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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0332

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 2p. 458-464).

332. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de lundi à mardi, 2 heures
[5-6 juillet 1852.]

Je viens d’achever l’article sur Melaenis. Le tien, relu, ne m’a pas plu et celui que je viens de faire n’est guère meilleur. Si tu le trouves bon, tant pis pour toi. Bouilhet doit venir ce soir après ses leçons pour le voir. Nous le recalons encore et te l’enverrons.

Pour faire un article sur Melaenis, il m’eût fallu les coudées franches et pouvoir tout dire. À quelque jour je ferai pour moi ce travail. Il y aurait, à propos de ce poème, beaucoup à dire et du neuf, esthétiquement et archéologiquement parlant, mais aujourd’hui il s’agit tout bonnement d’en parler tant bien que mal et de faire passer un article favorable. Les turpitudes que j’ai mises à la fin n’ont point d’autre but.

Je rougis de tout point de cette ordure et moi qui te fais de si belles remarques sur ce que tu me montres, si je t’avais là, tu verrais un peu comme je déchiquetterais à belles dents le foutu style que je t’envoie. Peu importe. Je désire beaucoup que cet article paraisse et serais excessivement content si quelqu’un du journal voulait le signer. Je te recommande, bien entendu, l’anonyme le plus strict. Arrange-toi aussi de manière à ce que l’on ne se doute pas qu’il vient de toi. (Tu le feras recopier par la mère Hamelin.) Si aucun de ces messieurs ne veut le signer, mets un nom de hasard, mais vraisemblable. Si l’article semble trop long, tu supprimerais toute l’analyse et ferais un joint quelconque pour arriver jusqu’aux considérations, qu’il faut garder ; et alors on ferait une longue citation (la taverne). Mais je crois que l’analyse n’est pas ennuyeuse et que le peu de vers que j’ai cités, étant bien choisis, donnent une idée, approximative hélas, du poème.

Arrange-nous cette affaire, bonne Musette. Nous serions flattés de pouvoir montrer indirectement à la Revue de Paris qu’on peut se passer d’elle. Il y a dans le dernier numéro une petite grosse flatterie directe de Musset à l’adresse de Bouilhet et une indirecte à la mienne. Je n’ai pas reçu de réponse à ma seconde lettre. En recevrai-je ? J’en doute.


Mardi. [6 juillet.]

J’ai relu tout seul, et à loisir, ta dernière longue lettre, le récit de la promenade au clair de lune. J’aimais mieux la première, de toute façon, et comme forme, et comme fond. N’est-ce pas qu’il s’est passé en toi quelque chose de trouble ? Tu as eu beau dédaigner cette bouffée, elle ne t’en a pas moins tourné le cœur pendant quelque temps. Tu me comprendrais mal si tu croyais, pauvre chère Louise, que je t’adresse quelque reproche. On peut être maître de ce que l’on fait, mais jamais de ce que l’on sent. Je trouve seulement que tu as eu tort d’aller te promener une seconde fois avec lui. Tu l’as fait naïvement, je veux bien ; mais, à sa place, je t’en garderais rancune. Il peut te prendre pour une coquette.

Il est dans les idées reçues qu’on ne va pas se promener avec un homme au clair de lune pour admirer la lune, et le sieur de Musset est diablement dans les idées reçues : sa vanité est de sang bourgeois. Je ne crois pas, comme toi, que ce qu’il a senti le plus soient les œuvres d’art. Ce qu’il a senti le plus, ce sont ses propres passions. Musset est plus poète qu’artiste, et maintenant beaucoup plus homme que poète — et un pauvre homme.

Musset n’a jamais séparé la poésie des sensations qu’elle complète. La musique, selon lui, a été faite pour les sérénades, la peinture pour le portrait et la poésie pour les consolations du cœur. Quand on veut ainsi mettre le soleil dans sa culotte, on brûle sa culotte et on pisse sur le soleil. C’est ce qui lui est arrivé. Les nerfs, le magnétisme, voilà la poésie. Non, elle a une base plus sereine. S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu’Homère, lequel je me figure avoir été un homme peu nerveux. Cette confusion est impie. J’en peux dire quelque chose, moi qui ai entendu, à travers des portes fermées, parler à voix basse des gens à trente pas de moi ; moi dont on voyait, à travers la peau du ventre, bondir tous les viscères et qui parfois ai senti, dans la période d’une seconde, un million de pensées, d’images, de combinaisons de toute sorte qui jetaient à la fois dans ma cervelle comme toutes les fusées allumées d’un feu d’artifice. Mais ce sont d’excellents sujets de conversation et qui émeuvent.

La poésie n’est point une débilité de l’esprit, et ces susceptibilités nerveuses en sont une. Cette faculté de sentir outre mesure est une faiblesse. Je m’explique.

