Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0279

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Louis Conard (Volume 2p. 293-299).

279. À LOUIS BOUILHET.
Patras, 10 février 1851.

Merci, bon vieux solide, des deux pièces grecques. Il y avait longtemps que je n’avais reçu quelque chose d’aussi crâne de ta seigneurie. Celle du « Vesper[1] » nous a enthousiasmés avec toutes sortes de « th ». Je la trouve irréprochable, si ce n’est peut-être « pâtre nocturne ». La coupe :

Toi, tu souris d’espoir derrière les coteaux,
Vesper


est bien heureuse, la seconde strophe surtout.

L’idylle[2] est bonne aussi, quoique de qualité inférieure comme nature essentielle. J’aime ces vers :

L’atelier des sculpteurs est plein de cette histoire…
Sa gorge humide encor de l’écume des eaux…
Phébé qui hait l’hymen et qu’on croit vierge encore…
Ses pieds nus en silence effleuraient la bruyère…

Le jeune Endymion qu’a surpris le soleil


me paraît très profondément grec. En résumé, voilà deux bonnes pièces, la première surtout. Ta pièce au « Vesper » est peut-être une des choses les plus profondément poétiques que tu aies faites. C’est là la poésie comme je l’aime, tranquille et brute comme la nature, sans une seule idée forte et où chaque vers vous ouvre des horizons à faire rêver tout un jour, comme :

Les grands bœufs sont couchés sur les larges pelouses.

Oui, vieux, je ne sais trop t’exprimer ma satisfaction.

Au lieu des tartines que tu m’as envoyées à propos des splendides vignettes de tes pages, j’aurais autant aimé que tu me parlasses de toi. Que deviens-tu ? Que fais-tu ? matériellement, s’entend. Quid de Venere ? Il y a longtemps que tu ne m’as conté tes fredaines de jeune homme. Quant à moi, mes cheveux s’en vont. Tu me reverras avec la calotte ; j’aurai la calvitie de l’homme de bureau, celle du notaire usé, tout ce qu’il y a de plus bête en fait de sénilité précoce. J’en suis attristé (sic). Maxime se moque de moi ; il peut avoir raison. C’est un sentiment féminin, indigne d’un homme et d’un républicain, je le sais. Mais j’éprouve par là le premier symptôme d’une décadence qui m’humilie et que je sens bien. Je grossis, je deviens bedaine et commence à faire vomir. Peut-être que bientôt je vais regretter ma jeunesse et, comme la grand’mère de Béranger, le temps perdu. Où es-tu, chevelure plantureuse de mes dix-huit ans, qui me tombais sur les épaules avec tant d’espérances et d’orgueil !

Oui, je vieillis ; il me semble que je ne peux plus rien faire de bon. J’ai peur de tout en fait de style. Que vais-je écrire à mon retour ? Voilà ce que je me demande sans cesse. J’ai beaucoup songé à ma Nuit de Don Juan, à cheval, ces jours-ci. Mais ça me semble bien commun et bien rabâché ; c’est retomber dans l’éternelle histoire de la religieuse. Pour soutenir le sujet il faudrait un style démesurément fort, sans faiblir d’une ligne. Ajoute à tout cela qu’il pleut, que nous sommes dans une sale gargote à attendre encore plusieurs jours le bateau à vapeur, que mon voyage est fini et que ça m’attriste. Je voudrais retourner en Égypte. Je ne cesse de penser aux Indes. Quel sot imbécile que l’homme, et moi en particulier !

Même après l’Orient, la Grèce est belle. J’ai profondément joui au Parthénon. Ça vaut le gothique, on a beau dire, et je crois surtout que c’est plus difficile à comprendre.

Nous avons eu généralement mauvais temps depuis Athènes jusqu’ici. Nous passions les rivières à gué ; souvent nous avions de l’eau jusqu’au derrière, et nos chevaux nageaient sous nous. Le soir nous couchions dans des écuries, autour d’un feu de branches humides, pêle-mêle avec les chevaux et les hommes. Le jour, nous ne rencontrions que des troupeaux de moutons et de chèvres, et les bergers qui les gardaient avaient à la main de grands bâtons recourbés comme des crosses d’évêque. Des chiens au museau noir se ruaient sur nous en aboyant et venaient mordre nos chevaux au jarret, puis au bout de quelque temps s’en retournaient. La Grèce est plus sauvage que le désert ; la misère, la saleté et l’abandon la recouvrent en entier. J’ai passé trois fois par Éleusis. Au bord du golfe de Corinthe, j’ai songé avec mélancolie aux créatures antiques qui ont baigné dans ces flots bleus leur corps et leur chevelure. Le port de Phalère a la forme d’un cirque. C’est bien là qu’arrivaient les galères à proue chargées de choses merveilleuses, vases et courtisanes. La nature avait tout fait pour ces gens-là, langue, paysage, anatomies et soleils, jusqu’à la forme des montagnes, qui est comme sculptée et a des lignes architecturales plus que partout ailleurs.

J’ai vu l’antre de Trophonius où descendit ce bon Apollonius de Tyane qu’autrefois j’ai chanté.

Avoir choisi Delphes pour y mettre la Pythie est un coup de génie. C’est un paysage à terreurs religieuses, vallée étroite entre deux montagnes presque à pic, le fond plein d’oliviers noirs, les montagnes rouges et vertes, le tout garni de précipices, avec la mer au fond et un horizon de montagnes couvertes de neige.

