Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1010

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Louis Conard (Volume 6p. 1-3).

1010. À GEORGE SAND.
[Croisset] Nuit de la Saint-Sylvestre, 1 heure.
[1er janvier 1869.]

Pourquoi ne commencerais-je pas l’année 1869 en vous la souhaitant, à vous et aux vôtres, « bonne et heureuse, accompagnée de plusieurs autres » ? C’est rococo, mais ça me plaît. Maintenant, causons !

Non, « je ne me brûle pas le sang », car jamais je ne me suis mieux porté. On m’a trouvé à Paris « frais comme une jeune fille », et les gens qui ignorent ma biographie ont attribué cette apparence de santé à l’air de la campagne. Voilà ce que c’est que les « idées reçues ». Chacun a son hygiène. Moi, quand je n’ai pas faim, la seule chose que je puisse manger, c’est du pain sec. Et les mets les plus indigestes, tels que pommes à cidre vertes et du lard, sont ce qui me retire les maux d’estomac. Ainsi de suite. Un homme qui n’a pas le sens commun ne doit pas vivre d’après les règles du sens commun.

Quant à ma rage de travail, je la comparerai à une dartre. Je me gratte en criant. C’est à la fois un plaisir et un supplice. Et je ne fais rien de ce que je veux ! Car on ne choisit pas ses sujets, ils s’imposent. Trouverai-je jamais le mien ? Me tombera-t-il du ciel une idée en rapport avec mon tempérament ? Pourrai-je faire un livre où je me donnerai tout entier ? Il me semble, dans mes moments de vanité, que je commence à entrevoir ce que doit être un roman. Mais j’en ai encore trois ou quatre à écrire avant celui-là (qui est d’ailleurs fort vague) et, au train dont je vais, c’est tout au plus si j’écrirai ces trois ou quatre. Je suis comme M. Prud’homme qui trouve que la plus belle église serait celle qui aurait à la fois la flèche de Strasbourg, la colonnade de Saint-Pierre, le portique du Parthénon, etc. J’ai des idéaux contradictoires. De là embarras, arrêt, impuissance.

Que la « claustration où je me condamne soit un état de délices », non. Mais que faire ? Se griser avec de l’eau-de-vie. La muse, si revêche qu’elle soit, donne moins de chagrins que la femme. Je ne peux accorder l’une avec l’autre. Il faut opter. Mon choix est fait depuis longtemps. Reste l’histoire des sens. Ils ont toujours été mes serviteurs. Même au temps de ma plus verte jeunesse, j’en faisais absolument ce que je voulais. Je touche à la cinquantaine et ce n’est pas leur fougue qui m’embarrasse.

Ce régime-là n’est pas drôle, j’en conviens. On a des moments de vide et d’horrible ennui. Mais ils deviennent de plus en plus rares à mesure qu’on vieillit. Enfin, vivre me semble un métier pour lequel je ne suis pas fait, et cependant !

Je suis resté à Paris trois jours, que j’ai employés à chercher des renseignements et à faire des courses pour mon bouquin. J’étais si exténué vendredi dernier que je me suis couché à 7 heures du soir. Telles sont mes folles orgies dans la capitale.

J’ai trouvé les de Goncourt dans l’admiration frénétique (sic) d’un ouvrage intitulé : Histoire de ma vie, par G. Sand. Ce qui prouve de leur part plus de bon goût que d’érudition. Ils voulaient même vous écrire pour vous exprimer toute leur admiration. (En revanche, j’ai trouvé *** stupide. Il compare Feydeau à Chateaubriand, admire beaucoup le Lépreux de la Cité d’Aoste, trouve Don Quichotte ennuyeux, etc.)

Remarquez-vous combien le sens littéraire est rare ? La connaissance des langues, l’archéologie, l’histoire, etc., tout cela devrait servir, pourtant ! Et bien, pas du tout ! Les gens soi-disant éclairés deviennent de plus en plus ineptes en fait d’art. Ce qui est l’Art même leur échappe. Les gloses sont pour eux chose plus importante que le texte. Ils font plus de cas des béquilles que des jambes.