Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0961

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Louis Conard (Volume 5p. 361-365).

961. À JULES DUPLAN.
[Paris] samedi soir, minuit, 14 mars 1868.
Mon cher vieux,

J’ai été bien content, hier, de recevoir ta lettre, mais en même temps bien embêté d’apprendre que je ne te reverrai pas avant six semaines ! J’avais vu Blamont une douzaine de jours auparavant, et je m’attendais à ta présence d’un moment à l’autre. Il faut donc se résigner ! Reviens-nous en bon état, voilà tout ce qu’on te demande, et « enrichissez-vous », comme disait Lord Guizot.

Tout le monde du Rocher se porte à merveille. Max ne sort pas des boucheries, marchés et abattoirs, toujours pour son grand travail sur Paris ; il m’a entraîné une nuit aux Halles, mais je l’ai lâché à trois heures du matin, car j’étais gelé.

Monseigneur fait deux scénarios ; il m’a l’air, d’après ses lettres, un peu remonté. Tant mieux ! Car je t’assure qu’il était médiocrement sociable ; monsieur parlait de donner sa démission de bibliothécaire !!! etc. Oh ! les poètes ! En fait de poètes, mon brave ami Théo schlingue actuellement d’une si formidable façon que la société s’écarte de lui (sic) ; je le crois profondément malade et en suis inquiet. Quant au père Sainte-Beuve, il va mieux.

Comme nouvelles politiques, tu connais sans doute l’incident Kervéguen-Cassagnac et toutes ses phases[1] ; c’est d’un grotesque profond et d’une bêtise infinie. Je trouve d’ailleurs Paris changé cet hiver ; le souverain tourne à la victime, victime de sa majorité, laquelle rappelle par son ineptie les beaux jours de la rue de Poitiers. S’il cassait la Chambre, il regagnerait peut-être tout ce qu’il a perdu. La question ne me paraît pas tenir à lui. On sent qu’un changement de régime n’amènerait rien de neuf, et précisément parce que tout le monde crie contre l’Empire, je crois l’Empire solide. On ne trouverait pas vingt hommes pour se ranger sous une bannière, le mot d’ordre manque à tous les partis ; donc immobilité complète d’ici à longtemps peut-être.

Tu as su l’immense succès[2] du jeune Augier ? Et on a surtout admiré les vers ! C’est à rendre fou ! Le sieur Rolland (ce poète qui s’habille en breton et trouve Corneille « pas fort » ) a remporté une veste insigne, au Vaudeville[3] ; son œuvre fourmille de jolies phrases dont tu pourras orner l’album de la Vicomtesse. Je ne vois guère, comme infections, autre chose à te narrer.

Quant à ton vieux géant, il a commencé aujourd’hui le premier chapitre de sa troisième partie, mais j’ai bien du mal à emboîter mes personnages dans les événements politiques de 48. J’ai peur que les fonds ne dévorent les premiers plans ; c’est là le défaut du genre historique. Les personnages de l’histoire sont plus intéressants que ceux de la fiction, surtout quand ceux-là ont des passions modérées ; on s’intéresse moins à Frédéric qu’à Lamartine. Et puis, quoi choisir parmi les faits réels ? Je suis perplexe ; c’est dur !

Quant aux renseignements à recueillir, ça me demande un temps terrible. Je fais des courses, j’écris des lettres, j’envoie et renvoie mon mameluck dans les maisons, etc. ; j’ai passé une semaine entière à me trimbaler à l’hôpital Sainte-Eugénie, pour étudier des moutards atteints de croup. Bref, je suis fatigué et assez dégoûté, et il me reste encore 250 pages à écrire ! Ne comptes-tu pour rien, non plus, les bourgeois qui vous abordent par ces phrases : « Eh bien, avez-vous quelque nouvelle page sur le chantier ? Vous êtes paresseux, etc… » J’ai lâché complètement le dîner Magny, où l’on a intercalé des binettes odieuses, mais tous les mercredis je dîne chez la Princesse, avec les Bichons et Théo.

Je t’attendais pour aller à Versailles. Je ferai cette course tout seul, mais je ne sais quand, étant fort dérangé et occupé.

Comme folichonnerie, j’ai été, le mardi-gras, au bal chez Arsène Houssaye. Le plus clair, c’était la jalousie des bons camarades contre notre délicieux fantaisiste ; le plus aigre étonnement se peignait sur les visages.

Je t’engage à ne pas rater la Foire de Tanta, si faire se peut, et à visiter les Pyramides, y compris celles de Sakkhara.

Ce que tu me dis des almées m’étonne ; tout est donc en décadence ?

Le philosophe Baudry a publié le premier volume de sa Linguistique[4], qui doit lui ouvrir les portes de l’Institut. Je dîne chez ce brave homme mardi prochain, avec Littré, Renan et Maury. Quelle réunion de bardaches ! La Princesse Julie raffole de Renan, ne parle que de ses œuvres, et même vous en tanne, si j’ose m’exprimer ainsi. Il a publié un nouveau bouquin de mélanges[5], avec une préface qui fait du bruit, mais que je ne connais pas encore.

Puisque tu es si plongé dans l’oriental moderne, pense à moi pour mon futur roman de Harel-Bey.

J’ai bien envie de te revoir, car tu me manques singulièrement. Amitiés à Cernuschi. Je t’embrasse à deux bras et te bécote sur les deux joues ; soigne ton ventre et pense à ton vieux.

Maisiat va bien ; je l’ai vu dimanche dernier.


  1. Marie-Aimé-Philippe-Auguste Le Coat, vicomte de Kervéguen, député du Var, le 10 décembre 1867, avait, du haut de la tribune, en s’appuyant sur les assertions d’un obscur journal belge, la Finance, affirmé que 50 000 thalers avaient été mis par Bismarck à la disposition des principaux journaux, entre autres Le Siècle, l’Opinion nationale, les Débats, l’Avenir national. Mis en demeure de se justifier devant un jury d’honneur, il avait été contraint de reconnaître que ses accusations ne reposaient sur rien. Mais l’affaire revint de nouveau à la tribune, et le 19 février 1868 G. de Cassagnac avait repris pour son compte les mêmes affirmations, appuyant les dires de Kervéguen. (Note de René Decharmes, édition Santandréa.)
  2. Paul Forestier.
  3. Amédée Rolland, romancier et auteur de nombreuses pièces, comédies et drames. Il mourut en 1868, quelques mois après la représentation de sa dernière œuvre, Nos Ancêtres, drame en cinq actes et six tableaux.
  4. Grammaire comparée des langues classiques, comprenant la théorie élémentaire de la formation des mots en sanscrit… I. Phonétique, par Frédéric Baudry (mars 1868).
  5. Questions contemporaines (Bibl. franç., 28 mars 1868).