Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 3/0401

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Louis Conard (Volume 3p. 241-245).

401. À LOUISE COLET.
[Croisset] Lundi, minuit [20 juin 1853].

Tu as donc encore eu des ennuis cette semaine, pauvre chère Muse, encore ! « Encore le Crocodile ». Mais laisserons-nous donc toujours notre manteau se déchirer par les rats ! Les punaises s’insinuent à la longue dans les joints du cœur. Prends garde, il en retient le goût et les petites misères rapetissent. Laisse là les Énault et autres ! Qu’est-ce que ça te fait son salut, après tout ? Fouts-moi toutes ces canailles-là à la porte quand ils se présentent, très bien ! Mais ils ne méritent de toi pas même un battement de cœur de colère, car pas un seul brin de leur barbe ne vaut un seul de tes cheveux, sois-en sûre, et les contractions de leur vengeance, faisant saillie en petits articles, en petites calomnies, etc., n’auront jamais la consistance et la persistance de ta musculature poétique. La tour d’ivoire, la tour d’ivoire ! et le nez vers les étoiles ! Cela m’est bien facile à dire, n’est-ce pas ? Aussi, dans toutes ces questions-là, j’ose à peine parler. On peut me répondre : Ah ! vous, vous avez vos petits revenus, mon gros bonhomme, et n’avez besoin de personne. Je le sais, et j’admire ceux qui valent autant que moi et mieux que moi, et qui souffrent et sur qui on piétine. Il y a des jours où l’idée de tout ce mal qui s’attaque aux bons m’exaspère. La haine que je vois partout, portée à la poésie, à l’Art pur, cette négation complexe du Vrai me donne des envies de suicide. On voudrait crever, puisqu’on ne peut faire crever les autres, et tout suicide est peut-être un assassinat rentré. Cette histoire d’Énault, d’Edma et la misère de ce pauvre Leconte (surtout) nous ont beaucoup attristés hier. Pauvre et noble garçon ! Le succès, les compliments, la considération, l’argent, l’amour des femmes et l’admiration des hommes, tout ce que l’on souhaite enfin est, à des degrés différents, pour les médiocres (depuis Scribe jusqu’à Énault). Ce sont les Arsène Houssaye et les Du Camp qui trouvent le moyen de faire parler d’eux. Ce que j’admire, c’est que ceux-là même (Houssaye par exemple) sont, au point de vue de l’amusement, bassement embêtants. Les Symboles et Paradoxes sont aussi fastidieux pour un bourgeois que le serait Saint Antoine. Eh bien n’importe ! Ils ont tant crié, imprimé, réclamé, que le bourgeois les connaît et les achète. Pauvre Leconte ! C’est de toi l’idée qu’il viendrait à Rouen ? Qu’il ne fasse pas cela ! Il n’y resterait pas huit jours. Mieux vaut s’expatrier en Californie. Quand on est à Paris, il faut y rester, je crois, sous peine de n’y jamais revenir. En sortir est s’avouer vaincu.

