Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0454

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Louis Conard (Volume 4p. 10-13).

454. À LOUISE COLET.
Dimanche soir.

Je suis très peiné. Je te fais des excuses, et des plus sincères, puisque tu as trouvé ce que je te disais de la Servante acerbe et injurieux. Mon intention a été tout autre. Il est vrai (comme tu me l’écris) que j’étais, dans ce travail, irrité. Il m’avait considérablement agacé les nerfs et tu peux te convaincre toi-même que j’ai travaillé au microscope. Ce qui m’y a révolté c’est de voir gaspiller tant de dons du ciel par un tel parti pris de morale.

Crois bien que je ne suis nullement insensible aux malheurs des classes pauvres, etc., mais il n’y a pas, en littérature, de bonnes intentions. Le style est tout et je me plains de ce que, dans la Servante, tu n’as pas exprimé tes idées par des faits ou des tableaux. Il faut avant tout, dans une narration, être dramatique, toujours peindre ou émouvoir, et jamais déclamer. Or le poète, dans ce poème, déclame trop souvent. Voilà ma plus grande critique. J’y joins la non-gradation des caractères. Quant aux critiques de détails, je te les abandonne si tu veux, mais les deux que tu relèves, comme roc, lu pour roi, et impures pour impie, tu avoueras que le grief est léger. (Je n’ai pourtant pas lu à la hâte.) Quant à impur, il y en a franchement un tel abus que je ne voyais plus que cela.

Je n’ai point du tout oublié la conduite du sieur Musset et les sentiments que je lui porte sont loin d’être bienveillants. J’ai voulu seulement dire que le châtiment dépassait l’outrage. Il est certain qu’à sa place j’aimerais mieux recevoir un soufflet dans la rue que de tels vers à mon adresse.

Comme tu as mal pris, pauvre chère Muse, ce que je te disais de Karr ! Me supposes-tu donc assez goujat pour te rappeler ces choses dans une intention blessante ? Non ! Si tu avais eu, toujours eu pour conseillers des gens d’un sens pratique aussi bourgeois que moi, et que tu les eusses écoutés, il y a bien des choses qui t’arrivent et qui ne t’arriveraient pas ? Puis tu t’étonnes de ce mot « ridicule ». C’est pourtant le seul exact. On est toujours ridicule quand les rieurs sont contre vous. Voilà ce que j’entendais, et les rieurs sont toujours du côté des forts, de la mode, des idées reçues, etc. Pour vivre en paix, il ne faut se mettre ni du côté de ceux dont on rit ni du côté de ceux qui rient. Restons à côté, en dehors, mais pour cela il faut renoncer à l’action.

Rappelons-nous toujours, ces trois maximes (les deux premières sont d’Épictète, homme peu accusé d’avoir eu une morale relâchée, et la troisième de La Rochefoucauld) : « Cache ta vie. — Abstiens-toi. — L’honnête homme est celui qui ne s’étonne de rien. » (Ce n’est pas moi qui suis l’honnête homme, car je m’étonne de bien des choses !) En suivant ces idées-là, on est ferme dans la vie et dans l’Art. Ne sens-tu pas que tout se dissout maintenant par le relâchement, par l’élément humide, par les larmes, par le bavardage, par le laitage. La littérature contemporaine est noyée […]. Il nous faut à tous prendre du fer pour nous faire passer les chloroses gothiques que Rousseau, Chateaubriand et Lamartine nous ont transmises.

Le succès de Badinguet s’explique par là. Il s’est résumé, celui-là. Il n’a pas perdu ses forces en petites actions divergentes de son but. Il a été comme un boulet de canon pesant et roulé en boule. Puis il a éclaté tout d’un coup et l’on a tremblé. Si le père Hugo l’eût imité, il eût pu faire en poésie ce que l’autre avait fait en politique, une chose des plus originales. Mais non, il s’est emporté en criailleries. La passion nous perd tous.

À propos, il me semble que je t’ai remis, à mon dernier voyage, ses lettres. Je te rapporterai celles de Musset, mais il m’est impossible de retrouver celles de Gagne. Je te renvoie le billet de Béranger et les vers de Vigny, de peur de les perdre. Quel style de bottier que celui de l’Horace français ! Votre demoiselle, pour dire votre fille ! Comme ces gaillards-là sont nativement canailles !

Tu m’as envoyé ce matin une très belle pensée « ô humanité que tu me dégoûtes ! » Je vois que tu fais des progrès en philosophie. Je ne saurais que t’en applaudir.

Adieu, je t’embrasse.

À toi. G.
Lundi matin.

Je rouvre ma lettre pour y mettre celle du Crocodile. La lettre à Mme B… étant trop grosse, je te l’enverrai la prochaine fois.

Stella[1] m’a semblé beau. Il m’envoie une autre pièce stupide.

Prends garde à toi ; la surveillance est sévère.


  1. Poème de Victor Hugo, Les Châtiments, liv. VI.