Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0597

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Louis Conard (Volume 4p. 290-298).

597. À ERNEST FEYDEAU.
[Fin décembre 1858].

Observations générales sur Daniel :

J’ai marqué en marge les phrases que je trouvais vicieuses, les tournures lourdes, les expressions toutes faites et convenues, je n’y reviendrai plus. Mais parlons d’abord des beautés.

Ce qu’on se rappelle, ce qui reste palpitant et net dans l’esprit, après cette lecture, ce sont :

1o Toute la première partie, la demeure de Daniel, sa femme, le grattage de l’hôtel et la scène dans l’hôtel garni. Tout cela est superbe. Le duel est très bien, mais moins rare ;

2o Dans la seconde, l’apparition de la jeune fille sur le rocher, le portrait du vieux comte, les dames sous la tente ; Georget, quoique moins décrit, est une figure réussie. Celle de Cabâss est parfaite ;

3o Dans la troisième, l’incendie ;

4o La quatrième partie est (avec la première), la plus forte. Le dialogue de Louise et de Daniel, quand Daniel l’engage à épouser Cabâss, est une chose parfaite et réussie. Très beau ! très beau !

Ce livre-là s’avale d’une haleine. Il y a peut-être un peu de complaisance, de la part de l’auteur, envers les paysages ; ils sont prodigués. Mais, comme ils sont tous bien faits, je m’en moque. Cela est ardent et exalté d’un bout à l’autre. Cependant l’auteur se voit trop sous Daniel ; on ne sent pas la supériorité de l’écrivain sur son héros. Peu importe, puisque c’est le héros qui parle. Il a fallu un grand art pour ne pas rendre Louise insipide, car au fond, c’est l’« Ange ». Quant à Daniel, qui est de la famille des Oberman et des Roger, je lui reproche uniquement de trop parler ; il y a des tournures de style emphatiques. Il s’adresse au ciel, il crie à tous les vents, il blasphème. Je n’attaque nullement le fond de ce caractère, mais je dis qu’on peut en enlever les côtés connus, en changeant certaines tournures de style qui reviennent sans cesse : « m’écriai-je ! » « ô ciel ! » ; ça lui donne un air théâtral, tandis que c’est un personnage concentré et rêveur.

L’auteur insiste trop sur l’esprit du comte et ne le montre pas assez. Il aurait fallu, puisque c’était un monsieur si spirituel, lui faire dire des mots. Mais j’aimerais mieux retrancher un peu de ces phrases où on nous répète : « C’était un esprit fin, railleur, etc. » Il est beaucoup question des railleries de ce vieux drôle ; or, on n’en voit guère.

Il y a, suivant moi, une suspension dans l’intérêt et une baisse de style vers la fin de la deuxième partie. Ça se traîne jusqu’à l’incendie ; après l’incendie, ça rebaisse. Quant à la quatrième partie, c’est vigoureux, superbe, intéressant, émouvant, réussi en un mot.

La partie faible de style, c’est le dialogue, quand il n’est pas important de fond. Tu ignores l’art de mettre dans une conversation les choses nécessaires en relief, en passant lestement sur ce qui les amène. Je trouve cette observation très importante. Un dialogue, dans un livre, ne représente pas plus la vérité vraie (absolue) que tout le reste ; il faut choisir et y mettre des plans successifs, des gradations et des demi-teintes, comme dans une description. Voilà ce qui fait que les belles choses de tes dialogues (et il y en a) sont perdues, ne font pas l’effet qu’elles feront, une fois débarrassées de leur entourage.

Je ne dis pas de retrancher les idées, mais d’adoucir comme ton celles qui sont secondaires. Pour cela, il faut les reculer, c’est-à-dire les rendre plus courtes et les écrire au style indirect.

Voilà donc, quant à la question de forme (qui est aussi une question d’effet et d’amusement), ce qu’il y a de plus grave, et même la seule chose grave. Tu enlèveras par là de la monotonie. Serre, serre les dialogues, on parle trop, et tes personnages parlent un peu tous de la même façon ; leur discours manque de caractère (j’en excepte Georget). Ainsi Louise dit quelque part qu’elle « l’identifie » (p. 182) ; ce n’est pas là un mot de jeune fille.

Mais si l’observation manque un peu dans les discours, on la retrouve (et flamboyante) dans les peintures. Les dames travaillant sous la tente et les baigneuses sont des morceaux achevés. Il y a là une certaine veine gouailleuse et contenue qu’il faudra plus tard exploiter et qui fera ouvrir les yeux, j’en suis sûr. Quant aux choses de la nature, les aspects de mer et de ciel, elles sont rendues aussi habilement que possible.

