Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0960

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Louis Conard (Volume 5p. 359-361).

960. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Paris] lundi, 1 heure [mars 1868].
Ma chère Carolo,

Je croyais vraiment que tu avais oublié ton pauvre vieux quand ta gentille lettre a calmé ma fureur. Amuse-toi pendant que tu es jeune, mon Loulou, mais pense quelquefois à envoyer un peu de ton écriture à ton oncle Ganachon.

La « saison des bals » doit être finie, et tu vas avoir un peu plus de temps.

Le mien a été fort occupé par des courses à l’hôpital Sainte-Eugénie pour voir des enfants qui avaient le croup. (C’est abominable et j’en sortais navré ; mais l’Art avant tout !) Je n’y ai été hier que deux fois en cinq heures ; heureusement que c’est fini ; je puis maintenant faire ma description. Je me livre aussi à pas mal de courses pour avoir des renseignements sur 48, et j’ai bien du mal à emboîter mes personnages dans les événements politiques ; les fonds emportent les premiers plans.

J’étais hier soir si éreinté que j’ai lâché ma Princesse ; aussi, croyant que j’étais malade, vient-elle tout à l’heure de m’envoyer un estafier avec un billet (qui m’invite à dîner pour mercredi). Ledit commissionnaire est surchargé de médailles militaires et très grand, ce qui me donne près de mon portier beaucoup de considération ; ce soir, je vais au concert chez son cousin l’Empereur.

Tout à l’heure on vient de m’apporter un billet de faire part m’annonçant la mort de Mme Valazé mère. Je ne puis faire autrement que d’aller à son enterrement.

As-tu lu Thérèse Raquin ? Je trouve ce livre-là très remarquable, quoi qu’on dise. Quant à la Comtesse de Châlis, on n’en parle plus, mais plus du tout. Donne-moi donc des détails sur les femmes de ta bonne maman. Est-ce que, sérieusement, elle renvoie Julie de chez elle ? Pourquoi ? Cette mesure me paraît bien rigoureuse.

Quand venez-vous à Paris ? Il m’ennuie de ta fraîche trombine. L’ « horizon politique » continue à s’assombrir et tout le monde déblatère contre le gouvernement, ce qui ne m’empêche pas, moi, de croire à sa solidité par la raison suivante : il n’y a pas un mot de ralliement, une idée commune, un drapeau quelconque, autour duquel on puisse se grouper. Je défie qui que ce soit de réunir vingt personnes ayant la même opinion active. La question, d’ailleurs, n’est plus politique, et un changement de gouvernement ne la résoudrait pas. La seule chose importante, Madame, c’est la religion. Or il se pourrait que la France fît comme la Belgique, c’est-à-dire se divisât en deux partis tranchés, les catholiques d’un côté et les philosophes de l’autre. Mais y a-t-il encore de vrais catholiques ? Et où sont les philosophes ?

Quant à la guerre, avec qui ? Avec la Prusse ? La Prusse n’est pas si bête !

Là-dessus, ma petite dame, je vous bécote sur les deux joues et suis

Ton vieux bonhomme d’oncle en baudruche.

Rends à ton époux le baiser qu’il m’envoie et donnes-en d’autres à ta mère-grand.