Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0535

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Louis Conard (Volume 4p. 186-188).

535. À JULES DUPLAN.
[Croisset, mai 1857, vers le 18 ou le 20.]

Non, mon bon vieux, malgré votre conseil je ne vais pas abandonner Carthage pour reprendre Saint Antoine, parce que je ne suis plus dans ce cercle d’idées et qu’il faudrait m’y remettre, ce qui n’est pas pour moi une petite besogne. Je sais bien qu’au point de vue de la critique (mais de la critique seulement) ce serait habile pour la dérouter ; mais, du moment que j’écrirais en pensant à ces drôles, je ne ferais plus rien qui vaille, il me faudrait rentrer dans la peau de saint Antoine, laquelle est plus tatouée et plus profonde que celle de Chollet. Je suis dans Carthage et je vais tâcher, au contraire, de m’y enfoncer le plus possible et de m’ex-halter.

Saint Antoine est d’ailleurs un livre qu’il ne faut pas rater. Je sais maintenant ce qui lui manque, à savoir deux choses : 1o le plan ; 2o la personnalité de saint Antoine. J’y arriverai. Mais il me faut du temps, du temps ! D’ailleurs, m… pour la critique ! Je me f… de on et c’est parce que je m’en suis f… que la Bovary mord un tantinet. Que l’on me confonde tant que l’on voudra avec Barrière et le jeune Dumas[1], cela ne me blesse nullement, pas plus que les prétendues fautes de français relevées par ce bon M. Deschamps. Seulement, je prie Gleyre d’inonder Buloz de traits piquants.

Bouilhet, qui pense trop au public et qui voudrait plaire à tout le monde tout en restant lui, fait si bien qu’il ne fait rien du tout. Il oscille, il flotte, il se ronge. Il m’écrit de sa retraite des lettres désespérées. Tout cela vient de son irrémédiable janfoutrerie. Il ne faut jamais penser au public, pour moi, du moins. Or je sens que si je me mettais à Saint Antoine maintenant, je l’accommoderais selon les besoins de la circonstance, ce qui est un vrai moyen de chute. Réfléchissez à cela, mon bon, et vous verrez que je ne suis pas si entêté que j’en ai l’air. Carthage sera d’ailleurs plus amusant, plus compréhensible et me donnera, j’espère, une autorité qui me permettra de me lâcher dans Saint Antoine. Pensez-vous à couper Candide en tableaux pour une féerie ? Tâchez d’avoir fait cette besogne quand vous viendrez ici.

Et Siraudin ? Quid ?

Je compatis d’autant mieux à vos embêtements financiers que je suis pour le moment dans une dèche profonde.

J’ai dépensé depuis le 1er janvier plus de 10 000 francs, ce qui est trop pour un mince rentier comme moi, et j’ai encore mille écus de dettes. Aussi vais-je rester à la campagne le plus longtemps possible ; raison d’économie, Monsieur ! raison de travail aussi. Je me ficherais de ça complètement si les phrases roulaient bien ! Espérons que ça va venir.

J’ai reçu l’article Limayrac. Quel crétin avec son grand écrivain sur le trône !

Lévy m’a écrit qu’il allait faire un second tirage : voilà 15 000 exemplaires de vendus ; aliter : 30 000 francs qui me passent sous le nez[2] !…


  1. Sainte-Beuve avait rapproché Flaubert de Dumas fils, et Madame Bovary des Faux Bonshommes de Barrière.
  2. L’éditeur Michel Lévy avait acheté à Flaubert, pour la somme de 500 francs, le droit de vendre Madame Bovary pendant cinq années.