Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0603

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Louis Conard (Volume 4p. 307-310).

603. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, jeudi soir [20 ou 27 janvier 1859].
Mon cher Vieux,

Je viens de lire et d’annoter la première partie de Daniel. Les observations de détail ne sont pas nombreuses, mais je tiens à toutes. Elles consistent en répétitions de mots, etc. Tu es beau ! Les phrases toutes faites sont rares. Le paquet sera mis demain au chemin de fer, tu vois que je n’ai pas perdu de temps.

Quant aux observations d’ensemble, je n’ai presque rien à te dire :

1o Il y a un peu de longueur dans le séjour à Trouville, au passage qui est entre la description de l’hiver et la grande tartine philosophique de Daniel. C’est toujours aux endroits tempérés que tu faiblis. Tâche d’escamoter tout ce qui n’est pas utile à l’exposition des théories de Daniel ;

2o La grande scène avec Georget est une des bonnes et superbes choses que je connaisse, et elle n’était pas facile à faire ! Dans la description des chasseurs et du dîner, rien à reprendre. Ça se voit.

3o Dans la scène du pavillon, il y a des mollesses, des longueurs. Ça n’est pas assez intense. On sait trop ce qu’ils vont dire et l’on sent que l’auteur aime ses personnages à un point que le lecteur ne partage pas. La fin est fort belle. Mais il faut retravailler cette scène, et faire qu’il y ait moins de lignes sans enlever une seule idée.

4o La scène avec Georget dans l’auberge, courte, nette, bonne.

5o Il faut, dans le grand dialogue de Daniel avec le comte, qui a plus de vingt pages, serrer vers le milieu ; il est plein de choses excellentes. Mais il y a des tournures de phrases lentes, lourdes, des précautions oratoires inutiles. Sois donc plus concis, nom d’un pétard !

La scène finale chez les deux femmes est palpitante d’intérêt, comme on dit en beau langage.

En résumé, je trouve dans cette partie comme dans toutes les autres des inégalités de talent entre les descriptions et les dialogues, à moins que le dialogue n’ait par lui-même un grand fond, comme dans la scène de Georget. Tu me feras le plaisir, désormais, d’écrire des livres impersonnels, de mettre ton objectif plus loin et tu verras comme tes personnages parleront bien du moment que tu ne parleras plus par leur bouche. Tu t’amuses trop avec eux. Voilà tout le secret.

Je tiens à l’observation 3o et 5o. Elle est sérieuse, ne néglige rien. Et ensuite, dors sur tes deux oreilles, on lira Daniel, je t’en réponds, et l’on se passionnera pour lui.

Ci-inclus une lettre pour le Théo. Fais-la-lui parvenir le plus tôt possible.

La maladie de ta femme commence à m’inquiéter. Que diable est-ce donc ?

Bouilhet est à Mantes depuis lundi. S’il ne t’a pas envoyé de loge pour sa pièce, c’est qu’on ne la joue plus, sa jeune première et son jeune premier étant malades.

Je suis indigné par les opinions littéraires du gars Proudhon dans son livre la Justice, etc. Quelle brute !

J’ai commencé hier au soir mon quatrième chapitre. La fin du troisième n’a pas été commode et je n’en suis pas encore enchanté. Ma parole d’honneur, c’est à en devenir fou ! Quel bouquin !

J’espère dans un mois être à Paris.

Adieu, cher vieux, je t’embrasse très fort.

Tiens-moi au courant des cancans de la Revue Contemporaine. Ça m’amuse.

Et dis-moi ce qu’on dit de Daniel. Franchement, je crois que tes collaborateurs universitaires doivent rager.