Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0656

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Louis Conard (Volume 4p. 393-395).

656. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset, début septembre 1860].

Enfin ! Je te croyais mort ! Tu n’as été que malade. Béni soit Dieu, si tant est qu’on puisse bénir Dieu.

Et tu t’en reviens ! Je verrai donc ta portenteuse personne quelques jours après son débarquement ; car il faut que je sois à Paris vers la fin d’octobre pour la pièce de Bouilhet. Mais notre entrevue ne sera pas longue. Je resterai ici probablement tout l’hiver à me ronger le corps et l’âme dans le silence du cabinet. Il faut que j’avance et j’ai énormément à faire ! J’ai écrit depuis la fin de juin deux chapitres à peu près, car je termine le neuvième. Il m’en reste six. Et mes lectures ne font qu’augmenter et les difficultés ne font que s’accroître, bien entendu.

J’ai passé le mois dernier trois semaines à Paris, à me traîner dans les bibliothèques, ce qui est peu divertissant, et j’étais si ahuri de lecture que j’en oubliais Paphos.

Rien de neuf chez nos amis. Maxime est en Calabre avec Garibaldi, comme tu sais, ou ne sais pas. La présidente s’est consolée du Mac à Roull, qui lui fait définitivement une pension de six mille francs par an. Je crois qu’elle va trouver un autre môsieu. (Elle n’a pas été forte dans toutes ces histoires, la pauvre fille !)

Turgan vient d’inventer une chose superbe pour vuider les lieux ! Je ne sais combien de kilogrammes de m… se trouvent absorbés en une seconde par sa machine. On a nettoyé l’école polytechnique en un clin d’œil : les étrons mathématiques s’envolaient comme des corbeaux. C’est sublime.

Quant à moi, je travaille furieusement. Je viens de lire un livre très curieux sur la médecine des arabes, et actuellement (sans compter ce que j’écris), je lis Cedrenus, Socrate, Sozomène, Eusèbe et un Traité de M. Obry sur l’immortalité de l’âme chez les juifs ; le tout entrelardé de Mischna comme pièce de résistance. Mais le cœur m’a manqué pour lire les quarante pages qui t’étaient consacrées dans la Revue Européenne, précédées des quarante qui me concernaient[1]. Où il n’y a ni profit ni plaisir, bonsoir.

Il paraît que tu as eu chaud, mon bonhomme ? Je sais ce que c’est, ne t’en déplaise (que d’avoir chaud), bien que tu m’écrives : « Tu ne peux pas t’en faire une idée ». J’étais au mois de mai sur les bords de la mer rouge, mon bon, et j’ai traversé le tropique en juin. Ah !

Veux-tu que je te fasse une petite prédiction ? Tu ne retourneras pas en Afrique ; un voyage raté ne se recommence pas. Si tu veux aller au printemps à Tuggurt, reste en Algérie jusque-là. Mais je crois que tu t’embêtes de Paris, mon vieux, avoue-le. Allons ! tu ne découvriras pas les sources du Nil. Oh ! sois vexé, je m’en f… Tout cela est pour t’engager, pendant que tu y es, à te transporter à Constantine. Je t’en supplie, vas-y. Tu me remercieras ensuite.

Autre guitare. Pourquoi écoutes-tu le père Sainte-Beuve, et ne continues-tu pas Sylvie, qui était bien et très bien commencée ? Débarrasse-toi de ça, et fais-nous ensuite un grandissime roman sur l’Algérie. Tu dois en savoir assez ? Il y a plus à faire sur ce pays que Walter Scott n’a fait sur l’écosse, et un succès non moindre « attend ce ou ces livres-là ». Telle est mon opinion.

Adieu, vieux. Es-tu bien bronzé ? T’es-tu fait couper le prépuce par amour de la couleur locale et t’es-tu livré… nous pourrions passer une gentille soirée dans six semaines.

À toi, salam !


  1. Article de Gustave Merlet sur le Réalisme byronien puis, précédemment, sur le Roman physiologique où il est question de Fanny et de Madame Bovary.