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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0534

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 180-186).

534. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Croisset, 18 mai [1857].

Je suis bien en retard avec vous, mon cher confrère et chère lectrice. Ne mesurez pas mon affection à la rareté de mes lettres ; n’accusez que les encombrements de la vie parisienne, la publication de mon volume et les études archéologiques auxquelles je me livre maintenant. Mais me voilà revenu à la campagne, j’ai plus de temps à moi et nous allons aujourd’hui passer la soirée ensemble ; parlons de nous d’abord, puis de vos volumes et ensuite de quelques idées sociales et politiques sur lesquelles nous différons.

Vous me demandez comment je me suis guéri des hallucinations nerveuses que je subissais autrefois ? Par deux moyens : 1o en les étudiant scientifiquement, c’est-à-dire en tâchant de m’en rendre compte, et, 2o par la force de la volonté. J’ai souvent senti la folie me venir. C’était dans ma pauvre cervelle un tourbillon d’idées et d’images où il me semblait que ma conscience, que mon moi sombrait comme un vaisseau sous la tempête. Mais je me cramponnais à ma raison. Elle dominait tout, quoique assiégée et battue. En d’autres fois, je tâchais, par l’imagination, de me donner facticement ces horribles souffrances. J’ai joué avec la démence et le fantastique comme Mithridate avec les poisons. Un grand orgueil me soutenait et j’ai vaincu le mal à force de l’étreindre corps à corps. Il y a un sentiment ou plutôt une habitude dont vous me semblez manquer, à savoir l’amour de la contemplation. Prenez la vie, les passions et vous-même comme un sujet à exercices intellectuels. Vous vous révoltez contre l’injustice du monde, contre sa bassesse, sa tyrannie et toutes les turpitudes et fétidités de l’existence. Mais les connaissez-vous bien ? avez-vous tout étudié ? Êtes-vous Dieu ? Qui vous dit que votre jugement humain soit infaillible ? que votre sentiment ne vous abuse pas ? Comment pouvons-nous, avec nos sens bornés et notre intelligence finie, arriver à la connaissance absolue du vrai et du bien ? Saisirons-nous jamais l’absolu ? Il faut, si l’on veut vivre, renoncer à avoir une idée nette de quoi que ce soit. L’humanité est ainsi, il ne s’agit pas de la changer, mais de la connaître. Pensez moins à vous. Abandonnez l’espoir d’une solution. Elle est au sein du Père ; lui seul la possède et ne la communique pas. Mais il y a dans l’ardeur de l’étude des joies idéales faites pour les nobles âmes. Associez-vous par la pensée à vos frères d’il y a trois mille ans ; reprenez toutes leurs souffrances, tous leurs rêves, et vous sentirez s’élargir à la fois votre cœur et votre intelligence ; une sympathie profonde et démesurée enveloppera, comme un manteau, tous les fantômes et tous les êtres. Tâchez-donc de ne plus vivre en vous. Faites de grandes lectures. Prenez un plan d’études, qu’il soit rigoureux et suivi. Lisez de l’histoire, l’ancienne surtout. Astreignez-vous à un travail régulier et fatigant. La vie est une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter. Et on l’évite en vivant dans l’Art, dans la recherche incessante du Vrai rendu par le Beau. Lisez les grands maîtres en tâchant de saisir leur procédé, de vous rapprocher de leur âme, et vous sortirez de cette étude avec des éblouissements qui vous rendront joyeuse. Vous serez comme Moïse en descendant du Sinaï. Il avait des rayons autour de la face, pour avoir contemplé Dieu.

Que parlez-vous de remords, de faute, d’appréhensions vagues et de confession ? Laissez tout cela, pauvre âme ! par amour de vous. Puisque vous vous sentez la conscience entièrement pure, vous pouvez vous poser devant l’éternel et dire : « Me voilà ». Que craint-on quand on n’est pas coupable ? Et de quoi les hommes peuvent-ils être coupables ? insuffisants que nous sommes, pour le mal comme pour le bien ! Toutes vos douleurs viennent de l’excès de la pensée oisive. Elle était vorace et, n’ayant point de pâture extérieure, elle s’est rejetée sur elle-même et s’est dévorée jusqu’à la moelle. Il faut la refaire, l’engraisser et empêcher surtout qu’elle ne vagabonde. Je prends un exemple : vous vous préoccupez beaucoup des injustices de ce monde, de socialisme et de politique. Soit. Eh ! bien, lisez d’abord tous ceux qui ont eu les mêmes aspirations que vous. Fouillez les utopistes et les rêveurs secs. — Et puis, avant de vous permettre une opinion définitive, il vous faudra étudier une science assez nouvelle, dont on parle beaucoup et que l’on cultive peu, je veux dire l’Économie politique. Vous serez tout étonnée de vous voir changer d’avis, de jour en jour, comme on change de chemise. N’importe, le scepticisme n’aura rien d’amer, car vous serez comme à la comédie de l’humanité et il vous semblera que l’histoire a passé sur le monde pour vous seule.

Les gens légers, bornés, les esprits présomptueux et enthousiastes veulent en toute chose une conclusion ; ils cherchent le but de la vie et la dimension de l’infini. Ils prennent dans leur pauvre petite main une poignée de sable et ils disent à l’Océan : « Je vais compter les grains de tes rivages. » Mais comme les grains leur coulent entre les doigts et que le calcul est long, ils trépignent et ils pleurent. Savez-vous ce qu’il faut faire sur la grève ? Il faut s’agenouiller ou se promener. Promenez-vous.

