Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0453

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Louis Conard (Volume 4p. 5-10).

453. À LOUISE COLET.
[Croisset] Vendredi soir, 1 heure [13 janvier 1854].

Tu ne me parles pas, dans ton petit mot de ce matin, chère Louise, de la résolution que tu as prise, relativement à la Servante. J’attendais pourtant ta réponse avec anxiété. Voici pourquoi : c’est que, quoique ayant bien réfléchi avant de t’écrire une aussi dure lettre, j’ai encore réfléchi après, et j’ai presque balancé à te l’envoyer. Je me demandais : « Me suis-je trompé ? Cela se peut ! » Non, non, pourtant. Je crois que mes notes et ma lettre ont été dictées par le bon sens le plus grossier qui ait jamais arrangé des mots et, au risque de te blesser (il y avait de quoi), j’ai cru faire mon devoir de toutes façons, en te déclarant ces choses. Si ton avis est autre que le mien, nous n’avons pas besoin d’y revenir, nous ne nous convaincrons pas. Dans le cas contraire, je ne pourrai que t’admirer du sacrifice. Mais je voudrais que tu comprisses bien mes raisons. Elles sont bonnes, je crois. En tout cas, s’il te reste quelque doute, d’une manière ou d’une autre, ne t’en rapporte ni à toi, ni à moi, ni à Bouilhet. Consulte Leconte, Babinet, Antony Deschamps, etc., et expose-leur mes motifs.

Tu me pries, dans le billet de ce matin, de répondre à ta lettre de vendredi dernier. Je viens de la relire ; elle est là, tout ouverte, sur ma table. Comment veux-tu que j’y réponde ? Tu dois me connaître aussi bien que moi-même, et tu me parles de choses que nous avons traitées cent fois, et qui n’en sont pas plus avancées pour cela. Tu me reproches, comme bizarres, jusqu’aux mots de tendresse que je t’envoie dans mes lettres (il me semble pourtant que je ne fais pas grand abus de sentimentalités). Je m’en priverai donc encore davantage, puisque « cela te serre la gorge ». — Revenons, recommençons. Je vais être catégorique, explicite… 1o  De ma mère !

Eh bien, oui ! c’est cela. Tu l’as deviné ! C’est parce que j’ai la persuasion que, si elle te voyait, elle serait très froide avec toi, peu convenable, comme tu dis, que je ne veux pas que vous vous voyiez. D’ailleurs, je n’aime pas cette confusion, cette alliance de deux affections d’une source différente (quant à elle, tu peux t’imaginer la femme, d’après ce trait : elle n’irait pas, sans invitation, chez son fils aîné). Et puis, d’ailleurs, à quel titre irait-elle chez toi ? Quand je t’avais dit qu’elle y viendrait, j’avais surmonté, pour te plaire, un grand obstacle et parlementé pendant plusieurs jours. Tu n’en as tenu compte et tu es venue, sans propos, réentamer une chose irritante, une chose qui m’est antipathique, qui m’avait demandé de la peine. C’est toi, la première, qui as rompu. Tant pis. Et puis, je t’en supplie encore une fois, ne te mêle pas de cela. Quand le temps et l’opportunité se présenteront, je saurai ce que j’aurai à faire. Je trouve ta persistance, dans cette question, étrange. Me demander toujours à connaître ma mère, à te présenter chez elle, à ce qu’elle vienne chez toi, me paraît aussi drôle que si celle-ci voulait, à son tour, que je n’allasse pas chez toi, que je cessasse de te fréquenter, parce que, parce que, etc. Et je te jure bien que si elle s’avisait, elle, d’ouvrir la bouche sur ces matières, elle ne serait pas longue à la refermer, sa bouche. Autre question, à savoir, la financière. Je ne boude pas du tout. Je ne cale pas. Je ne cache nullement mes gros sous (quand j’en ai), et il est peu de gens aussi maigrement rentés que moi, qui aient l’air si riche (j’ai l’air riche, c’est vrai) — et c’est un malheur, car je peux passer pour avare ! Tu sembles me considérer comme un ladre parce que je n’offre pas, quand on ne me demande pas. Mais quand est-ce que j’ai refusé ? (On ne sait pas, quelquefois, tous les embêtements que j’ai subis pour obliger les autres.) Je n’ai pas ces élans de générosité qu’on aurait de soi-même, dis-tu ? Eh bien, moi, je dis que ce n’est pas vrai, et que j’en suis capable. Mais je m’illusionne étrangement, sans doute. Du Camp n’affirmait-il pas, aussi, que j’avais les cordons de la bourse rouillés ?

