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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0331

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 2p. 454-458).

331. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1 heure du matin.
[3-4 juillet 1852.]

Tes dernières lettres sont bien tristes, pauvre chère Louise. Tu m’as l’air découragée ; ne baisse pas. Tu étais si bien il y a quelque temps ; j’aime à te savoir calme là-bas pendant que je suis ici. Il y a bien des moments où, si je pouvais m’envoler vers toi, pour aller embrasser ta belle et bonne figure quand je me l’imagine triste et rêvant seule sur mille misères de la vie, je le ferais, va, et je m’en reviendrais. Espère, espère, tout est là ; les voiles ne vont pas sans vent, les cœurs tombent quand le souffle leur manque. J’ai été bien affaissé toute cette semaine où j’ai fait à peu près une page. Comme j’ai envie que cette première partie soit achevée ! J’ai presque la conviction que c’est trop long et pourtant je n’y vois rien à retrancher, il y a tant de petites choses importantes à dire. Depuis hier au soir pourtant et surtout aujourd’hui, ça va mieux, le beau temps sans doute en est cause. Ce soleil m’a délecté et ce soir la lune. Je me sens, à l’heure qu’il est, frais et rajeuni.

Du Camp m’a répondu une lettre bonhomme et affligée. Je lui en ai renvoyé une autre du même tonneau (de vinaigre). Je crois qu’il sentira longtemps l’étourdissement d’un tel coup de poing et qu’il se le tiendra pour dit. Je suis très bon enfant jusqu’à un certain degré, jusqu’à une frontière (celle de ma liberté) qu’on ne passe pas. Or comme il a voulu empiéter sur mon territoire le plus personnel, je l’ai recalé dans son coin et à distance. Comme il me disait que l’on se devait aux autres, qu’il fallait s’aider, etc., que j’avais une mission et autres phrases, après lui avoir exprimé net que me foutais radicalement de tout et de tous, j’ajoutais : « Les autres se passeront donc de mes lumières. Je leur demande en revanche qu’ils ne m’empoisonnent pas de leurs chandelles » et de même encre pendant quatre pages. Je suis un Barbare, j’en ai l’apathie musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille ; mais j’en ai aussi l’élan, l’entêtement, l’irascibilité. Normands, tous que nous sommes, nous avons quelque peu de cidre dans les veines ; c’est une boisson aigre et fermentée et qui quelquefois fait sauter la bonde.

Nous reverrons demain, nous deux Bouilhet, l’article de Melaenis, puisque tu penses que ça vaut mieux. Mais il faudrait qu’il fût signé de quelqu’un du journal ou, tout au moins, que l’on ne sût pas que ça vient de toi, pour dérouter et voir un peu les revirements. Je voudrais savoir aussi la pièce de Pradier parue. Quelle immense chose que les États du Soleil de Bergerac ! J’adore Babinet ; voilà un homme qui admire l’Âne d’or.

J’ai beaucoup songé à Musset. Eh bien le fonds de tout cela c’est la Pose ! Pour la Pose tout sert, soi, les autres, le soleil, les tombeaux, etc., on fait du sentiment sur tout, et les pauvres femmes les trois quarts du temps y sont prises. C’est pour donner une bonne idée de lui qu’il te disait : essayez, j’ai échigné des Italiennes (laquelle idée d’Italiennes s’associe à celle de volcan ; on voit toujours le Vésuve sous leur jupon. Erreur ! l’Italienne se rapproche de l’Orientale et est molle à la fesse, « Folle à la messe », comme eût dit ce vieux Rabelais ; mais n’importe, c’est une idée reçue), tandis que le pauvre garçon ne peut seulement peut-être pas satisfaire sa blanchisseuse. C’est pour paraître un homme à passions ardentes qu’il disait : « Moi, je suis jaloux, je tuerais une femme, etc. ». On ne tue pas les femmes, on a peur de la cour d’assises. Il n’a pas tué George Sand. C’est pour paraître un luron qu’il disait : « Hier j’ai failli assommer un journaliste ». Oui, failli, car on l’a retenu. C’est peut-être l’autre qui l’eût assommé. C’est pour paraître un savant qu’il disait : « Je lis Homère comme Racine ». Il n’y a pas, à Paris, vingt personnes qui en soient capables, et de ceux qui en font leur métier. Mais quand on s’adresse à des gens qui n’ont jamais étudié le susdit grec, on vous croit. Cela me rappelle ce bon Gautier me disant : « Moi, je sais le latin comme on le savait au moyen âge », et le lendemain je trouve sur sa table une traduction de Spinosa. « Pourquoi ne le lisez-vous pas dans l’original ? — Ah ! c’est trop difficile. » Comme on ment ! Comme on ment en ce bas monde ! Bref, les bras tendus aux arbres et les regrets dithyrambiques de sa jeunesse perdue me semblent partir du même sol. Elle sera émue, elle voudra (se dira-t-elle) me sauver, me relever, elle y mettra son orgueil. Les femmes à prétentions justes se laissent prendre à ces sophismes, et l’on blague, l’on blague les larmes aux yeux. Enfin, comme bouquet du feu d’artifice, éblouissement de la débauche, les démons de feu (pour dire les garces), etc., etc. Mais j’ai donné dans tout cela aussi moi ! à 18 ans ! J’ai cru également que l’alcool et le bordel inspiraient. J’ai quelquefois, comme ce grand homme, mangé en un seul coup beaucoup d’argent à des processions mythologiques, mais j’ai trouvé tout cela aussi bête que le reste et aussi vide. Il faut être un piètre homme pour s’y tenir ; on en est bien vite rebattu. Si je suis, sous le rapport vénérien, un homme si sage, c’est que j’ai passé de bonne heure par une débauche supérieure à mon âge et intentionnellement, afin de savoir. Il y a peu de femmes que, de tête au moins, je n’ai déshabillées jusqu’au talon. J’ai travaillé la chair en artiste et je la connais. Je me charge de faire des livres à en mettre en rut les plus froids. Quant à l’amour, ç’a été le grand sujet de réflexion de toute ma vie. Ce que je n’ai pas donné à l’art pur, au métier en soi, a été là ; et le cœur que j’étudiais, c’était le mien. Que de fois j’ai senti à mes meilleurs moments le froid du scalpel qui m’entrait dans la chair ! Bovary (dans une certaine mesure, dans la mesure bourgeoise, autant que je l’ai pu, afin que ce fût plus général et humain) sera sous ce rapport, la somme de ma science psychologique et n’aura une valeur originale que par ce côté. En aura-t-il ? Dieu le veuille !

Tu me racontes au moins quelque chose, toi, dans tes lettres. Mais que puis-je te dire, que t’entretenir des éternelles préoccupations de mon moi qui doivent finir par devenir fastidieuses ? Mais c’est que je ne sais que cela. Quand je t’ai dit que je travaille et que je t’aime, j’ai tout dit.

Adieu donc, chère Louise bien-aimée, je t’embrasse tendrement.

À toi, à toi.

G.

La Rose Enault est quelque chose de gigantesque. Voilà du comique au moins !