle lunette ! Je crois que le maître de l’hôtel engraisse les volailles avec de la merde ; la cuisine semble l’indiquer.

Nous avons été hier pour prendre un bain turc. On nous a dit qu’on ne chauffait les bains qu’après le carnaval. Cela te donne la mesure de Patras. Tout est à l’avenant. Comme douceur orientale, le bain turc est une chose que je regretterai. Rien ne délasse et ne nettoie comme ça.