Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0309

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 2p. 367-369).

309. À LOUISE COLET.
[Croisset] Lundi soir [16 février 1852.]

J’ai une occasion de faire revenir d’Angleterre tes autographes. Veux-tu que je dise qu’on me les rapporte ? Je crois que, là-bas, tu n’en tireras pas grand’chose, ou du moins il faudrait attendre peut-être bien longtemps. Réponds-moi donc là-dessus. Schiller et Gœthe ont été traduits par Marmier dans le format Charpentier. Tu peux dire au capitaine d’Arpentigny que la famille Fouet est dans les honneurs et la fortune. Le papa est conseiller à la Cour d’appel, le fils substitut, et on vient d’épouser 60, 000 francs de rentes, ou 30, mais enfin pas mal !

Sais-tu que le fin Sainte-Beuve engage Bouilhet à ne pas ramasser les bouts de cigares d’Alfred de Musset ! Dans un article[1] où il louangeait un tas de médiocrités avec force citations, c’est à peine s’il l’a nommé, et sans en citer un vers. En revanche beaucoup de coups d’encensoir à l’illustre M. Houssaye, à Mme de Girardin, etc. Ce qu’il en dit est habile au point de vue de la haine, parce qu’il passe dessus, comme sur quelque chose d’insignifiant. Je n’ai jamais eu grande sympathie pour ce lymphatique coco (Sainte-Beuve), mais cela me confirme dans mon préjugé. Il est pourtant d’ordinaire trop bienveillant pour que la chose vienne entièrement de lui. Il y a là-dessous quelque histoire, d’autant qu’il a été publié, il y a trois semaines environ, un article dans le Mémorial de Rouen, qui est de la même inspiration, c’est-à-dire louange de toute la Revue de Paris (sauf Maxime toutefois), à l’exclusion de Bouilhet, toujours écrasé par M. Houssaye qui se trouve dans les environs. Tu connais Sainte-Beuve, tu devrais bien nous savoir le fond de cette histoire-là. Je serais simplement curieux que tu causasses avec lui pendant quelque temps de Melaenis, comme si tu n’avais pas lu son article (il a paru dans le Constitutionnel lundi dernier).

Depuis que je suis parti de Paris, j’ai eu une fois cinq lignes de Du Camp, voilà tout. Il a écrit à Bouilhet qu’il était trop occupé pour écrire des lettres. Quand il voudra revenir à moi, il retrouvera sa place et je tuerai le veau gras, et je crois que ce jour-là elle lui semblera douce, car il s’achemine à de tristes mécomptes ; enfin !

J’ai un Ronsard complet, 2 vol. in-folio, que j’ai enfin fini par me procurer. Le dimanche nous en lisons à nous défoncer la poitrine. Les extraits des petites éditions courantes en donnent une idée comme toute espèce d’extraits et de traductions, c’est-à-dire que les plus belles choses en sont absentes. Tu ne t’imagines pas quel poète c’est que Ronsard. Quel poète ! quel poète ! quelles ailes ! C’est plus grand que Virgile et ça vaut du Gœthe, au moins par moments, comme éclats lyriques. Ce matin, à 1 heure et demie, je lisais tout haut une pièce qui m’a fait presque mal nerveusement, tant elle me faisait plaisir. C’était comme si l’on m’eût chatouillé la plante des pieds. Nous sommes bons à voir, nous écumons et nous méprisons tout ce qui ne lit pas Ronsard sur la terre. Pauvre grand homme, si son ombre nous voit, doit-elle être contente ! Cette idée me fait regretter les Champs-Élysées des anciens. C’eût été bien doux d’aller causer avec ces bons vieux que l’on a tant aimés pendant que l’on vivait. Comme les anciens avaient arrangé l’existence d’une façon tolérable ! Donc nous avons encore pour deux ou trois mois de dimanches enthousiasmés. Cet horizon me fait grand bien et de loin jette un reflet ardent sur mon travail. J’ai assez bien travaillé cette semaine. J’irai à Paris cinq ou six jours dans trois semaines environ, lorsque je serai à un point d’arrêt. Adieu, je te baise les seins et la bouche.


  1. Voir Causeries du Lundi, V.