Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0615

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Louis Conard (Volume 4p. 331-332).

615. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset, milieu de septembre 1859].
Mon pauvre Vieux,

Tu m’as l’air bien triste et bien désolé ! Nous sommes tous en grande inquiétude de ta pauvre femme. Qu’a-t-elle donc ? Je croyais qu’elle allait mieux. C’est peut-être le voyage qui l’a fatiguée, et elle va se remettre.

Bien que je n’aie pas écrit cette semaine, j’ai fort songé à toi, mais je n’ai pas eu une minute pour t’envoyer un mot ; sans compter que j’ai été malade moi-même pendant deux jours, par suite d’un accès de rage littéraire contre ma propre personne.

J’ai eu Bouilhet pendant dix jours (il est parti d’hier), nous avons fortement travaillé et j’ai eu les nerfs un peu ébranlés. Je ne deviens pas gai non plus, pauvre vieux, et il y a des jours où je me sens brisé comme si je sortais d’un engrenage.

Je n’ai lu aucune des turpitudes du Figaro touchant le Bouilhet, mais je sais qu’elles étaient d’un fort calibre. Mon frère a rencontré au Havre le gars Villemessant, lequel l’a accosté exprès pour lui dire qu’il m’adorait. Note que nous ne nous connaissons pas du tout. C’était peut-être dans l’espoir fallacieux d’un abonnement.

Je suis toujours au milieu de mon chapitre VIe. Je voudrais bien avoir fini le VIIe avant de revenir à Paris. Tous les jours je me plonge dans Ammien Marcellin[1], où je trouve des détails de mœurs splendides. Demain il nous arrive, pour un mois, des parents de la Champagne. Voilà tout ce que je peux t’apprendre.

Ce que tu me dis de ta belle-mère ne m’étonne nullement ; je l’avais jugée telle à première vue.

Adieu, pauvre vieux, bon courage et écris-moi.


  1. Historien latin, écrivit vers 390 : Rerum gestarum libri xxxi, qui parut pour la première fois à Rome en 1474. Réimprimé en 1808, puis en 1871 (Berlin), cet ouvrage fut traduit en français en 1848 par M. Fleutelot (coll. Nisard).