Aucun grand génie n’a conclu et aucun grand livre ne conclut, parce que l’humanité elle-même est toujours en marche et qu’elle ne conclut pas. Homère ne conclut pas, ni Shakespeare, ni Goethe, ni la Bible elle-même. Aussi ce mot fort à la mode, le Problème social, me révolte profondément. Le jour où il sera trouvé, ce sera le dernier de la planète. La vie est un éternel problème, et l’histoire aussi, et tout. Il s’ajoute sans cesse des chiffres à l’addition. D’une roue qui tourne, comment pouvez-vous compter les rayons ? Le dix-neuvième siècle, dans son orgueil d’affranchi, s’imagine avoir découvert le soleil. On dit par exemple que la Réforme a été la préparation de la Révolution française. Cela serait vrai si tout devait en rester là, mais cette Révolution est elle-même la préparation d’un autre état. Et ainsi de suite, ainsi de suite. Nos idées les plus avancées sembleront bien ridicules et bien arriérées quand on les regardera par-dessus l’épaule. Je parie que dans cinquante ans seulement, les mots : « Problème social, moralisation des masses, progrès et démocratie » seront passés à l’état de « rengaine » et apparaîtront aussi grotesques que ceux de : « Sensibilité, nature, préjugés et doux liens du cœur » si fort à la mode vers la fin du dix-huitième siècle.

C’est parce que je crois à l’évolution perpétuelle de l’humanité et à ses formes incessantes, que je hais tous les cadres où on veut la fourrer de vive force, toutes les formalités dont on la définit, tous les plans que l’on rêve pour elle. La démocratie n’est pas plus son dernier mot que l’esclavage ne l’a été, que la féodalité ne l’a été, que la monarchie ne l’a été. L’horizon perçu par les yeux humains n’est jamais le rivage, parce qu’au delà de cet horizon, il y en a un autre, et toujours ! Ainsi chercher la meilleure des religions, ou le meilleur des gouvernements, me semble une folie niaise. Le meilleur, pour moi, c’est celui qui agonise, parce qu’il va faire place à un autre.

Je vous en veux un peu pour m’avoir dit, dans une de vos précédentes lettres, que vous désiriez pour tous « l’instruction obligatoire »[1]. — Moi, j’exècre tout ce qui est obligatoire, toute loi, tout gouvernement, toute règle. Qui êtes-vous donc, ô société, pour me forcer à quoi que ce soit ? Quel Dieu vous a fait mon maître ? Remarquez que vous retombez dans les vieilles injustices du passé. Ce ne sera plus un despote qui primera l’individu, mais la foule, le salut public, l’éternelle raison d’État, le mot de tous les peuples, la maxime de Robespierre. J’aime mieux le désert, je retourne chez les Bédouins qui sont libres.

Comme le papier s’allonge, chère lectrice, en causant avec vous. Il faut pourtant, avant de clore ma lettre, que je vous parle de vos deux livres.

Ce qui m’a surpris et ce qui pour moi domine dans votre talent, c’est la faculté poétique et l’idée philosophique, quand elle se forme à la grande morale éternelle, je veux dire quand vous ne parlez pas en votre nom propre. Il y a un homme dont vous devriez vous nourrir, et qui vous calmerait, c’est Montaigne. Étudiez-le à fond, je vous l’ordonne, comme médecin. Ainsi, dans Cécile (page 18), voici une phrase que j’aime : « C’est en vain qu’on ose donner le change », etc. La page 45 : « Le ciel me semblait plus bleu, le soleil plus brillant » est charmante. Un effet de soleil sur la mer à Dieppe (page 103) m’a ravi ; vous excellez dans ces effets-là. La grande lettre de Cécile est une bonne chose. Il en est de même du caractère de Julia et de la passion désordonnée qu’elle inspire. Mais je blâme souvent le lâche du style, des expressions toutes faites, comme les notabilités de la société (page 85) ; « Le destin jeta une nouvelle pomme de discorde » (page 87) ; « M’abreuver de son sang » (page 91). Cela se dit en tragédie, et ne doit plus se dire, parce que jamais cela ne fut pensé. Ce sont de légères fautes, il est vrai ; mais un esprit aussi distingué que le vôtre devrait s’en abstenir. Travaillez ! travaillez !

Voici un trait que je trouve excellent (page 114) : « Avec autant de terreur que si elle eût ignoré les faits qu’elle contenait » ; et cette phrase jetée en passant (page 124) : « Il faut avoir vécu dans une ville de province pour savoir », etc. Les pages 132-133 : fort beau. L’oubli, cette grande misère du cœur humain, qui les complète toutes, 146, sublime ! La longue lettre de Julia, écrite de son couvent, est un petit chef-d’œuvre et, de tout ce que je connais de vous, c’est incontestablement ce que j’aime le mieux. Tout ce roman de Cécile, du reste, me plaît beaucoup. Je n’en blâme que le cadre. L’ami qui écoute l’histoire ne sert pas à grand’chose. Vos dialogues, en général, ne valent pas vos narrations, ni surtout vos expositions de sentiment. Vous voyez que je vous traite en ami, c’est-à-dire sévèrement. C’est parce que je suis sûr que vous pouvez faire des choses charmantes, exquises, que je me montre si pédant. Rabattez la moitié de mes critiques et centuplez mes éloges. Ma première lettre sera remplie par mes observations sur Angélique.


  1. Flaubert dénature un peu la pensée de sa correspondante. Elle avait écrit : « Voilà ce que je voudrais, le pain du corps et de l’âme pour tous, le travail obligatoire, l’emploi de toutes les facultés suivant la capacité des individus. » (Lettre du 10 avril.) [Note de René Descharmes, édition Santandréa.]