Bref, quant au caractère et au style, à l’ensemble enfin, Daniel a selon moi une grande supériorité sur Fanny.

Mais (voilà le mais qui revient) la situation languit à partir de la seconde partie, c’est cela qu’il faut revoir sérieusement et serrer. Ça n’avance pas assez et je trouve, comme longueur matérielle, que c’est en disproportion avec le reste. Telle digression tient plus de place qu’une scène capitale.

Maintenant j’arrive à deux changements, ou plutôt deux suppressions :

1o Page 120. La tartine de Daniel à propos des pêcheuses.

Que vois-tu là de bon ? C’est écrit en phrases toutes faites d’un bout à l’autre, et commun de fond au suprême degré. Quel est le bourgeois qui n’a pas pensé cela et dit cela ? Je relève au hasard ce qui me tombe sous les yeux, en reparcourant les malencontreuses pages : les poings de fer du besoin, les ardents feux du four, sordides haillons, la saison où la nature sourit à l’homme, le spectacle de leurs travaux, le spectacle de ces misères, les lignes harmonieuses de son profil (genre artiste !), une manie imperceptible de sentiment qui touche un cœur, les plus malheureux ne sont pas les malheureux du travail !!!, faisant un pénible effort, une obole à la pauvreté, etc., etc., ternir l’image qui vivra, etc.

Tout cela est d’un piètre langage, parce que le fond est banal. Telle idée, tel style ! Si tu as besoin que Louise s’émeuve, montre de la pitié, tâche de trouver quelque chose de plus saisissant et de plus court.

2o L’incroyable docteur !

Ah ! Celui-là est folichon ! Où diable as-tu vu qu’il en existât de pareils ? Tu vas me répondre par un nom propre ; je connais ton modèle physiquement, n’est-ce pas ? Mais là s’arrête la vérité. Un médecin de campagne ainsi bâti, miséricorde ! Un docteur, à Trouville ! Un docteur fin, un peu gouailleur, philanthrope, agronome, et revenu du fracas des cités ! Voilà de la fantaisie ou je ne m’y connais pas. Jamais un pareil mortel n’a existé, d’abord ; et en second lieu, jamais il n’a existé dans un village. La vérité vraie est que ton médecin, celui-là, dans ce milieu-là, doit admirer les gens riches avec qui il cause, et être de leur avis. Il est d’ailleurs trop doux, trop poli, il marche sur la pointe des pieds (p. 145) dans la chambre d’un malade (attention que je n’ai jamais vu pratiquer par aucun de ces messieurs). Enfin il m’embête au suprême degré, ton docteur, c’est l’éternel docteur de tous les livres et de toutes les pièces. À quoi est-il utile ? Qu’amène-t-il ?

Comment ? Tu ne sens pas qu’à partir de la page 181, tous ces personnages-là sont légers comme des rhinocéros, qu’ils parlent pour ne rien dire et que c’est trop nature ? « Je vous attends aux preuves. » — « Il ne s’agit pas de cela. » — « Pauvre maman ! Comme on l’attaque ! » — « Très bien, merci et passons. » — « Cette discussion n’est pas possible. » — « Halte-là ! »

Et quelle sermonneuse que cette Louise ! Tu me la gâtes à plaisir. C’est ici une bas-bleu corsée. Quelles expressions : « La mélancolie indéfinissable de la solitude. » « Je ne demande même pas à la nature des sujets d’étude. » « Je t’adore comme la révélation de Dieu » ! et du haut de ces échasses nous tombons, tout à plat, sur des berquineries ratées.

Oh ! non, tout cela n’est pas heureux. La comparaison de Dieu au chien, ou plutôt du chien à Dieu m’a révolté, et il fallait que le docteur (présent à ces belles choses) fût bien brave homme puisqu’il pleurait, car ils pleuraient tous à un pareil récit.

Si tu tiens à cela, c’est à refaire en entier (mais on connaissait Louise tout aussi bien auparavant).

