Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0614

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Louis Conard (Volume 4p. 329-331).

614. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, mardi soir [30 août 1859].

Ne te plains plus de la Providence, ô Feydeau, car tu ignores les politesses dont elle te comble dans la province ! Ouïs cette anecdote ; mais auparavant, monte sur une chaise et contemple-toi dans la glace, car voici un fait qui te rend plus haut que la colonne : un jeune homme de Rouen, riche, vingt-trois ans, etc., allait épouser et enrichir, par ce mariage, une jeune demoiselle, dix-sept ans, jolie, etc., lorsqu’un jour il surprit, dans sa table à ouvrage, un livre infâme intitulé : Fanny, d’un nommé E. Feydeau ! Scandale ! cris, scène ! et le mariage fut manqué à cause de cela.

Je supprime tous les commentaires. J’étais tellement enthousiasmé de ce jeune bourgeois que j’éprouvais tour à tour le besoin de lui faire frapper une médaille en aluminium — et de l’écorcher vif. Franchement, je l’aurais vu écarteler avec ivresse. J’ai tout fait pour savoir son nom ; on a calé, on m’a dit qu’on ne savait plus, etc. Mais, le positif, c’est que ton bouquin a fait rompre un mariage et il est probable qu’en cela il a fait une bonne action ! Est-ce beau ! nom d’un pétard, est-ce beau !

Je ne vais pas si vite que tu penses, mon cher vieux. Mais je commence à voir un peu mes personnages. Je crois qu’ils ne sont plus maintenant à l’état de mannequins, décorés d’un nom quelconque. Pour qu’on dise d’un personnage antique : C’est vrai, il faut qu’il soit doué d’une triple vie, car le modèle, le type, qui l’a vu ? J’espère dans un mois avoir fini mon VIe chapitre et, avant de rentrer à Paris, le VIIe sera fait, il le faut. Je me suis débarrassé du Ve par la suppression de deux morceaux excellents, mais qui ralentissaient le mouvement. J’ai aussi changé l’ordre de deux ou trois paragraphes et je crois qu’à présent ça roule. Bref, ça ne va pas trop mal.

Mais je deviens lubrique, ma parole d’honneur, mon v… m’occupe ou mieux me préoccupe, chose grave ! Est-ce l’été de la Saint-Martin qui approche ? j’en ai peur ! Je fais pour cet hiver des projets féroces ! T’effraierai-je ?

Je vais avoir, pendant deux jours, à trimbaler un jeune auteur anglais, le fils de l’ancien ambassadeur grec à Londres[1]. Puis le Bouilhet m’arrive. Puis dans huit jours des parents de la Champagne. Ceux-là ne me dérangeront guère.

Ne t’inquiète pas des objections que tu me fais sur Catherine. Tout cela ne signifie rien. Le danger à éviter est dans le romanesque du sujet. Il faut trouver des liens infinis pour le rattacher à la partie commune, ordinaire, c’est-à-dire à la vie à Paris, laquelle partie m’a semblé en plan ce qu’il y a de mieux avec le début ?

Tes maux d’estomac viennent de tes cigarettes ; fume donc des tchibouks, foutu âne ! Tes cigarettes m’agacent, ça manque complètement de galbe !

Procure-toi le numéro du 18 août de la Revue de l’Instruction publique, journal du sieur Hachette ; il y a dedans un article qui nous concerne[2] : Arcades ambo.

J’ai envoyé une carte à Sainte-Beuve, l’a-t-il reçue ?

Adieu. Travaille bien.


  1. Hamilton Aïdé.
  2. Le Réalisme, par A. Legrille.