Je crois que les souffrances de l’artiste moderne sont, à celles de l’artiste des autres temps, ce que l’industrie est à la mécanique manuelle. Elles se compliquent maintenant de vapeurs condensées, de fer, de rouages. Patience, quand le socialisme sera établi, on arrivera en ce genre au sublime. Dans le règne de l’égalité, et il approche, on écorchera vif tout ce qui ne sera pas couvert de verrues. Qu’est-ce que ça fout à la masse, l’Art, la poésie, le style ? Elle n’a pas besoin de tout ça. Faites-lui des vaudevilles, des traités sur le travail des prisons, sur les cités ouvrières et les intérêts matériels du moment, encore. Il y a conjuration permanente contre l’original, voilà ce qu’il faut se fourrer dans la cervelle. Plus vous aurez de couleur, de relief, plus vous heurterez. D’où vient le prodigieux succès des romans de Dumas ? C’est qu’il ne faut pour les lire aucune initiation, l’action en est amusante. On se distrait donc pendant qu’on les lit. Puis, le livre fermé, comme aucune impression ne vous reste et que tout cela a passé comme de l’eau claire, on retourne à ses affaires. Charmant ! La même critique est applicable à l’opéra-comique (genre françois) et à la peinture de genre, comme l’entend M. Biard, et aux délicieuses Revues de la Semaine de Môsieur Eugène Guinot[1]. Voilà un gaillard qui a six mille francs d’appointements par an pour parler au bout de la semaine de tout ce qu’on a lu dans le courant de la semaine. De temps en temps, je m’en repasse la fantaisie. Je lui ai découvert ce matin, en parlant de la Suisse, des phrases textuelles, à peu de chose près, de mon monsieur et de ma dame parlant de la Suisse (dans Bovary). Ô bêtise humaine, te connais-je donc ? Il y a en effet si longtemps que je te contemple ! Et note que ces mêmes gens qui disent « poésie des lacs », etc., détestent fort toute cette poésie, toute espèce de nature, toute espèce de lac, si ce n’est leur pot de chambre qu’ils prennent pour un océan. J’ai été assez dérangé ces jours-ci : mardi par la construction d’un mur, sur lequel il a fallu que je donne mon avis ; jeudi par du vin, qu’il a fallu que j’aille acheter ; vendredi par une visite que j’ai reçue et un dîner que j’ai pris, et aujourd’hui enfin par le re-vin qu’il a fallu classer. Bouilhet m’a accompagné jeudi dans ces courses vinicoles. J’ai été splendide et j’avais une bonne balle chez le marchand de vins, dans son comptoir, derrière les grilles, dégustant les crus dans la petite tasse d’argent, roulant mes joues et tournant les yeux. Vendredi j’ai dîné à Rouen chez Baudry avec le père Sénard, son beau-père. C’est ce Baudry qui a traduit un morceau indien dans le dernier numéro de la Revue de Paris. Il m’a dit que tous les articles y étaient payés à raison de 100 francs la feuille. Il y a de plus un prix supérieur pour les grands hommes. On a fait le calcul et donné à Baudry 40 francs. Rougissant de les empocher (ou d’empocher si peu), il a pris un abonnement, voilà. Mais comme Bouilhet est un ami, on ne le paie pas et Melaenis lui a coûté 250 francs. C’est juste, Melaenis est bon. Il faut toujours prendre, dans les choses de ce monde, la vérité et la morale à rebours. Tu verras que Énault et Du Camp vont finir par se lier. J’ai beaucoup ri, dans un temps, de la conjuration d’Holbachique, dont Jean-Jacques se plaint tant dans ses Confessions. Le tort qu’il avait, je crois, c’était de voir là un parti pris. Non, la multitude, ou le monde, n’a jamais de parti pris. Ça agit comme un organisme, en vertu de lois naturelles. Et comme Rousseau devait bien heurter tout ce XVIIIe siècle de beaux messieurs, de beaux esprits, de belles dames et de belles manières ! Quel ours lâché en plein salon ! Chaque mouvement qu’il faisait lui faisait tomber un meuble sur la tête, il dérangeait. Or tout ce qui dérange est meurtri par les angles des choses qu’il déplace. Et je ne compte pas les coups de pied au cul donnés au pauvre ours, ni les chaînes, ni la bastonnade, et les sifflets, et le rire des enfants. « Ô ours, mes frères, j’ai compris votre douleur, etc… » Quel beau mouvement à continuer pendant dix pages !

Je lis maintenant les contes d’enfant de Mme d’Aulnoy, dans une vieille édition dont j’ai colorié les images à l’âge de six ou sept ans. Les dragons sont roses et les arbres bleus ; il y a une image où tout est peint en rouge, même la mer. Ça m’amuse beaucoup, ces contes. Tu sais que c’est un de mes vieux rêves que d’écrire un roman de chevalerie. Je crois cela faisable, même après l’Arioste, en introduisant un élément de terreur et de poésie large qui lui manque. Mais qu’est-ce que je n’ai pas envie d’écrire ? Quelle est la luxure de plume qui ne m’excite ! Adieu, bon courage ; à la fin de juillet je t’irai voir ; encore six semaines ; d’ici là travaille bien, mille bons baisers partout, et surtout à l’âme.


  1. Chargé de la chronique hebdomadaire au Pays.