Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0306

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Louis Conard (Volume 2p. 357-360).

306. À LOUISE COLET.
Dimanche, 1 heure. [25 janvier 1852.]

Je commençais, pauvre chère amie, à être inquiet de toi quand j’ai reçu ce matin ta bonne lettre. De jour en jour je remettais à t’écrire pour savoir de tes nouvelles et j’avais fixé ce jourd’hui comme le dernier pour en attendre. J’avais en tête que tu étais malade.

Épouse de Mahomet ! je t’envoie Saint Antoine, un presse-papier et un petit flacon d’huile de santal ; il y en a les deux tiers de ma provision. Tu en verseras une demi-goutte sur n’importe quoi et tu verras ensuite quelle odeur. C’est le premier et le plus précieux parfum d’Orient. Comme je viens de t’arranger ce flacon, j’en ai un peu maintenant aux mains et cette senteur me rappelle les bazars du Caire et de Damas. Il me semble que je vais voir les chameaux s’agenouiller devant les boutiques ouvertes.

J’ai peur que le Saint Antoine ne se perde en route. Ce serait un jugement de la Providence définitif. Écris-moi donc aussitôt que tu auras reçu cette boîte que je mettrai moi-même demain au chemin de fer.

Voilà deux dimanches que le pauvre Bouilhet me fait faux bond. Depuis le lendemain de mon arrivée ici je n’ai donc vu âme qui vive. La Seine coule à pleins bords ; le petit bout des branches des arbres est déjà rouge.

J’ai travaillé avec ardeur. Dans une quinzaine de jours je serai au milieu de ma première partie. Depuis qu’on fait du style, je crois que personne ne s’est donné autant de mal que moi. Chaque jour j’y vois plus clair ; mais la belle avance si la faculté imaginative ne va pas de pair avec la critique !

Hier au soir j’ai lu les 2 premiers volumes du Don Juan de Mallafitte. Hum ! hum ! Il y a du reste de grands efforts et par ci par là une phrase. Mais que c’est peu corsé !

Oui, fais ta comédie pour le Gymnase tout de suite, si tu as suffisamment mûri le sujet. (Si les Français sont si difficiles qu’ils refusent ta pièce, ou traînent trop en longueur, pourquoi ne la donnerais-tu pas à l’Odéon ?) Tu devrais faire un drame féroce, en prose, quelque chose de fouetté et d’ardent. Il me semble que tu es capable de cela. Qui sait ? Tu n’auras qu’à tomber sur un bon sujet ; ça pourrait réussir et, partant, te donner de l’argent.

Je vais écrire à Henriette pour l’album et, si elle n’en a pas (sic) rien tiré et qu’elle ne voie pas en pouvoir tirer quelque chose, lui dire de me le renvoyer, car je ne peux lui dire de se faire débitante une à une d’autographes. Cela me semble délicat ; qu’en dis-tu ?

Au reste, ma pauvre vieille, si tu es gênée veux-tu que je t’envoie 500 francs. (C’eût été avec Du Camp ou Bouilhet, que ça n’eût pas fait de difficulté, n’est-ce pas ?) Je l’eusse déjà fait, si je n’avais craint de te blesser. Il y a des traditions, pour toutes ces choses-là, que le plus indépendant observe !

Si j’ai été toujours si discret sur ces matières, c’est que j’en devinais trop. C’est que je ne voulais pas gâter, en t’en parlant, le plaisir que tu avais à me voir. C’est surtout que je n’y pouvais rien. À ce propos je regrette bien des choses. Enfin ce qui est fait est fait. Voilà, je te le répète, ma vieille : j’ai une réserve de mille francs et t’en propose la moitié ! Tu aurais tort de refuser.

Ta pièce de vers, la Veille[1], m’a ému ; le mouvement est beau : ô fraîcheur du sang, etc… quel dommage que ce vers :

Si fortes qu’on dirait un lien antérieur


dépare la charmante idée qui suit.

Eh bien ! moi aussi, pauvre cœur, je pense à toi. Je t’aime, pauvre Louise, toi qui m’aimes tant. J’ai toujours le son de ta voix dans l’oreille et, sur les lèvres, souvent, impression de ton col. Pardonne-moi le mal que je te fais. Je m’en fais bien plus à moi, va.

Ce qu’on ta conté sur le séjour de Maxime à Étretat (lequel pays est dans la Seine-Inférieure et non en Bretagne, par parenthèse) est vrai en partie et faux en d’autres. J’ignorais que le bois Gonthier eût péri, ainsi que l’histoire contée par Alphonse Karr, et je te serais très obligé de me procurer ou de m’indiquer la chose exactement. Ce doit être dans les Guêpes. Max était à Étretat à l’automne de 1842, pendant que je rêvais Novembre sur la plage de Trouville. Il y avait, en effet, laissé des dettes, parce qu’on lui a donné immédiatement un conseil judiciaire qui lui a coupé l’herbe sous le pied. Son conseil judiciaire était son tuteur, lequel le volait. Mais il y a longtemps que tout a été payé à Étretat.

Je lis, le soir dans mon lit, les petites choses d’économie politique de Bastiat ; c’est très fort. Je fais, tous les jours, deux heures de grec et je commence à labourer mon Shakespeare assez droit. Dans deux ou trois mois je le lirai presque couramment. Quel homme ! quel homme ! Les plus grands ne lui vont qu’au talon, à celui-là.

J’ai repensé au père d’Arpentigny[2]. C’est une bonne balle. Son système est curieux et j’ai envie de le connaître à fond.

Aujourd’hui dimanche, tu vas avoir ta petite société. Je ne sais pourquoi j’ai idée que le jeune Simon est amoureux de ta seigneurie. Il doit aspirer à l’épaule, comme le nez du père Aubry à la tombe (pour, de là, s’élancer au paradis).

Je m’en vais écrire un mot à Maxime, dont je n’entends pas plus parler que s’il était mort. Je ne sais s’il est encore à Coutances ou de retour.

Adieu, chère femme ; toutes sortes de baisers.

À toi. G.

  1. Veillée dans Ce qui est dans le Cœur des Femmes, 1 vol.
  2. Capitaine Cas.-Stan. d’Arpentigny, auteur du volume Chirognomonie, ou l’art de reconnaître les tendances de l’intelligence d’après les formes de la main.