Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0903

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 5p. 281-282).

903. À GEORGE SAND.
[Paris, fin février-début mars 1867].
Chère maître,

Vous devriez vraiment aller voir le soleil quelque part. C’est bête d’être toujours souffrante ; voyagez donc ; reposez-vous. La résignation est la pire des vertus.

J’aurais besoin d’en avoir pour supporter toutes les bêtises que j’entends dire ! Vous n’imaginez pas à quel point on en est. La France, qui a été prise quelquefois de la danse de Saint-Guy (comme sous Charles VI), me paraît maintenant avoir une paralysie du cerveau. On est idiot de peur : peur de la Prusse, peur des grèves, peur de l’Exposition qui « ne marche pas », peur de tout. Il faut remonter jusqu’en 1849 pour trouver un pareil degré de crétinisme.

On a tenu, au dernier Magny, de telles conversations de portiers, que je me suis juré intérieurement de n’y pas remettre les pieds. Il n’a été question tout le temps que de M. de Bismarck et du Luxembourg. J’en suis encore gorgé ! Au reste, je ne deviens pas facile à vivre ! Loin de s’émousser, ma sensibilité s’aiguise ; un tas de choses insignifiantes me font souffrir. Pardonnez-moi cette faiblesse, vous qui êtes si forte et si tolérante !

Le roman ne marche pas du tout. Je suis plongé dans la lecture des journaux de 48. Il m’a fallu faire (et je n’en ai pas fini) différentes courses à Sèvres, à Creil, etc.

Le père Sainte-Beuve prépare un discours sur la libre pensée, qu’il lira au Sénat, à propos de la loi sur la presse. Il a été très crâne, savez-vous.

Vous direz à votre fils Maurice que je l’aime beaucoup, d’abord parce que c’est votre fils et secundo parce que c’est lui. Je le trouve bon, spirituel, lettré, pas poseur, enfin charmant « et du talent ».