Si j’avais eu le cerveau plus solide, je n’aurais point été malade de faire mon droit et de m’ennuyer. J’en aurais tiré parti, au lieu d’en tirer du mal. Le chagrin, au lieu de me rester sur le crâne, a coulé dans mes membres et les crispait en convulsions. C’était une déviation. Il se trouve souvent des enfants auxquels la musique fait mal ; ils ont de grandes dispositions, retiennent des airs à la première audition, s’exaltent en jouant du piano, le cœur leur bat, ils maigrissent, pâlissent, tombent malades, et leurs pauvres nerfs, comme ceux des chiens, se tordent de souffrance au son des notes. Ce ne sont point là les Mozarts de l’avenir. La vocation a été déplacée ; l’idée a passé dans la chair où elle reste stérile, et la chair périt ; il n’en résulte ni génie, ni santé.

Même chose dans l’art. La passion ne fait pas les vers, et plus vous serez personnel, plus vous serez faible. J’ai toujours péché par là, moi ; c’est que je me suis toujours mis dans tout ce que j’ai fait. À la place de saint Antoine, par exemple, c’est moi qui y suis ; la Tentation a été pour moi et non pour le lecteur. Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est toujours en elle-même, dans sa généralité et dégagée de tous ses contingents éphémères). Mais il faut avoir la faculté de se la faire sentir. Cette faculté n’est autre que le génie : voir, avoir le modèle devant soi, qui pose.

C’est pourquoi je déteste la poésie parlée, la poésie en phrases. Pour les choses qui n’ont pas de mots, le regard suffit. Les exhalaisons d’âme, le lyrisme, les descriptions, je veux de tout cela en style. Ailleurs, c’est une prostitution de l’art et du sentiment même.

C’est cette pudeur-là qui m’a toujours empêché de faire la cour à une femme. En disant les phrases po-é-tiques qui me venaient alors aux lèvres, j’avais peur qu’elle ne se dise : « Quel charlatan ! » et la crainte d’en être un effectivement m’arrêtait. Cela me fait songer à Mme Cloquet qui, pour me montrer comme elle aimait son mari et l’inquiétude qu’elle avait eue durant une maladie de cinq à six jours qu’il avait faite, relevait son bandeau pour que je visse deux ou trois cheveux blancs sur sa tempe et me disait : « J’ai passé trois nuits sans dormir, trois nuits à le garder. » C’était en effet formidable de dévouement.

Sont de même farine tous ceux qui vous parlent de leurs amours envolés, de la tombe de leur mère, de leur père, de leurs souvenirs bénis, baisent des médailles, pleurent à la lune, délirent de tendresse en voyant des enfants, se pâment au théâtre, prennent un air pensif devant l’Océan. Farceurs ! farceurs ! et triples saltimbanques ! qui font le saut du tremplin sur leur propre cœur pour atteindre à quelque chose.

J’ai eu, aussi, moi, mon époque nerveuse, mon époque sentimentale, et j’en porte encore, comme un galérien, la marque au cou. Avec ma main brûlée j’ai le droit maintenant d’écrire des phrases sur la nature du feu. Tu m’as connu comme cette période venait de se clore, et arrivé à l’âge d’homme. Mais avant, autrefois, j’ai cru à la réalité de la poésie, dans la vie, à la beauté plastique des passions, etc. J’avais une admiration égale pour tous les tapages ; j’en été assourdi et je les ai distingués.

J’aurais pu t’aimer d’une façon plus agréable pour toi, me prendre à ta surface et y rester. C’est longtemps [ce] que tu as voulu. Eh bien non, j’ai été au fond. Je n’ai pas admiré ce que tu montrais, ce que tout le monde pouvait voir, ce qui ébahissait le public. J’ai été au delà et j’y ai découvert des trésors. Un homme que tu aurais séduit et dominé ne savourerait pas, comme moi, ton cœur aimant jusqu’en ses plus petits angles. Ce que je sens pour toi n’est pas un fruit d’été, à peau lisse, qui tombe de la branche au moindre souffle et épate sur l’herbe son jus vermeil. Il tient au tronc, à l’écorce dure comme un coco, ou garnie de piquants comme les figues de Barbarie. Cela vous blesse les doigts, mais contient du lait. Quel beau temps, Louise, comme le soleil brille ! Tous mes volets sont fermés ; je t’écris dans l’ombre. Voilà deux ou trois bien belles nuits. Quels clairs de lune ! Je me sens en bon état physique et moral et j’espère que ma Bovary va reprendre un peu. La chaleur me fait l’effet d’eau-de-vie ; elle me sèche la fibre et m’excite.

J’attends Bouilhet. Un bon baiser, je fermerai ma lettre ce soir. À toi.

Ton G.

Je te renvoie aussi ton article, à cause des citations coupées.


Mardi soir.

Bouilhet est étonné de n’avoir reçu de toi ni lettre ni Pays. Qu’est-ce qu’il y a ?

Voilà l’article ; il ira comme ça. Tâche pourtant de le faire passer, ainsi que la pièce de Pradier, si elle ne l’est pas encore.