Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0993

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 5p. 406-408).

993. À GEORGE SAND.
[Croisset, fin septembre 1868].

Ça vous étonne, chère maître ? Eh bien, pas moi ! Je vous l’avais bien dit, mais vous ne vouliez pas me croire.

Je vous plains. Car c’est triste de voir les gens qu’on aime changer[1]. Ce remplacement d’une âme par une autre, dans un corps qui reste identique à ce qu’il était, est un spectacle navrant. On se sent trahi ! J’ai passé par là, et plus d’une fois.

Mais cependant, quelle idée avez-vous donc des femmes, ô vous qui êtes du troisième sexe ? Est-ce qu’elles ne sont pas, comme a dit Proudhon, « la désolation du juste » ? Depuis quand peuvent-elles se passer de chimères ? Après l’amour, la dévotion ; c’est dans l’ordre. Dorine n’a plus d’hommes, elle prend le bon Dieu. Voilà tout.

Ils sont rares ceux qui n’ont pas besoin de surnaturel. La philosophie sera toujours le partage des aristocrates. Vous avez beau engraisser le bétail humain, lui donner de la litière jusqu’au ventre et même dorer son écurie, il restera brute, quoi qu’on dise. Tout le progrès qu’on peut espérer, c’est de rendre la brute un peu moins méchante. Mais quant à hausser les idées de la masse, à lui donner une conception de Dieu plus large et partant moins humaine, j’en doute, j’en doute.

Je lis maintenant un honnête homme de livre (fait par un de mes amis, un magistrat) sur la Révolution dans le département de l’Eure. C’est plein de textes écrits par des bourgeois de l’époque, de simples particuliers de petite ville. Eh bien, je vous assure qu’il y en a peu maintenant de cette force-là ! Ils étaient lettrés et braves, pleins de bons sens, d’idées et de générosité !

Le néo-catholicisme d’une part et le socialisme de l’autre ont abêti la France. Tout se meurt entre l’Immaculée-Conception et les gamelles ouvrières.

Je vous ai dit que je ne flattais pas les démocrates dans mon bouquin. Mais je vous réponds que les conservateurs ne sont pas ménagés. J’écris maintenant trois pages sur les abominations de la garde nationale en juin 1848, qui me feront très bien voir des bourgeois ! Je leur écrase le nez dans leur turpitude, tant que je peux.

Avec tout ça, vous ne me donnez aucun détail sur Cadio. Quels sont les acteurs ? etc.

Je me méfie de votre roman sur le théâtre. Vous les aimez trop, ces gens-là ! En avez-vous beaucoup connu qui aiment leur art ? Quelle quantité d’artistes qui ne sont que des bourgeois dévoyés !

Nous nous verrons donc d’ici à trois semaines, au plus tard. J’en suis très content et je vous embrasse.

Et la censure ? J’espère bien pour vous qu’elle va faire des bêtises. D’ailleurs, ça m’affligerait si elle manquait à ses us.

Avez-vous lu ceci dans un journal : « Victor Hugo et Rochefort, les plus grands écrivains de l’époque ! » Si Badinguet maintenant ne se trouve pas vengé, c’est qu’il est bien difficile en supplices.


  1. Mme Arnould-Plessy, sociétaire de la Comédie-Française, amie de George Sand avait été ramenée au catholicisme par le P. Hyacinthe Loyson. Cette conversion donna lien à un échange de lettres assez vives entre George Sand, l’actrice et le carme déchaussé. Quelques-unes de ces lettres ont été publiées par A. Houtin dans la Grande Revue du 10 juillet 1913, p. 89-93.