Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0343

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Louis Conard (Volume 3p. 22-28).

343. À LA MÊME.
[Croisset] Dimanche soir, 11 heures
[19 septembre 1852].

Tu me permettras, chère Louise, de ne pas te faire de compliments sur ton flair psychologique. Tu crois tout ce que la mère Roger t’a débité, avec une bonne foi d’enfant. C’est une poseuse, cette petite femme. La demande qu’elle a faite d’écrire à Bouilhet équivaut, selon moi, au geste d’ouvrir les cuisses. S’en doute-t-elle ? Ici est le point difficile à éclaircir. Je ne crois ni à sa constitution dérangée par les excès du mari, ni aux nuits passées « avec son esprit et avec son cœur » et cela surtout ne m’a semblé ni vrai, ni senti ; elle aime autre chose.

La passion de tête pendant 10 ans pour Hugo me paraît également une blague cyclopéenne. Le grand homme l’a dû savoir et, dès lors, en profiter en sa qualité de paillard qu’il est, à moins que cette passion ne soit encore une pose. Remarque qu’elle ne fait jamais que des demi-confidences, qu’elle n’avoue rien relativement à Énault. Il y a au fond de tout cela bien de la misère ! Qu’elle mente sciemment, il se peut que non. On n’y voit pas toujours clair en soi et, surtout lorsqu’on parle, le mot surcharge la pensée, l’exagère, l’empêche même. Les femmes, d’ailleurs, sont si naïves, même dans leurs grimaces, on prend si bien son rôle au sérieux, on s’incorpore si naturellement au type que l’on s’est fait ! Mais il y a d’autre part une telle idée reçue qu’il faut être chaste, idéal, qu’on doit n’aimer que l’âme, que la chair est honteuse, que le cœur seul est de bon ton. Le cœur ! le cœur ! oh ! voilà un mot funeste ; et comme il vous mène loin !

L’envie de remonter chez toi, le jour du prix, la voiture qu’on attend sous la porte, à la pluie, etc., cela est vrai, par exemple, de même que l’embêtement du poids marital à porter. Mais elle ne dit pas que, sous lui, elle rêvait un autre homme et, au milieu de son dégoût, peut-être y trouvait du plaisir, à cause de cela. Prédiction : ils se baiseront […], elle te soutiendra encore qu’il n’y a rien et qu’elle aime seulement notre ami de cœur ou de tête. Ce brave organe génital est le fond des tendresses humaines ; ce n’est pas la tendresse, mais c’en est le substratum comme diraient les philosophes. Jamais aucune femme n’a aimé un eunuque et si les mères chérissent les enfants plus que les pères, c’est qu’ils leur sont sortis du ventre, et le cordon ombilical de leur amour leur reste au cœur sans être coupé.

Oui, tout dépend de là, quelqu’humiliés que nous en soyons. Moi aussi je voudrais être un ange ; je suis ennuyé de mon corps, et de manger, et de dormir, et d’avoir des désirs. J’ai rêvé la vie des couvents, les ascétismes des brachmanes etc… c’est ce dégoût de la guenille qui a fait inventer les religions, les mondes idéaux de l’art. L’opium, le tabac, les liqueurs fortes flattent ce penchant d’oubli ; aussi je tiens de mon père une sorte de pitié religieuse pour les ivrognes. J’ai comme eux la ténacité du penchant et les désillusions au réveil.

Que ma Bovary m’embête ! Je commence à m’y débrouiller pourtant un peu. Je n’ai jamais de ma vie rien écrit de plus difficile que ce que je fais maintenant, du dialogue trivial ! Cette scène d’auberge va peut-être me demander trois mois, je n’en sais rien. J’en ai envie de pleurer par moments, tant je sens mon impuissance. Mais je crèverai plutôt dessus que de l’escamoter. J’ai à poser à la fois dans la même conversation cinq ou six personnages (qui parlent), plusieurs autres (dont on parle), le lieu où l’on est, tout le pays, en faisant des descriptions physiques de gens et d’objets, et à montrer au milieu de tout cela un monsieur et une dame qui commencent (par une sympathie de goûts) à s’éprendre un peu l’un de l’autre. Si j’avais de la place encore ! Mais il faut que tout cela soit rapide sans être sec, et développé sans être épaté, tout en me ménageant, pour la suite, d’autres détails qui là seraient plus frappants. Je m’en vais faire tout rapidement et procéder par grandes esquisses d’ensemble successives ; à force de revenir dessus, cela se serrera peut-être. La phrase en elle-même m’est fort pénible. Il me faut faire parler, en style écrit, des gens du dernier commun, et la politesse du langage enlève tant de pittoresque à l’expression !