Je me résume. Je t’ai dit que je t’obligerai toujours et puis je répète que je n’ai pas le sou. Cela te semble louche, mais je ne nie rien, et je répète encore en m’expliquant : c’est vrai, je n’ai pas un liard (ainsi, pour aller jusqu’au mois de février, j’ai 20 francs). Crois-tu que, si je pouvais, je n’achèterais pas 100 exemplaires du volume de Leconte, etc. ? Mais il faut avant tout payer ses dettes. Or, sur 2 000 francs que j’ai à toucher cette année, j’en dois déjà près de 1 200. Compte en plus les voyages à Paris ! l’année prochaine, pour habiter Paris, j’entamerai largement mon capital. Il le faudra. Je me suis fixé une somme. Une fois cette somme mangée, il me faudra revivre comme maintenant, à moins que je ne gagne quelque chose, supposition qui me paraît absurde.

Mais, mais ! — note bien ce mais — s’il t’en fallait, je t’en trouverais tout de même, dussé-je mettre l’argenterie de la maison au Mont de Piété. Comprends-tu maintenant ?

Quant à la fin de la Bovary, je me suis déjà fixé tant d’époques, et trompé tant de fois, que je renonce non seulement à en parler, mais à y penser. À la grâce de Dieu ! Je n’y comprends plus rien ! Cela se finira quand cela voudra, dussé-je mourir dessus d’ennui et d’impatience, ce qui m’arriverait peut-être, sans la rage qui me soutient. D’ici là, j’irai te voir tous les deux mois, comme je te l’ai promis.

Enfin, pauvre chère Louise, veux-tu que je t’ouvre le fond de ma pensée, ou plutôt que j’ouvre le fond de ton cœur ? Je crois que ton amour chancelle. Les mécontentements, les souffrances que je te donne n’ont point d’autre cause, car tel je suis, tel j’ai été toujours ! Mais maintenant, tu m’aperçois mieux, et tu me juges raisonnablement, peut-être. Je n’en sais rien. Cependant, quand on aime complètement, on aime ce que l’on aime tel qu’il est, avec ses défauts et ses monstruosités ; on adore jusqu’à la gale, on chérit la bosse, et l’on aspire avec délices l’haleine qui vous empoisonne. Il en est de même au moral. Or je suis difforme, infâme, égoïste, etc. Sais-tu qu’on finira par me rendre insupportable d’orgueil, à toujours me blâmer comme on le fait ? Je crois qu’il n’y a pas un mortel sur la terre qui soit moins approuvé que moi, mais je ne changerai pas. Je ne me réformerai pas. J’ai déjà tant gratté, corrigé, annihilé ou bâillonné de choses en moi que j’en suis las. Tout a un terme, et je me trouve assez grand garçon maintenant pour me considérer comme éduqué. Il faut songer à autre chose. J’étais né avec tous les vices. J’en ai supprimé radicalement plusieurs, et je n’ai donné aux autres qu’une pâture légère. Les martyres que j’ai subis dans ce manège psychologique, Dieu seul les sait, mais actuellement j’y renonce. C’est le chemin de la mort, et je veux vivre encore pendant trois ou quatre livres ; ainsi je suis cristallisé, immobile. Tu m’appelles granit. Mes sentiments sont de granit. Et si j’ai le cœur dur, il est solide au moins, et n’enfonce sous rien. Les abandons et les injustices n’altèrent pas ce qui est gravé dessus. Tout y reste et ta pensée, quoi que tu fasses et que je fasse, ne s’en effacera pas.

Adieu, un long baiser sur ton front que j’aime !

À toi. Ton G.