Nous nous sommes perdus dans les montagnes du Cithéron et avons failli y passer la nuit.

En contemplant le Parnasse, nous avons pensé à l’exaspération que sa vue aurait inspirée à un poète romantique de 1832, et quelle gueulade il lui aurait envoyée.

La route de Mégare à Corinthe est incomparable. Le sentier taillé à même la montagne, à peine assez large pour que votre cheval y tienne, et à pic sur la mer, serpente, monte, descend, grimpe et se tord aux flancs de la roche couverte de sapins et de lentisques. D’en bas vous monte aux narines l’odeur de la mer ; elle est sous vous, elle berce ses varechs et bruit à peine ; il y a sur elle, de place en place, de grandes plaques livides comme des morceaux allongés de marbre vert et derrière le golfe s’en vont à l’infini mille découpures des montagnes oblongues, à tournures nonchalantes. En passant devant les roches scironiennes où se tenait Sciron, brigand tué par Thésée, je me suis rappelé le vers du doux Racine :

Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre.


Était-ce couenne, l’antiquité de tous ces braves gens-là ! En a-t-on fait, en dépit de tout, quelque chose de froid et intolérablement nu ! Il n’y a qu’à voir au Parthénon, pourtant, les restes de ce qu’on appelle le type du Beau. S’il y a jamais eu au monde quelque chose de plus vigoureux et « de plus nature », que je sois pendu ! Dans les tablettes de Phidias, les veines des chevaux sont indiquées jusqu’au sabot et saillantes comme des cordes. Quant aux ornements étrangers, peintures, colliers en métal, pierres précieuses, etc., c’était prodigué. Ça pouvait être simple, mais en tout cas c’était riche.

Le Parthénon est couleur de brique. Dans certains endroits ce sont des tons de bitume et d’encre. Le soleil donne dessus presque constamment ; quelque temps qu’il fasse, ça casse-brille. Sur la corniche démantelée viennent se poser des oiseaux, faucons, corbeaux. Le vent souffle entre les colonnes, les chèvres broutent l’herbe entre les morceaux de marbre blanc cassés et qui roulent sous le pied. Çà et là, dans des trous, des tas d’ossements humains, restes de la guerre. De petites ruines turques parmi la grande ruine grecque ; et puis, au loin et toujours, la mer !

Parmi les morceaux de sculpture que l’on a trouvés dans l’Acropole, j’ai surtout remarqué un petit bas-relief représentant une femme qui rattache sa chaussure et un tronçon de torse. Il ne reste plus que les deux seins, depuis la naissance du cou jusqu’au-dessus du nombril. L’un des seins est voilé, l’autre découvert. Quels tetons ! nom de Dieu ! Quel teton ! Il est rond-pomme, plein, abondant, détaché de l’autre et pesant dans la main. Il y a là des maternités fécondes et des douceurs d’amour à faire mourir. La pluie et le soleil ont rendu jaune blond ce marbre blanc. C’est d’un ton fauve qui le fait ressembler presque à de la chair. C’est si tranquille et si noble ! On dirait qu’il va se gonfler et que les poumons qu’il y a dessous vont s’emplir et respirer. Comme il portait bien sa draperie fine à plis serrés. Comme on se serait roulé là-dessus en pleurant ! Comme on serait tombé devant à genoux en croisant les mains ! J’ai senti là devant la beauté de l’expression « stupet acris »[3]. Un peu plus j’aurais prié.

À Athènes nous avons fait une visite à Canaris. C’est un gros petit homme trapu, le nez de côté, à cheveux blancs rares, sans crâne. Je lui ai promis de lui envoyer les pièces d’Hugo qui le concernent. Il ne le connaissait pas, même de nom ! Ô vanité de la gloire !

J’ai relu Eschyle. J’en reviens à ma première impression ; ce que j’aime le mieux c’est Agamemnon.

En fait de souvenirs de la Grèce, nous rapportons deux morceaux de marbre de l’Acropole d’Athènes et un du temple d’Apollon Epicureus[4]. J’ai acheté dans un village, sur les bords de l’Alphée, un mouchoir brodé à une paysanne.

L’Eurotas est bordé de lauriers-roses et de peupliers. Le paysan de Sparte est unique et demande quatre pages de description ; ce sera pour plus tard. L’Élide est couverte de chênes. Nous l’avons traversée, pour venir ici, dans notre dernière journée, où nous avons fait en ligne droite sur la carte 22 lieues (15 heures de trot).

Nous avons des balles ravagées, culottées et déguenillées qui sont hautes comme chic. De chocolat, que j’étais en Syrie, je suis devenu brique. J’ai les sourcils presque roux comme un vieux matelot. Je ne m’excite pas à me considérer.

Adieu, vieux.


  1. Dans Festons et Astragales.
  2. Voir Nééra, dans Festons et Astragales.
  3. Cette citation, que tous les éditeurs ont reproduite sans observation, est inintelligible. Il faut probablement lire : Stupet Albius, emprunté à Horace :
    Hunc capit argenti splendor ; stupet Albius aere.
    (Satires, IV, 28.)
  4. Le temple d’Apollon Epikourios (secourable), à Bassai, Arcadie.