Tu me parles encore, pauvre chère Louise, de gloire, d’avenir, d’acclamations. Ce vieux rêve ne me tient plus, parce qu’il m’a trop tenu. Je ne fais point ici de fausse modestie ; non, je ne crois à rien. Je doute de tout, et qu’importe ? Je suis bien résigné à travailler toute ma vie comme un nègre sans l’espoir d’une récompense quelconque. C’est un ulcère que je gratte, voilà tout. J’ai plus de livres en tête que je n’aurai le temps d’en écrire d’ici à ma mort, au train que je prends surtout. L’occupation ne me manquera pas (c’est l’important). Pourvu que la Providence me laisse toujours du feu et de l’huile ! Au siècle dernier, quelques gens de lettres, révoltés des exactions des comédiens à leur égard, voulurent y porter remède. On prêcha Piron d’attacher le grelot : « car enfin vous n’êtes pas riche, mon pauvre Piron », dit Voltaire. « C’est possible, répondit-il, mais je m’en fous comme si je l’étais ». Belle parole et qu’il faut suivre en bien des choses de ce monde, quand on n’est pas décidé à se faire sauter la cervelle. Et puis l’hypothèse même du succès admise, quelle certitude en tire-t-on ? À moins d’être un crétin, on meurt toujours dans l’incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres. Virgile même voulait en mourant qu’on brûlât l’Énéide. Il aurait peut-être bien fait pour sa gloire. Quand on se compare à ce qui vous entoure, on s’admire ; mais quand on lève les yeux plus haut, vers les maîtres, vers l’absolu, vers le rêve, comme on se méprise ! J’ai lu ces jours derniers une belle chose, à savoir la vie de Carême le cuisinier. Je ne sais par quelle transition d’idées j’en étais venu à songer à cet illustre inventeur de sauces et j’ai pris son nom dans la Biographie universelle. C’est magnifique comme existence d’artiste enthousiaste ; elle ferait envie à plus d’un poète. Voilà de ses phrases : comme on lui disait de ménager sa santé et de travailler moins, « le charbon nous tue, disait-il ; mais qu’importe ? Moins de jours et plus de gloire ». Et dans un de ses livres où il avoue qu’il était gourmand « … mais je sentais si bien ma vocation que je ne me suis pas arrêté à manger ». Ce arrêté à manger est énorme dans un homme dont c’était l’art.

Quand tu reverras Nefftzer[1], ne lui parle plus de l’article. Nous donnerions au contraire beaucoup maintenant pour qu’il ne paraisse pas (et je crois que notre désir sera accompli). Il vaut bien mieux avoir par devers nous quelque chose à leur reprocher, à ces braves messieurs nos amis, et au besoin à leur jeter à la figure ; donc n’en dis plus mot.

Je crois que les journaux de Rouen vont parler de toi ; du moins il y a promesse. Mais quel compte faire sur de semblables mannequins !

La publication, les gens de lettres, Paris, tout cela me donne des nausées quand j’y pense. Il se pourrait bien que je ne fasse gémir jamais aucune presse. À quoi bon se donner tant de mal ? Et le but n’est pas là d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, si je mets un jour les pieds dans cette fange, ce sera comme je faisais dans les rues du Caire pendant qu’il pleuvait, avec des bottes en cuir de Russie qui me monteront jusqu’au ventre.

C’est sur toi que ma pensée revient quand j’ai fait le cercle de mes songeries ; je m’étends dessus comme un voyageur fatigué sur l’herbe de la prairie qui borde sa route. Quand je m’éveille, je pense à toi et ton image, dans le jour, apparaît de temps à autre entre les phrases que je cherche. Ô mon pauvre amour triste, reste-moi ! Je suis si vide ! Si j’ai beaucoup aimé, j’ai été peu aimé en revanche (quant aux femmes du moins) et tu es la seule qui me l’aies dit. Les autres, un moment, ont pu crier de volupté ou m’aimer en bonnes filles pendant un quart d’heure ou une nuit. Une nuit ! c’est bien long, je ne m’en rappelle guère. Eh bien, je déclare qu’elles ont eu tort ; je valais mieux que bien d’autres. Je leur en veux pour elles de n’en avoir pas profité ! Cet amour phraseur et emporté, la nacre de la joue, dont tu parles, et les bouillons de tendresse, comme eût dit Corneille, j’avais tout cela. Mais je serais devenu fou si quelqu’un eût ramassé ce pauvre trésor sans étiquette. C’est donc un bonheur : je serais maintenant stupide. Le soleil, le vent, la pluie en ont emporté quelque chose, beaucoup en est rentré sous terre, le reste t’appartient, va ; il est tout à toi, bien à toi.

B[ouilhet] t’enverra prochainement deux pièces pour être mises en musique (si cela se peut, ce dont il doute). Il est parti se coucher. Je te porterai demain moi-même cette lettre à la poste. Il faut que j’aille à Rouen pour un enterrement ; quelle corvée ! Ce n’est pas l’enterrement qui m’attriste, mais la vue de tous les bourgeois qui y seront. La contemplation de la plupart de mes semblables me devient de plus en plus odieuse, nerveusement parlant. Adieu, mille tendresses, mille caresses. Nous nous reverrons à Mantes comme tu le désires.

Je te baise partout.

À toi. Ton Gustave.

  1. Rédacteur à La Presse, puis au Temps dès sa fondation, 1861.