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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0307

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 2p. 360-364).

307. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1er février 1852.

J’ai écrit une lettre à Henriette Collier où je l’engage à s’occuper vivement de l’Album et, si elle ne peut s’en défaire avantageusement, en totalité ou en partie, à me le renvoyer par la poste à Croisset. La lettre est partie.

Mauvaise semaine. Le travail n’a pas marché ; j’en étais arrivé à un point où je ne savais trop que dire. C’étaient toutes nuances et finesses où je n’y voyais goutte moi-même, et il est fort difficile de rendre clair par les mots ce qui est obscur encore dans votre pensée. J’ai esquissé, gâché, pataugé, tâtonné. Je m’y retrouverai peut-être maintenant. Oh ! quelle polissonne de chose que le style ! Tu n’as point, je crois, l’idée du genre de ce bouquin. Autant je suis débraillé dans mes autres livres, autant dans celui-ci je tâche d’être boutonné et de suivre une ligne droite géométrique. Nul lyrisme, pas de réflexions, personnalité de l’auteur absente. Ce sera triste à lire ; il y aura des choses atroces de misères et de fétidité. Bouilhet, qui est venu dimanche dernier à 3 h. comme je venais de t’écrire ma lettre, trouve que je suis dans le ton et espère que ce sera bon. Dieu l’entende ! Mais ça prend des proportions formidables comme temps. À coup sûr, je n’aurai point fini à l’entrée de l’hiver prochain. Je ne fais pas plus de cinq à six pages dans ma semaine.

Les vers de la Presse m’ont semblé meilleurs qu’à la première lecture, quoiqu’il y ait, dans cette pièce, un défaut capital : c’est le non-enchaînement de la première partie avec la seconde. L’Orient (1re), Hypathie (2e) étaient assez fertiles pour occasionner deux pièces séparées. On ne voit pas nettement comment la première amène la seconde. Quant à la dédicace, entre nous ton procédé est un peu leste vis-à-vis de Max. Puisque tu [la] lui avais dédiée manuscrite, c’est assez drôle de changer à l’impression.

Je n’ai aucune nouvelle de lui. La Prose Duchemin est une bonne idée, quoiqu’il y ait, çà et là, des choses qui sortent du ton. Pour l’histoire du jeune Maxime, il y a, je crois, malheureusement du vrai. Il est probable qu’il ignore cette publication. Du moins, il ne m’en a jamais parlé. Au reste il croyait, en effet, être beaucoup plus riche qu’il ne s’est trouvé l’être.

À propos d’argent, c’est comme tu voudras, chère femme. Ce que je t’ai proposé sera toujours à ta disposition. Tu peux te regarder comme l’ayant dans un tiroir à Croisset. Dès que tu m’avertiras je te l’enverrai.

Ce bon Saint Antoine t’intéresse donc ? Sais-tu que tu me gâtes avec tes ces éloges, pauvre chérie. C’est une œuvre manquée. Tu parles de perles. Mais les perles ne font pas le collier ; c’est le fil. J’ai été moi-même dans Saint Antoine le saint Antoine et je l’ai oublié. C’est un personnage à faire (difficulté qui n’est pas mince). S’il y avait pour moi une façon quelconque de corriger ce livre, je serais bien content, car j’ai mis là beaucoup, beaucoup de temps et beaucoup d’amour. Mais ça n’a pas été assez mûri. De ce que j’avais beaucoup travaillé les éléments matériels du livre, la partie historique je veux dire, je me suis imaginé que le scénario était fait et je m’y suis mis. Tout dépend du plan. Saint Antoine en manque ; la déduction des idées sévèrement suivie n’a point son parallélisme dans l’enchaînement des faits. Avec beaucoup d’échafaudages dramatiques, le dramatique manque.

Tu me prédis de l’avenir. Oh ! combien de fois ne suis-je pas retombé par terre, les ongles saignants, les côtes rompues, la tête bourdonnante, après avoir voulu monter à pic sur cette muraille de marbre ! Comme j’ai déployé mes petites ailes ! Mais l’air passait à travers au lieu de me soutenir : et, dégringolant alors, je me voyais dans les fanges du découragement. Une fantaisie indomptable me pousse à recommencer. J’irai jusqu’au bout, jusqu’à la dernière goutte de mon cerveau pressé. Qui sait ? Le hasard a des bonnes fortunes. Avec un sens droit du métier que l’on fait et une volonté persévérante, on arrive à l’estimable. Il me semble qu’il y a des choses que je sens seul et que d’autres n’ont pas dites et que je peux dire. Ce côté douloureux de l’homme moderne, que tu remarques, est le fruit de ma jeunesse. J’en ai passé une bonne avec ce pauvre Alfred. Nous vivions dans une serre idéale où la poésie nous chauffait l’embêtement de l’existence à 70 degrés Réaumur. C’était à un homme, celui-là ! Jamais je n’ai fait, à travers les espaces, de voyages pareils. Nous allions loin sans quitter le coin de notre feu. Nous montions haut quoique le plafond de ma chambre fût bas. Il y a des après-midi qui me sont restés dans la tête, des conversations de six heures consécutives, des promenades sur nos côtes et des ennuis à deux, des ennuis, des ennuis ! Tous souvenirs qui me semblent de couleur vermeille et flamber derrière moi comme des incendies.

Tu me dis que tu commences à comprendre ma vie. Il faudrait savoir ses origines. À quelque jour, je m’écrirai tout à mon aise. Mais dans ce temps-là je n’aurai plus la force nécessaire. Je n’ai par devers moi aucun autre horizon que celui qui m’entoure immédiatement. Je me considère comme ayant quarante ans, comme ayant cinquante ans, comme ayant soixante ans. Ma vie est un rouage monté qui tourne régulièrement. Ce que je fais aujourd’hui, je le ferai demain, je l’ai fait hier. J’ai été le même homme il a dix ans. Il s’est trouvé que mon organisation est un système ; le tout sans parti pris de soi-même, par la pente des choses qui fait que l’ours blanc habite les glaces et que le chameau marche sur le sable. Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle. Tu verras à partir de l’hiver prochain un changement apparent. Je passerai trois hivers à user quelques escarpins. Puis je rentrerai dans ma tanière où je crèverai obscur ou illustre, manuscrit ou imprimé. Il y a pourtant au fond quelque chose qui me tourmente, c’est la non-connaissance de ma mesure. Cet homme qui se dit si calme est plein de doutes sur lui-même. Il voudrait savoir jusqu’à quel cran il peut monter et la puissance exacte de ses muscles. Mais demander cela, c’est être bien ambitieux, car la connaissance précise de sa force n’est peut-être autre que le génie. Adieu, mille baisers depuis l’épaule jusqu’à l’oreille. Garde tous mes manuscrits. Je t’apporterai moi-même la Bretagne.

À toi.