Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0602

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Louis Conard (Volume 4p. 305-307).

602. À MADAME MAURICE SCHLÉSINGER.
Croisset, 16 janvier [1859].

Combien j’ai été heureux, chère Madame, en reconnaissant le timbre de Bade et votre écriture ! Pour me justifier de mon apparent oubli, il faut que je vous dise combien j’ai été embêté depuis un an.

Après la publication de mon roman, je me suis remis à une grande œuvre de jeunesse intitulée : La Tentation de Saint Antoine. Après six mois de travail, il a fallu me résigner à la remettre dans le carton. Ce livre m’eût fait avoir, par le temps qui court, des désagréments infinis.

Sollicité alors par le journal la Presse, je lui ai promis une étude antique et, avant d’en savoir le premier mot, au bout de huit jours, on me talonnait déjà en me demandant : « Est-ce fini ? ».

Les lectures et le travail préalable m’ont demandé six à huit mois. Je m’y suis mis enfin il y a un an environ. Au bout de mon premier chapitre, je me suis aperçu qu’il me fallait absolument aller à Tunis. L’hiver dernier s’est passé dans les hésitations, tourments et dérangements infinis. Au mois d’avril, je suis parti pour l’Afrique où je suis resté deux mois. J’ai été seul et à cheval de Tunis à Constantine ; enfin, au mois de juillet, j’étais revenu ici où j’ai démoli tout ce que j’avais fait. Bref, depuis le mois de septembre seulement, je travaille à ce livre annoncé depuis deux ans ; il me couvrira de ridicule ou me placera très haut ; c’est une tentative ambitieuse s’il en fut.

J’ai été très souffrant cet automne ; j’ai eu des maux d’estomac épouvantables. C’est passé maintenant. Pour aller un peu plus vite, je suis resté à la campagne ; ma mère est à Paris et depuis trois mois je vis complètement seul, me couchant à quatre heures du matin et me levant à midi. Enfin, je ne vis pas, j’escamote l’existence, c’est le seul moyen de la supporter. Au jour de l’an, j’ai bien songé à vous (j’avais deux amis chez moi ; j’ai été dérangé : voilà ce qui a retardé cette lettre). Une liste nécrologique où j’ai lu le nom d’Henri Blanchard m’a fait rêver à la rue de Grammont… Et puis votre souvenir m’arrive !

Combien je vous plains d’avoir perdu madame votre mère ! Je connais ces déchirements. En ai-je déjà enseveli de ces pauvres morts !

Je n’ai aucune idée de votre vie ! Que fait Maurice tout le long du jour ! Et quand nous reverrons-nous ? Quand irai-je vous voir ? Dieu le sait, je suis engagé dans un travail accablant et que je veux mener à bonne fin. Voilà la quarantaine qui approche ; j’ai eu 37 ans le 12 décembre dernier.

Quant au cœur, il est vieux comme l’antiquité elle-même ; c’est une nécropole. Adieu, mille et mille souvenirs. Vos lettres seront toujours bienvenues, vous le savez.

Je vous baise les mains très affectueusement.

Non, je ne suis pour rien dans Hélène Peyron. Aujourd’hui même paraît dans la Revue Contemporaine le commencement d’un roman qui m’est dédié. Quand l’auteur m’en a lu le titre, j’ai été bien surpris de voir que la plupart des scènes se passaient à Trouville !