Je reviens au fameux docteur (dont le contact a gâté cette pauvre Louise). Il appelle des chasseurs « des Nemrod ! », cela est du Prud’homme tout pur, « la foule ignorante qui végète », « il est plus sain de vivre ici (à la campagne) qu’à Paris ». Ton docteur est un âne. Il y a tout autant de maladies à la campagne qu’à Paris (la Normandie est pleine de cancers, il doit savoir cela). Puis le voilà qui blague les salons et les clubs. La tournure « qu’il coure aux champs surveiller les laboureurs » aurait un accessit d’amplification française au collège, c’est vrai, mais ce n’est pas mon ami Feydeau qui doit se servir de ces choses-là. « Il est défendu de déposer le long de ce mur, etc. » ; tu me gâtes ton édifice, misérable ! Tu pollues ton roman ! Tu souilles ta plume ! Le tableau de l’homme des champs est du Delille. Non ! ma parole ! J’écume de colère ! « Retourner au gîte », « la cloche du village » ! et rien n’y manque, c’est complet ! Les émotions tendres succèdent aux considérations économiques. Voilà les vieux serviteurs qui viennent après les usines. Les serviteurs d’un médecin de campagne !

Si le « comte était touché », il était sensible, franchement !

Bref, je trouve tout ce passage exécrable. Tu flattes les plus basses manies de la roture intellectuelle, toute la nauséabonde tribu des soi-disant penseurs, philanthropes, socialistes, etc., les gars du Siècle, que sais-je ?

Si tu as voulu faire de ton docteur un personnage ridicule (que Daniel, par la suite, doit contredire) tu as réussi ; mais la plaisanterie dure trop longtemps et je ne vois pas l’effet que Daniel plus tard pourra en tirer. Il nous est fort indifférent de savoir les opinions de ce monsieur, qui n’ont rien de drôle. On ne s’intéresse qu’à son histoire, penses-y donc, à tes amoureux.

Enfin, je te supplie à deux genoux, à mains jointes, par tout ce qu’il y a de plus sacré, de me supprimer ce chapitre-là, héroïquement.

Tu ne t’es pas mis le doigt dans l’œil à moitié, non ! mais si en plein que tu t’es rendu aveugle ; tu n’y vois goutte là-dessus. Et tu me dis que c’est afin de ne plus passer pour un bas réaliste ? Je déclare ne rien comprendre à l’argument et je ne vois pas le spiritualisme d’un pareil lieu commun.

Maintenant que j’ai fini je me résume :

1o Et avant tout, enlève-moi ça ;

2o Refais, rarrange ou supprime (ce qui vaudra mieux) le discours de Daniel sur la pauvreté. Quant au docteur, je te demande sa mort comme un service personnel ;

3o Revois tous les dialogues, dans le sens indiqué ;

4o Tâche d’être plus rapide vers la fin de la deuxième partie, et dans toute la troisième qui est la plus faible ;

5o Et fais attention aux observations que j’ai mises en marge, il y en a quelques-unes d’importantes.

Dernier conseil :

Prends, au hasard, une des pages que j’indique comme lentes ou mal écrites ; lis-la, indépendamment du reste, en elle-même, en ne considérant que le style. Puis, quand tu l’auras amenée à toute la perfection possible, vois si elle se lie avec les autres et si elle est utile. Demande-toi à chaque phrase ce qu’il y a dedans. Tu n’es pas assez convaincu de cet axiome : « qui se contient, s’accroît. » Le sujet t’emporte et tu n’as pas l’œil assez ouvert sur l’ensemble ; les paliers, dans ta maison, sont trop larges et trop nombreux.

Tu tiens à établir tes idées, et tu prêches souvent. Tu me diras que c’est exprès, tu as tort, voilà tout ; tu gâtes l’harmonie de ton livre, tu rentres dans la manie de presque tous les écrivains français, Jean-Jacques, G. Sand ; tu manques aux principes, tu n’as plus en vue le Beau et l’éternel Vrai. Enfin, tâche d’apprendre l’Art des sacrifices.

FIN.

Maintenant, rêve sur cette page blanche tout ce que tu imagineras de plus élogieux ; emplis-la, en pensée, d’encens et de cinnamome, tu n’auras que ce qui t’est dû.

Ton bouquin de Daniel fera fureur, tu verras. Et je vois le moyen (je te l’ai indiqué) de le rendre PARFAIT, entends-tu ! Ne néglige rien, ne te presse pas, reste un mois de plus s’il le faut.

Et crois, mon cher monsieur, que, pour envoyer à un être humain huit pages comme celles-ci, il faut l’aimer et l’estimer, lui et son œuvre.

P. S. — Je ne relève pas quantité de mots exquis : Cabâss l’avare, la fermière qui dit « votre femme », etc., etc.