Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0342

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Louis Conard (Volume 3p. 19-22).

342. À LA MÊME.
[Croisset] Lundi soir, minuit [13 septembre 1852].

J’ai été absent deux jours, vendredi et samedi, et je ne me suis guère amusé. Il a fallu à toute force aller aux Andelys voir un ancien camarade que je n’avais pas vu depuis plusieurs années et à qui, d’année en année, je promettais ma visite. J’ai été, étant très gamin, fort lié avec ce brave garçon qui est maintenant substitut, marié, élyséen, homme d’ordre, etc. ! Ah mon Dieu ! quels êtres que les bourgeois ! Mais quel bonheur ils ont, quelle sérénité ! Comme ils pensent peu à leur perfectionnement, comme ils sont peu tourmentés de tout ce qui nous tourmente !

Tu as tort de me reprocher de n’avoir pas plutôt employé mon temps à aller te voir. Je t’assure que ça m’eût fait un tout autre plaisir.

Comme tu m’écris, pauvre chère Louise, des lettres tristes depuis quelque temps ! Je ne suis pas de mon côté fort facétieux. L’intérieur et l’extérieur, tout va assez sombrement. La Bovary marche à pas de tortue ; j’en suis désespéré par moments. D’ici à une soixantaine de pages, c’est-à-dire pendant trois ou quatre mois, j’ai peur que ça ne continue ainsi. Quelle lourde machine à construire qu’un livre, et compliquée surtout ! Ce que j’écris présentement risque d’être du Paul de Kock si je n’y mets une forme profondément littéraire. Mais comment faire du dialogue trivial qui soit bien écrit ? Il le faut pourtant, il le faut. Puis, quand je vais être quitte de cette scène d’auberge, je vais tomber dans un amour platonique déjà ressassé par tout le monde et, si j’ôte de la trivialité, j’ôterai de l’ampleur. Dans un bouquin comme celui-là, une déviation d’une ligne peut complètement m’écarter du but, me le faire rater tout à fait. Au point où j’en suis, la phrase la plus simple a pour le reste une portée infinie. De là tout le temps que j’y mets, les réflexions, les dégoûts, la lenteur ! Je te tiens quitte des misères du foyer, de mon beau-frère, etc.

L’institutrice[1] part demain pour Londres. Je lui ai donné une lettre pour miss Collier ; elle te rapportera ton album.

Ce matin j’ai donné à Bouilhet le billet de cette infortunée mère Roger. Je trouve cela franc d’intention. Elle veut, la malheureuse ! Comme les femmes se précipitent naïvement dans la gueule du loup ! Comme elles se compromettent à plaisir ! Elle viendra bientôt à Rouen et l’affaire se fera, tu verras cela. Une pitié me prend toujours au début de ces histoires, quand je les contemple. Le premier baiser ouvre la porte des larmes.

Quels sont ces récits[2] ? C’est bien difficile en vers, une narration. Le drame est arrêté ? Tant mieux. J’ai connu un temps où tu en aurais fait déjà deux actes. Réfléchis, réfléchis avant d’écrire. Tout dépend de la conception. Cet axiome du grand Goethe est le plus simple et le plus merveilleux résumé et précepte de toutes les œuvres d’art possibles.

Il ne t’a pas manqué que la patience jusqu’à présent. Je ne crois pas que ce soit le génie, la patience ; mais c’en est le signe quelquefois et ça en tient lieu. Ce vieux croûton de Boileau vivra autant que qui que ce soit, parce qu’il a su faire ce qu’il a fait. Dégage-toi de plus en plus, en écrivant, de ce qui n’est pas de l’Art pur. Aie en vue le modèle, toujours, et rien autre chose. Tu en sais assez pour pouvoir aller loin ; c’est moi qui te le dis. Aie foi, aie foi. Je veux (et j’y arriverai) te voir t’enthousiasmer d’une coupe, d’une période, d’un rejet, de la forme en elle-même, enfin, abstraction faite du sujet, comme tu t’enthousiasmais autrefois pour le sentiment, pour le cœur, pour les passions. L’Art est une représentation, nous ne devons penser qu’à représenter. Il faut que l’esprit de l’artiste soit comme la mer, assez vaste pour qu’on n’en voie pas les bords, assez pur pour que les étoiles du ciel s’y mirent jusqu’au fond.

Il me semble qu’il y a dix ans que je ne t’ai vue. Je voudrais te presser sur moi dans mes défaillances. Mais après ? — Non ! Non ! Les jours de fête, je le sais, ont de trop tristes lendemains. La mélancolie elle-même n’est qu’un souvenir qui s’ignore. Nous nous retrouverons dans un an, mûris et granitisés. Ne te plains pas de la solitude. Cette plainte est une flatterie envers le monde (si tu reconnais que tu as besoin de lui pour vivre, c’est te mettre au-dessous de lui). « Si tu cherches à plaire, dit Épictète, te voilà déchu. » J’ajoute ici : s’il te faut les autres, c’est que tu leur ressembles. Qu’il n’en soit rien ! Quant à moi, la solitude ne me pèse que quand on m’y vient déranger ou quand mon travail baisse. Mais j’ai des ressorts cachés avec quoi je me remonte, et il y a ensuite hausse proportionnelle. J’ai laissé, avec ma jeunesse, les vraies souffrances ; elles ont descendu sur les nerfs, voilà tout. Adieu, chère bonne amie bien-aimée. Je t’embrasse longuement, tendrement, amplement.

Tu feras bien d’aller voir Jourdan. Il m’a eu l’air d’un brave homme. C’est une connaissance d’ailleurs à ne pas négliger.


  1. Miss Isabelle, institutrice de la nièce de Flaubert.
  2. Poème de la Femme, en six parties : La Paysanne, la Princesse, la Prostituée, la Femme supérieure, la Servante, la Bourgeoise.