Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0468

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Louis Conard (Volume 4p. 60-63).

468. À LOUISE COLET.
[Croisset] Nuit de samedi, 1 heure [22 avril 1854].

Je viens de rêvasser pendant une heure à ton article de la Librairie nouvelle, ou plutôt sur la Librairie nouvelle. Je crois qu’il y a moyen d’en faire un, tel quel. Je te bâclerai ça ces jours-ci, pendant que Bouilhet sera là. Il te l’apportera ou je te l’apporterai peu de jours après. Le principal et la seule chose difficile, c’est d’avoir un plan quelconque, et que ces bêtes de lignes ne se bornent pas à être une sèche nomenclature. Je suis toujours empêtré dans les pieds bots. Mon cher frère m’a manqué cette semaine deux rendez-vous et, s’il ne vient pas demain, je serai encore forcé d’aller à Rouen. N’importe, cela avance. J’ai eu beaucoup de mal ces jours-ci, relativement à un discours religieux. Ce que j’ai écrit est, dans ma conscience, d’une impiété rare. Ce que c’est que la différence d’époque ! Si j’eusse vécu cent ans plus tôt, quelle déclamation j’aurais mise là ! Au lieu que je n’ai écrit qu’une exposition pure et presque littérale de ce qui a dû être. Nous sommes avant tout dans un siècle historique. Aussi faut-il raconter tout bonnement, mais raconter jusque dans l’âme. On ne dira jamais de moi ce qu’on dit de toi dans le sublime prospectus de la Librairie Nouvelle : « Tous ses travaux concourent à ce but élevé » (l’aspiration d’un meilleur avenir). Non, il ne faut chanter que pour chanter. Pourquoi l’Océan remue-t-il ? Quel est le but de la nature ? Eh bien ! je crois le but de l’humanité exactement le même. Cela est parce que cela est, et vous n’y ferez rien, braves gens. Nous tournons toujours dans le même cercle, nous roulons toujours le même rocher ! N’était-on pas plus libre et plus intelligent du temps de Périclès que du temps de Napoléon III ? Où as-tu vu que je perds « le sens de certains sentiments que je n’éprouve pas » ? Et d’abord je te ferai observer que je les éprouve. J’ai le cœur humain et, si je ne veux pas d’enfant à moi, c’est que je sens que je l’aurais trop paternel. J’aime ma petite nièce comme si elle était ma fille, et je m’en occupe assez (activement) pour prouver que ce ne sont point des phrases. Mais que je sois écorché vif plutôt que d’exploiter cela en style ! Je ne veux pas considérer l’Art comme un déversoir à passion, comme un pot de chambre un peu plus propre qu’une simple causerie, qu’une confidence. Non ! non ! la Poésie ne doit pas être l’écume du cœur. Cela n’est ni sérieux, ni bien. Ton enfant mérite mieux que d’être montrée en vers sous sa couverture[1], que d’être appelée ange, etc. Tout cela est de la littérature de romance plus ou moins bien écrite, mais qui pêche par la même base faible. Quand on a fait la Paysanne et quelques pièces de ton recueil : « Ce qui est [dans le cœur des femmes] », on ne peut plus se permettre ces fantaisies-là, même pour rire. La personnalité sentimentale sera ce qui plus tard fera passer pour puérile et un peu niaise une bonne partie de la littérature contemporaine. Que de sentiment, que de sentiment, que de tendresses, que de larmes ! Il n’y aura jamais eu de si braves gens. Il faut avoir avant tout du sang dans les phrases et non de la lymphe, et quand je dis du sang, c’est du cœur. Il faut que cela batte, que cela palpite, que cela émeuve. Il faut faire s’aimer les arbres et tressaillir les granits. On peut mettre un immense amour dans l’histoire d’un brin d’herbe. La fable des deux pigeons m’a toujours plus ému que tout Lamartine, et ce n’est que le sujet. Mais si La Fontaine avait eu dépensé d’abord sa faculté aimante dans l’exposition de ses sentiments personnels, lui en serait-il resté suffisamment pour peindre l’amitié de deux oiseaux ? Prenons garde de dépenser en petite monnaie nos pièces d’or.

Ton reproche est d’autant plus singulier que je fais un livre uniquement consacré à la peinture de ces sentiments que tu m’accuses de ne pas comprendre, et j’ai lu ta pièce de vers trois jours après avoir achevé un petit tableau où je représentais une mère caressant son enfant. Tout cela n’est pas pour défendre mes critiques, auxquelles je tiens fort peu. Mais je ne démords pas de l’idée qui me les a dictées.

Il me semble que le Prix s’annonce bien ; j’ai bon espoir.

Je n’ai eu aucune nouvelle de Bouilhet depuis qu’il est parti. Je l’attends mardi ou mercredi. Peux-tu m’envoyer cette pièce de Leconte, Les Chiens au clair de lune[2] ? j’ai grande envie de la connaître.

Puisque tu es décidée à publier la Servante de suite, je n’en dis plus rien (de la publication) ; mais j’attendrai. Quelle rage vous avez tous là-bas, à Paris, de vous faire connaître, de vous hâter, d’appeler les locataires avant que le toit ne soit achevé d’être bâti ! Où sont les gens qui suivent le précepte d’Horace, qu’il faut tenir pendant neuf ans son œuvre secrète avant de se décider à la montrer ? On n’est en rien magistral par le temps qui court. Adieu, je t’embrasse, non magistralement. À toi[3].

Ton G.

  1. Voir lettre no 451, tome III.
  2. Le Vent froid dans la nuit (Poèmes barbares).
  3. Cette lettre est la dernière que nous possédions, mais il est peu vraisemblable qu’elle soit la dernière que Flaubert adressa à son amie, bien que la brouille fût proche. Nous ignorons dans quelle atmosphère s’est poursuivie cette correspondance et comment vint la rupture entre les deux amants. L’existence du dernier billet qui mit le point final à cette relation amoureuse de huit années n’est pas douteuse ; mais il est décrit de façons si différentes par les personnes qui affirment l’avoir lu, que nous nous abstenons d’autre commentaire.